Nous ne partageons assurément pas les illusions des victimes de la chape idéologique moralisante du capitalisme « libéral » mondialisé.
L’enjeu de la mise en œuvre des idéologies est toujours le même : la naturalisation de l’histoire ; ce qui advient est « inéluctable », « nécessaire », « dans la nature des choses ». D’ailleurs, selon les dernières informations, nous n’aurions pas à nous plaindre de notre sort en cette phase de l’histoire ! Nous ne sommes visiblement pas en guerre. Nous vivons, apprenons-nous, dans un monde libre, plus précisément dans une démocratie. Celle-ci ne manque pas, évidemment, de respecter les droits de l’homme. Tout n’est pas parfait, il rode quelques spectres, quelques archaïsmes perdurent : le danger du nationalisme, du repli identitaire, du refus d’accepter les différences, par exemple. Mais tout ceci appartient globalement au passé. La méchante bourgeoisie de droite est bien trop ringarde pour revenir au pouvoir. Il serait quand même bien d’avoir la peau des derniers racistes : les spécialistes des droits de l’homme y travaillent, on peut leur faire confiance.
Refuser de participer de la crédulité générale est un acte de résistance honorable, mais cela ne saurait suffire pour agir efficacement sur le monde. Nous savons que ces discours occultent et dissimulent des conflits, des rapports de force complexes, nous savons qu’ils masquent le procès historique réel.
La question est donc : que se passe-t-il réellement sous la chape idéologique évoquée ? Que dissimulent la logorrhée humanitaire, l’hystérie juridiste, la surenchère moraliste, que dissimule ce discours ne laissant pas un instant de répit ?
Je vais proposer ici quelques hypothèses très générales à propos de ce qui s’est effectivement passé en amont et en aval de la grande catastrophe de 1981. On se demandera si, après la parution de flots de publications, d’essais, de travaux, on peut raisonnablement et sans présomption prétendre dire dans un court article quelque chose d’un petit peu intéressant et cohérent sur l’histoire contemporaine qui ne soit ni une élucubration fantasmatique, ni un rabâchage rituel ? On en jugera. Je remarque simplement que l’on n’a pas rapproché, mis en relation ou croisé certaines séries de faits entre elles. Je vais essentiellement ici rapprocher et imbriquer des théories ou des analyses partielles ou spécialisées qui ne se rencontrent habituellement pas. Par l’application de cette méthode élémentaire, à la portée de tous, je prétends que l’on peut dessiner des synthèses ne manquant pas d’intérêt1.
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Un type de militantisme inédit apparaît à la « libération ». Plus ou moins issu de la « résistance », comme tout ce qui s’invente alors, il est aux antipodes du militantisme franc et « rationaliste » du Parti communiste ou de l’adhésion sincère et joyeuse aux mouvements d’Action catholique. C’est un militantisme extrêmement élitiste et conscient de l’être, bavard, affété, volontariste, donneur de leçons, moralisateur en diable, bien peu rationnel, un militantisme du libre examen qui initie à l’art d’éluder ou d’entortiller les vraies questions, un militantisme qui n’aime pas les hommes aux vertus simples, un militantisme qui sait brasser du vent jusqu’à ce que l’on oublie l’existence d’une réalité politique et sociale : méthodes promises à un bel avenir. On aura reconnu :
-d’une part le christianisme social et les « chrétiens de gauche » ayant pris leur autonomie et quelquefois « conseillés » par des formateurs venus d’ailleurs (non, pas d’URSS : de l’autre camp !).
-d’autre part certains petits mouvements « socialistes ».
Sous deux étiquettes différentes, on a création d’une mouvance d’ensemble. Reconstituer l’histoire détaillée de cette mouvance conduirait à étudier et situer une multitude de petits mouvements très actifs, aux dénominations d’ailleurs éphémères et souvent trompeuses. Je ne peux ici qu’évoquer l’ensemble de la mouvance et son résultat : l’invention d’une nouvelle forme d’intervention politique.
Ici, donc, une bourgeoisie émergente fabrique ou plutôt fait fabriquer ses intellectuels, ses clercs, son personnel politique. Le recrutement mord largement dans les rangs de l’Église. Les idées qui vont être développées dans ces sphères ont conquis entre 1945 et 1980 une bonne moitié des jeunes prêtres français si l’on en croit les enquêtes de sociologie politique2. Ils deviendront les porte-paroles inconscients de la bourgeoisie la plus faisandée.
