Dans l’article ci-dessous, lui-même basé sur le livre de Gentry (en illustration), André Carancini développe l’idée selon laquelle l’Apocalypse concerne avant tout les juifs antichrétiens du premier siècle, mais aussi les autorités romaines (« la bête qui monte de la mer ») qui ont persécuté les chrétiens. «C’est du moins l’exégèse qui me semble la plus convaincante».
L’idée nous a paru intéressante parce qu’elle rejoint une remarque de Rémi Brague dans La Sagesse du Monde – que nous reformulons à notre manière:
Ce n’est pas Yahvé qui a créé le Monde, mais les Grecs qui ont créé le Kosmos, repris par les Romains en Mundus. Brague cite Pline l’ancien: «Ce que les Grecs appellent Kosmos, nous l’appelons Mundus à cause de son élégance parfaite et sans défaut».
Pour Brague, l’apparition de la notion de Monde comme totalité générale chez les Grecs n’est pas un hasard: contrairement aux langues sémitiques, le grec, comme l’allemand, dispose d’un « neutre » qui permet de parler du Monde en tant que tel, c’est-à-dire en tant qu’ensemble.
Autrement dit, si dans la Genèse la création est décrite sous forme d’énumération « le premier jour, … le deuxième jour … » ce n’est pas par beauté rhétorique, mais tout simplement parce que les auteurs ne disposaient pas du mot « Monde ».
Par conséquent, et puisque nous savons que les Juifs se plaisaient à prendre de haut la philosophie et la civilisation grecque, on ne voit pas pourquoi ils auraient eu en vue la notion d’Humanité au sens de l’ensemble de l’humanité ni pourquoi ils auraient eu en vue la notion de Monde lorsqu’ils parlent de «la terre».
Pour en revenir à Adrea Carancini, il ajoute: «Une précision : le sens de l’Apocalypse est précisément le sens d’une révélation, ou plutôt de la Révélation de Jésus-Christ à son témoin Jean (concernant le destin de la Jérusalem terrestre et de la Jérusalem céleste). Il s’agit donc de la Parole de Dieu. Il faut toujours garder ce point à l’esprit.»
Étant donné que nous savons que les Évangiles ont été rédigés au moment du siège puis de la destruction de Jérusalem, entre 65 et 70 ap. J.C., ceci nous laisse avec deux problèmes:
1 – Jean nous présente comme une prophétie un événement qu’en réalité il a sous les yeux: la destruction de la Jérusalem terrestre; ce n’est pas très honnête.
2 – En admettant qu’il s’agissait bien de la première partie d’une prophétie, le lecteur d’aujourd’hui a la désagréable surprise de voir resurgir la Jérusalem entre les mains de ceux-là mêmes qui avaient été censés subir le courroux divin, sans qu’il soit pour autant possible de parler de la réalisation de la deuxième partie de la prophétie: l’apocalypse comme révélation de la Jérusalem céleste.
Sur ce, nous laissons la parole à Andrea Carancini, ses développements à la fois précis et amples sont un régal, nous l’avons déjà rencontré dans «Pierre est ici» et son témoignage de Foi fait du bien.
Dans l’Apocalypse de Jean, il y a une expression qui revient de manière significative : les « habitants de la terre ». En particulier, voici comment Jean s’exprime dans les versets 6:9-10 :
«Quand il ouvrit le cinquième sceau, je vis sous l’autel les âmes de ceux qui avaient été immolés à cause de la parole de Dieu et à cause du témoignage qu’ils avaient rendu. Ils crièrent d’une voix forte, en disant: Jusques à quand, Maître saint et véritable, tardes-tu à juger, et à tirer vengeance de notre sang sur les habitants de la terre?» [1].
Qui sont donc les « habitants de la terre » ? Du commentaire récent de Kenneth Gentry sur l’Apocalypse, nous apprenons que « La plupart des commentateurs interprètent cette expression comme une désignation semi-technique de la race humaine dans son hostilité à Dieu » (Mounce ; cf. Beale; Kistemaker ; Keener; Smalley; Osborne; Boxall) [2].