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On a donc l’invention quasi secrète d’un mode de militantisme politique nouveau dont les produits paraîtront au grand jour quelques années plus tard. Des militants auront acquis une longue pratique commune de l’art du consensus, de l’art d’éluder et d’écarter la réalité sociale, de l’art d’éliminer les gêneurs, c’est-à-dire les pauvres et aussi les naïfs qui seraient bien capables de viser à autre chose qu’au maintien d’une immense chape d’hypocrisie dissimulant des intérêts de caste : c’est essentiellement par la formation et l’entretien de consensus veules et onctueux, confusionnistes, entre initiés de même obédience que le personnel politique du nouveau capitalisme obéira à ses commanditaires. L’obédience ? Disons un moralisme confusionniste très dégradé et malléable se pliant à toutes les exigences du marché.
C’est un personnel politique très différent de celui de la république parlementaire qui est formé.
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Les militants de certains mouvements d’Action catholique venus doubler le « christianisme de paroisse » vont développer des types d’intervention dans le monde qui ne sont issus ni de la doctrine sociale de l’Église ni d’une politique doctrinale cohérente et réfléchie. Ils agissent dans l’espace qui leur est socialement concédé, quelque part entre le sérieux des luttes de la classe ouvrière et le sérieux de la préservation des intérêts dynastiques. C’est dans ces sphères confusionnistes que vont s’inventer des modes de fonctionnement mentaux para-politiques ou pseudo-politiques qui ne pourront que réjouir les gens de gros argent puisque toute pratique politique consistante et sérieuse se trouve d’emblée invalidée et exclue de ces réseaux. La grande bourgeoisie en cours de mondialisation va disposer là d’un stock permanent de petits bourgeois activistes politiquement non conscients mais bardés de discours éthiques aussi creux que prétentieux, versions très dégradées et très édulcorées de la pensée et de la morale catholiques. Au gré des besoins, ces petits bourgeois goberont sans broncher le tiers-mondisme, l’égalité des races et des cultures et ainsi de suite, tout le fatras idéologique dirigé contre l’Europe civilisée. Ils deviendront des militants « politiques » directement formés et téléguidés par le capitalisme mondialisé le plus âpre, qui saura d’ailleurs les récompenser : par une culture aliénante qui viendra à la fois égayer et redoubler leur domestication.
Entre les chrétiens de gauche, la fausse gauche et le capitalisme culturel, l’osmose est parfaite. Il conviendrait de faire à ce sujet une étude systématique, j’illustre seulement par quelques traits rapides. Les chrétiens de gauche moralisateurs et zélateurs vont intimider, faire taire et finalement, chasser les très rares militants populaires égarés dans les rangs de la fausse gauche. C’est tout à fait artificieusement qu’ils vont aborder les problèmes économiques (parlottes sur l’autogestion et autres fariboles, la lecture de traités d’économie étant un petit peu fatigante). Ils vont ajouter un peu de flou et de nauséeux dans les « débats » et les « programmes ». Ayant pris de l’assurance en passant à la « politique », ils fileront voir leurs curés et leurs évêques avec plein d’idées nouvelles et généreuses : très exactement celles du capitalisme à son stade mondialiste culturel.
Réseaux soudés, aplomb, à propos dans l’infiltration et le noyautage, hypocrisie consommée et pharisaïsme rassis, ces jeunes vieillards vont attendre leur heure dans l’ombre avant de participer à l’extraordinaire pillage de 1981.
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Ces militants prédestinés devaient permettre aux grands anonymes de se débarrasser définitivement des deux grands obstacles à l’installation du néo-capitalisme : la fraction nationaliste résiduelle de la vieille bourgeoisie française et les classes populaires organisées, essentiellement par les mouvements d’Action catholique, le catholicisme social et le Parti communiste. Catholiques et communistes : étrange association dans la désignation des adversaires à éliminer me dira-t-on ! Je maintiens. C’est un point capital. Je m’explique
On ne peut pas comprendre vraiment l’histoire récente si l’on refuse de considérer qu’il a été inventé sur mesures une fausse gauche n’ayant rien à voir avec la tradition de critique sociale qui fut au fondement du mouvement socialiste dès le XIXe siècle. Et si l’on refuse de considérer qu’elle a été lâchée contre tous les types de militantisme et de sociabilité traditionnels ou populaires, catholiques et communistes. Ce sont bien des types de sociabilité, des modes de pensée qu’il fallait poursuivre et éradiquer. Les sociologues ont remarqué depuis longtemps que c’est le même type de militantisme, au sens des dispositions mentales générales requises pour l’exercer : sérieux, continuité, solidarité, ascétisme, qui affleurait dans l’Action catholique et dans le militantisme communiste. Les conceptions du monde sont antinomiques, objectera-t-on : mais, précisément la gauche culturelle est fabriquée pour invalider l’esprit humain bien en-deçà des possibilités d’exercer un choix fondé entre des conceptions du monde cohérentes. La gauche culturelle est chargée d’entraver le développement de l’esprit humain de manière à rendre impossible une réflexion politique autorisant un engagement réfléchi quel qu’il soit. Elle intervient avant le développement d’un sens politique de manière à interdire son émergence, elle maintient les hommes dans un état mental anté-doctrinal, anté-politique et c’est là le spécifique de sa fonction.
J’illustre cette idée que je crois donc capitale par une image : avant l’ère culturelle, on aurait pu dire que les différents partis ou groupes politiques chantaient plus ou moins juste. La gauche culturelle ne chante pas juste ou faux, elle ne chante pas du tout et surtout elle ne supporte pas que d’autres puissent chanter. Mais la gauche culturelle n’est pas obscurantiste, elle est opposée à la peine de mort et à la torture : elle ne va ni exécuter les chanteurs potentiels, ni leur arracher la langue, elle va seulement entraver leur développement mental, les maintenir à l’état d’ahuris culturels. C’est son métier, sa fonction, elle est là pour ça, uniquement pour ça. D’ailleurs elle ne saurait rien faire d’autre.
En résumé, dans le catholicisme social originel, intransigeant comme au Parti communiste, on trouvait des braves gens qui essayaient de comprendre des doctrines difficiles et tendanciellement rationnelles ; chez les « chrétiens de gauche » et dans la gauche culturelle, on trouve essentiellement des petites pestes hystériques et perverses dont le bavardage est chargé de décourager toute tentative de pensée organisée et rationnelle.
En 2013, ‘Esprit civique’, le dernier-né de la sphère des chrétiens de gauche
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Le capitalisme culturel mondialisé a fabriqué une structure sociale, une « élite politico-mondaine » et ses petits pédagogues, parallèle aux pouvoirs et élites en place, et totalement contradictoire avec ceux-ci. La confrontation ne pouvait être qu’un duel à mort entre les vivants et les sophistes suréquipés en ratiocination spécieuse et en hypocrisie pleurnicharde : effectivement la droite parlementaire s’est trouvée ridiculisée par son « inculture » et son absence de goût politique et artistique et le Parti communiste a été carrément éradiqué. Pour le crétinisme culturel, la voie est devenue libre.
Le capitalisme mondialiste a offert à des sots triés sur le volet d’abord une solide formation à la sophistique et au vide mental, ensuite les postes clefs de l’État en échange de leur participation à la mise en place d’un État culturel hégémonique. Participation à laquelle précisément leur solide formation à la sophistique et au vide mental les préparait on ne peut mieux.
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Nul n’était politiquement formé pour s’opposer à la révolution culturelle fomentée par le néo-capitalisme : une droite parlementaire tatillonne, obnubilée par les sempiternelles geignardises de son électorat archéo-bourgeois « libéral » étriqué, égoïste et mesquin, ne pouvait développer des stratégies culturelles permettant de prévenir ou de limiter la catastrophe ; le Parti communiste refusait de sortir de ses analyses économistes pour apercevoir l’horreur culturelle qui se profilait à l’horizon ; la contre-révolution avait été mise hors d’état de combattre par l’épuration. Le danger a été perçu par quelques isolés, marxistes conséquents d’une part, contre-révolutionnaires d’autre part.
Lorsque ce pouvoir fondamentalement « culturel » apparaîtra à visage découvert en 1981, après des années d’incubation discrète, il ne trouvera en face de lui aucun adversaire équipé pour lui résister. En quelques années, la vie intellectuelle et spirituelle va se trouver anéantie.
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La révolution culturelle de 1981 constitue une étape dans l’histoire de l’emprise du capitalisme « libéral » sur les esprits, étape nécessitée par son mécanisme même et plus précisément par une crise chronique, crise chronique de surproduction et de sous-consommation, induisant une consommation de fatras culturel à court forcé.
Pour poursuivre la course aux profits, il n’y avait qu’une issue : transformer les salariés solvables en consommateurs effrénés de pacotille culturelle. Ce fut l’instauration de la société de consommation et de l’ère médiatique.
Le mécanisme est à double détente :
-introduction du capitalisme culturel à cours forcé dans la petite et moyenne bourgeoisie, solvable ;
-corrélativement domestication et mainmise spirituelle et morale sur le peuple, quasi-insolvable mais toujours potentiellement critique et dangereux, par l’intermédiaire de cette petite bourgeoisie formatée, sérieuse, prosélyte et pédagogue.