Ainsi, selon la plupart des exégètes, l’expression en question a un sens englobant (la race humaine dans son ensemble). Mais est-ce vraiment le cas ? Nous avons vu dans le passé comment, toujours dans l’Apocalypse, l’expression « les rois de la terre » n’a pas un sens global mais un sens local, pour désigner les autorités religieuses juives du premier siècle de l’ère chrétienne. Selon Gentry, l’expression « les habitants de la terre » a aussi un sens local : c’est aussi une référence aux Juifs qui habitaient la Palestine. L’opinion de Gentry est certainement minoritaire, mais elle a été soutenue par certains érudits bien connus dans le monde anglo-saxon, à la fois du XIXe siècle (par exemple, Moses Stuart et James Stuart Russell) et du XXe siècle (R. H. Charles, Alan Beagley et Josephine Massyngberde Ford). Cette exégèse me semble intéressante : je vais donc suivre le chemin du raisonnement de Gentry.
L’expression « les habitants de la terre » revient, encore une fois dans l’Apocalypse, déjà au verset 3:10 :
«…Voici, je te donne de ceux de la synagogue de Satan, qui se disent Juifs et ne le sont pas, mais qui mentent; voici, je les ferai venir, se prosterner à tes pieds, et connaître que je t’ai aimé. Parce que tu as gardé la parole de la persévérance en moi, je te garderai aussi à l’heure de la tentation qui va venir sur le monde entier, pour éprouver les habitants de la terre.»
D’après l’exégète F. J. Dans Hort, cette expression vient d’Osée 4:1 (dans la version des Septante). Dans le passage d’Osée, il parle de l’Israël rebelle :
« Écoutez la parole du Seigneur, enfants d’Israël : le Seigneur va entrer en jugement avec ceux qui peuplent la terre [tous katoikountas tēn gēn], car il n’existe plus sur la terre ni vérité, ni miséricorde, ni connaissance de Dieu [epi tēs gēs] »[ 3].
L’expression se retrouve également dans d’autres prophètes bibliques, où Jérusalem, Juda ou Israël sont toujours mentionnés. Lisons quelques-uns de ces passages :
Jérémie 1:14 : « La parole de l’Éternel me fut adressée une seconde fois, en ces mots: Que vois-tu? Je répondis: Je vois une chaudière bouillante, du côté du septentrion. Et l’Éternel me dit: C’est du septentrion que la calamité se répandra sur tous les habitants de la terre. Car voici, je vais appeler tous les peuples des royaumes du septentrion, dit l’Éternel; ils viendront, et placeront chacun leur siège à l’entrée des portes de Jérusalem, contre ses murailles tout alentour, et contre toutes les villes de Juda.… ».
Jérémie 6:12 : « Je suis plein de la fureur de l’Éternel, je ne puis la contenir. Répands-la sur l’enfant dans la rue, Et sur les assemblées des jeunes gens. Car l’homme et la femme seront pris, Le vieillard et celui qui est chargé de jours. Leurs maisons passeront à d’autres, Les champs et les femmes aussi, Quand j’étendrai ma main sur les habitants du pays, Dit l’Éternel. Car depuis le plus petit jusqu’au plus grand, Tous sont avides de gain; Depuis le prophète jusqu’au sacrificateur, Tous usent de tromperie.… »
Jérémie 10:18 : « Emporte du pays ce qui t’appartient, Toi qui es assise dans la détresse! Car ainsi parle l’Éternel: Voici, cette fois je vais lancer au loin les habitants du pays; Je vais les serrer de près, afin qu’on les atteigne. – Malheur à moi! je suis brisée! Ma plaie est douloureuse! Mais je dis: C’est une calamité qui m’arrive, Je la supporterai!… »
Ézéchiel 7:7 : «La fin vient, la fin vient, elle se réveille contre toi! Voici, elle vient! Ton tour arrive, habitant de la Terre! Le temps vient, le jour approche, jour de trouble, Et plus de cris de joie dans les montagnes! Maintenant je vais bientôt répandre ma fureur sur toi, Assouvir sur toi ma colère; Je te jugerai selon tes voies, Je te chargerai de toutes tes abominations.…».
Joël 1:2 : « La parole de l’Éternel qui fut adressée à Joël, fils de Pethuel. Écoutez ceci, vieillards! Prêtez l’oreille, vous tous, habitants de la terre. Rien de pareil n’est-il arrivé de votre temps, Ou du temps de vos pères? Racontez-le à vos enfants, Et que vos enfants le racontent à leurs enfants, Et leurs enfants à la génération qui suivra!… »
Joël 1:14-15 : «Sacrificateurs, ceignez-vous et pleurez! Lamentez-vous, serviteurs de l’autel! Venez, passez la nuit revêtus de sacs, Serviteurs de mon Dieu! Car offrandes et libations ont disparu de la maison de votre Dieu. Publiez un jeûne, une convocation solennelle! Assemblez les vieillards, tous les habitants du pays, Dans la maison de l’Éternel, votre Dieu, Et criez à l’Éternel! Ah! quel jour! Car le jour de l’Éternel est proche: Il vient comme un ravage du Tout-Puissant.…»
Joël 2:1 : « Sonnez de la trompette en Sion! Faites-la retentir sur ma montagne sainte! Que tous les habitants du pays tremblent! Car le jour de l’Éternel vient, car il est proche, Jour de ténèbres et d’obscurité, Jour de nuées et de brouillards, Il vient comme l’aurore se répand sur les montagnes. Voici un peuple nombreux et puissant, Tel qu’il n’y en a jamais eu, Et qu’il n’y en aura jamais dans la suite des âges.…»
Sophonie 1:18 : «Je mettrai les hommes dans la détresse, Et ils marcheront comme des aveugles, Parce qu’ils ont péché contre l’Éternel; Je répandrai leur sang comme de la poussière, Et leur chair comme de l’ordure. Ni leur argent ni leur or ne pourront les délivrer, Au jour de la fureur de l’Éternel; Par le feu de sa jalousie tout le pays sera consumé; Car il détruira soudain tous les habitants de la terre».
Zacharie 11:6 : « Ceux qui les achètent les égorgent impunément; Celui qui les vend dit: Béni soit l’Éternel, car je m’enrichis! Et leurs pasteurs ne les épargnent pas. Car je n’ai plus de pitié pour les habitants du pays, Dit l’Éternel; Et voici, je livre les hommes Aux mains les uns des autres et aux mains de leur roi; Ils ravageront le pays, Et je ne délivrerai pas de leurs mains. Alors je me mis à paître les brebis destinées à la boucherie, assurément les plus misérables du troupeau. Je pris deux houlettes: j’appelai l’une Grâce, et j’appelai l’autre Union. Et je fis paître les brebis.… »[4].
Gentry poursuit (p. 641) : « Ainsi, nous voyons comment l’expression «habitant de la terre» parle des gens sur la Terre, c’est-à-dire de la Terre promise. Contre ceux qui interprètent cette expression au sens large comme se référant à des personnes du monde entier, Penley note que la phraséologie similaire dans la LXX « se réfère constamment à une région spécifique de terre dans laquelle vit une tribu ou un groupe de personnes… La région terrestre pourrait se limiter à Canaan ou même à une ville. En fait, il souligne que vingt-deux fois ces deux mots (gē [la Terre] et katoikia [Colonie – ses habitants]) apparaissent avec la préposition epi [Relatif à ce qui se situe sur] (comme dans Apocalypse et Lc 21:35) : Genèse 47:27 ; Lévitique 18:3 ; 20, 22; 25, 10, 18, 19; 26, 5; Nombres 13, 32 ; 14, 14; 33, 55; 35, 32, 34; Deutéronome 2:20 ; 12, 10; 17, 14; 26, 1; 30, 20; Josué 9:24 ; 22, 3; 24, 15; 1 Rois 8:27 et 2 Chroniques 6:18) ». Ce n’est que dans deux de ces cas (Genèse 47:27 et Lévitique 18:3) qu’il s’applique à un endroit autre que la Terre promise, mais alors, il parle encore des Juifs, ceux qui vivaient en Égypte. Ainsi, les sources de l’Ancien Testament de l’expression « habitants de la terre » se réfèrent principalement à la Terre promise et aux Juifs qui en sont les habitants.
Il semble que ce soit aussi la façon dont Jean utilise cette expression. Gentry écrit (p. 642): « Sur les douze occurrences de gē liées à katoikia dans l’Apocalypse, quatre se réfèrent clairement aux Juifs de la Terre d’Israël (3:10 ; 6, 10; 11:10 [2x]), deux (13:7-8 et 14:6) semblent se référer fortement à Israël, et deux (17:2, 8) pourraient très bien se référer à eux aussi. Lisons donc les passages en question. Commençons par les versets qui me semblent aussi se référer clairement aux Juifs d’Israël :
Apocalypse 11:9-10 : « Et leurs cadavres seront sur la place de la grande ville, qui est appelée, dans un sens spirituel, Sodome et Égypte, là même où leur Seigneur a été crucifié. Des hommes d’entre les peuples, les tribus, les langues, et les nations, verront leurs cadavres pendant trois jours et demi, et ils ne permettront pas que leurs cadavres soient mis dans un sépulcre. Et à cause d’eux, les habitants de la terre se réjouiront et seront dans l’allégresse, et ils s’enverront des présents les uns aux autres, parce que ces deux prophètes ont tourmenté les habitants de la terre.…».