Affiche de la campagne de 1981. Après la victoire de François Mitterrand
Jack Lang dira : « la France est passée de l’ombre à la lumière ».
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On est bien contraint de noter une absence totale d’autonomie mentale des politiques ayant kidnappé l’héritage moral de la gauche vis-à-vis des exigences du moment exprimées par les sphères capitalistes en cours de mondialisation et en cours de conversion à la culture culturelle. Et peut-être une absence totale de développement mental leur permettant d’atteindre à une telle autonomie. Bien au contraire, depuis 1981, le personnel politique somnambulique ayant volé l’héritage moral de la gauche conséquente est clairement mentalement interne à la culture culturelle. La culture culturelle est son monde, son milieu. Il fallait acheter, former et tenir un personnel politique nouveau : des imbéciles mécaniques phraseurs et sentencieux affublés des dépouilles de la gauche historique et chargés de légitimer et d’enclencher le double mécanisme de crétinisation culturelle de la petite bourgeoisie et de domestication culturelle du peuple.
Les politiques de cette nouvelle étape du capitalisme sont bien moins des hommes que des produits façonnés par et pour l’industrie culturelle. Ils sont parlés par l’industrie culturelle.
La rupture est totale : le personnel politique de l’ancienne bourgeoisie pouvait être retors et cynique, « vendu » et cauteleux, et bien d’autre choses encore, il était loin d’être mécanique et acéphale. On croisait des caractères, des figures, les échanges étaient vifs, les enjeux réels, les bons mots fusaient. Tout n’était pas absolument joué à l’avance dans les conseils d’administration ou les dîners. Et puis, il n’avait pas face à lui, en guise de peuple, une foule amorphe droguée à la musique néo-primitive.
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Le clergé acquis à la fausse gauche, c’est-à-dire acquis au tour d’esprit de la nouvelle bourgeoisie culturelle, a abandonné les gens modestes, qui ont été rapidement éliminés de l’Église. Blessés dans leur conception de la foi et de la morale, privés d’une liturgie qui leur parlait au cœur, ils sont partis sans rien dire. Qu’auraient-t-ils donc pu opposer à la nouvelle liturgie intellectualiste et fabriquée, à une Église presque entièrement constituée de bureaucrates et de « communicants » ? Mais peut-être que ces nouveaux types de pensée et de fonctionnement n’ont jamais eu d’autre fonction que de disqualifier et d’éliminer les groupes traditionnels de croyants afin de se trouver, là aussi, entre soi, c’est-à-dire entre bourgeois culturels cultivés et afin, en passant, de s’approprier les églises ? Une sorte d’appareil ecclésial artificieusement cultivé parallèlement à l’Église qui fut celle des aristocraties, des bourgeoisies traditionnelles et des paysans, une théologie confuse et hétérogène à la tradition de l’Église, des centres de recyclage pour le clergé, on a là comme un procès complet de conquête culturelle aboutissant in fine à une situation hégémonique.
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Pour transmuter, adapter une population à une nouvelle mentalité, il est quasiment nécessaire de disposer d’idiots utiles intimement persuadés d’être chargés d’une mission sociale : l’illusion incorporée, heureuse et communicative, est d’une efficacité qui ne saurait être comparée à celle du cynisme conscient, laborieux et fabriqué. L’achat et la formation d’une telle population d’idiots utiles par les gens de gros argent est toujours un processus de négociation, de marchandage discret où tout se passe par allusions, non-dits, demi-aveux, tâtonnements, essais et erreurs. Les petits bourgeois sont en outre des informateurs indispensables. C’est l’une des limites des théories les plus abrupts des complots et des manipulations que ne pas étudier ces indispensables et délicates négociations entre les possédants et leur personnel d’exécution. Ce qu’on nomme le complot est, entre autres, constitué d’une foule de remontées d’informations (point essentiel), mises au point et tâtonnements de ce genre entre commanditaires, exécutants conscients et idiots utiles.
Aujourd’hui le personnel d’exécution de la bourgeoisie mondiale est essentiellement de type culturel bohème. L’industrie des médias confirme cette proposition : puisqu’elle ne cesse de nous alerter du danger imminent d’un néo-fascisme militariste et discipliné, c’est donc que la réalité vécue est aux antipodes, un moralisme hystérique et sentencieux.
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2 En 1973, parmi les prêtres de moins de quarante ans, 15 % votent pour le PSU et 42 % pour le PS.
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