Le professeur Edmondo Lupieri observe dans son commentaire sur l’Apocalypse : « Les «tribus» réapparaissent dans la liste, prouvant que le monde juif est également impliqué (mais les partitifs indiquent que tout le monde ne reste pas là et ne se réjouit pas). Après tout, les deux témoins agissent après la crucifixion et donc une église existe déjà… Puisque l’action se déroule à Jérusalem, nous pouvons nous demander quelle est la «terre» dont les «habitants» occupent maintenant la scène. Je n’exclus pas que Jean ait pensé en premier lieu à la terre d’Israël, sur laquelle devaient se trouver des «habitants de toute la terre», puisque Jérusalem était le centre spirituel du monde (cf. Act. Ap. 2:9-11)[5].
Même le célèbre exégète Robert Henry Charles, commentant les versets susmentionnés, avait rappelé le fait que l’action se déroule à Jérusalem (c’est moi qui souligne):
« Il est difficile de comprendre ce que les habitants de la planète Terre auraient à faire avec les deux prophètes qui apparaissent à Jérusalem dans la lutte contre la Bête de l’abîme. De plus, lorsque les Témoins tombaient, les habitants pouvaient, dans un délai de trois jours et demi, apprendre leur mort, se réjouir et s’envoyer des cadeaux les uns aux autres. Mais cela n’aurait pas été possible si l’expression avait indiqué les habitants de la (planète) Terre… L’expression signifiait les habitants de la Palestine et il n’y a aucune raison impérieuse de lui attribuer un sens différent.»[6]
Lisons maintenant les versets d’Apocalypse 3:10 :
«Parce que tu as gardé la parole de la persévérance en moi, je te garderai aussi à l’heure de la tentation qui va venir sur le monde entier, pour éprouver les habitants de la terre».
Gentry souligne que l’expression «Le monde entier» est une traduction de oikoumenē holēs. Mais oikoumenē ne signifie souvent pas tant l’ensemble du globe terrestre que l’Empire romain. Dans l’Évangile selon Matthieu et dans les Actes des Apôtres, nous trouvons des expressions similaires. Matthieu 24:14 déclare que l’Évangile «sera prêché dans le monde entier». C’est l’Empire romain, comme nous pouvons le voir à la lumière de Colossiens 1, 6, 23 (cf. Rm 1:8). Dans Actes 11:28, nous lisons la prophétie d’Agabus concernant une « grande famine dans le monde entier». Les paroles qui suivent sont : «Et cela arriva sous le règne de Claude ». Selon Gentry, de même, Apocalypse 3:10 parle d’une « heure d’épreuve» dans tout l’empire, et non dans le monde entier, en fait, d’une épreuve qui se concentrera spécifiquement sur les habitants de la Terre (Palestine). Et cela est conforme au thème de l’Apocalypse tel qu’il est résumé au verset 1, 7 : l’heure de l’épreuve dont parle Jésus dans l’Apocalypse concerne avant tout ceux qui «l’ont percé».
Réexaminons maintenant les versets 6, 9-10:
« Quand il ouvrit le cinquième sceau, je vis sous l’autel les âmes de ceux qui avaient été immolés à cause de la parole de Dieu et à cause du témoignage qu’ils avaient rendu. Ils crièrent d’une voix forte, en disant: Jusques à quand, Maître saint et véritable, tardes-tu à juger, et à tirer vengeance de notre sang sur les habitants de la terre?»
Selon les prétéristes Gentry et Chilton [Le prétérisme est une doctrine de l’eschatologie protestante selon laquelle les textes prophétiques de la Bible évoquent des événements qui se sont déjà produits], l’autel mentionné par Jean est celui qui se trouvait dans le temple de Jérusalem (selon les exégètes susmentionnés, lorsque Jean a écrit l’Apocalypse, le temple n’avait pas encore été détruit par les Romains). Gentry précise (pp. 633-634): « De même que le sang d’Abel a crié du pays où il a été versé (Genèse 4:10), de même le sang des martyrs tués par les Juifs crie de dessous l’autel dans le temple juif… Pour cette raison, Chilton souligne que « si le sang des martyrs coule autour de la base de l’autel, ce doivent être les prêtres de Jérusalem qui l’ont versé. Les célébrants de l’Alliance ont tué les justes. De son côté, Lupieri, tout en se référant aux versets susmentionnés au « temple spirituel chrétien », remarque (p. 150): « Il peut nous sembler étrange que les «âmes» de ces morts, «égorgées» comme les victimes sacrificielles dans le temple et comme l’Agneau, soient «sous» l’autel… Or, dans le temple de Jérusalem, le sang des victimes sacrificielles coulait précisément sous l’autel des sacrifices et il était donc possible de penser que la «vie» des victimes passait sous l’autel et pénétrait dans la terre».
Dans le Nouveau Testament, la seule autre phraséologie similaire à celle des versets susmentionnés, en dehors de l’Apocalypse, apparaît dans Luc 21:35, qui présente des «similitudes frappantes» (Penley) avec Apocalypse 6:10 et qui s’applique à Israël en 70 apr. J.-C. Nous y lisons à propos d’un jugement qui viendra soudainement:
Luc 21:34-35 : « Prenez garde à vous-mêmes, de crainte que vos cœurs ne s’appesantissent par les excès du manger et du boire, et par les soucis de la vie, et que ce jour ne vienne sur vous à l’improviste; car il viendra comme un filet sur tous ceux qui habitent sur la face de toute la terre» [7].
Contrairement à la plupart des commentateurs, Gentry croit que même les versets susmentionnés de Luc se réfèrent, non pas aux habitants de la planète Terre, mais à la Terre promise, à Israël. Et cela est basé sur les arguments suivants:
• Le discours eschatologique du Seigneur naît de l’annonce de l’approche de la ruine du temple (Lc 21, 5-6).
• Il avertit expressément ses disciples de la désolation qui s’abattra sur Jérusalem (v. 20), de la nécessité de fuir la Judée (v. 21) et du piétinement de la ville sainte par les païens.
• Dans cette section de cinq versets (Lc 21, 20-24) – qui met clairement l’accent sur la destruction de Jérusalem – sa première mention du « pays » et de son peuple apparaît : « Il y aura sur la terre une grande angoisse et une grande colère pour ce peuple ». La plupart des commentateurs reconnaissent qu’il s’agit d’Israël. Ainsi, « l’utilisation pour la première fois par Luc de tēs gēs dans le discours eschatologique crée un précédent qui est repris dans Luc 21:35» (Penley).
• Immédiatement après avoir parlé de la destruction de Jérusalem (v. 20-24), Jésus mentionne des signes cosmiques qui causent la consternation parmi les nations, en utilisant un langage qui, dans l’Ancien Testament, est appliqué au châtiment d’Israël. Nous le voyons dans Jérémie 4:27-28 et Joël 2:10. Ainsi, dans ces références de l’Ancien Testament, comme dans Luc 21, le châtiment localisé de Dieu se répercute sur toute la terre (voir l’exemple clair du châtiment de l’Égypte causant la consternation parmi de nombreuses nations, Ézéchiel 32:7-10).
• Dans Luc 21, Jésus met en garde à plusieurs reprises contre l’approche du châtiment (qui, nous le savons, se réfère à 70 après JC, v. 20-24). Le mot « proche » (engus/eggizei) apparaît dans les versets 28b, 30, 31b, et Jésus dit aussi que «cette génération ne passera pas sans que tout soit accompli» (v. 32).
Lisons maintenant les versets de Luc 21:25-27 :
Selon la grande exégète Marie-Joseph Lagrange, les versets susmentionnés font référence à la fin du monde[8]. En fait, ces versets ne se rapportent pas nécessairement à la fin du monde, à la lumière de ce que Gentry affirme au point d): les jugements divins causent la consternation « parmi beaucoup de nations ». De ce point de vue, Luc 21:25-27 a un précédent clair de l’Ancien Testament dans Ézéchiel 32:7-10. Lisons les versets en question, adressés au pharaon égyptien :
«J’arroserai de ton sang le pays où tu nages, Jusqu’aux montagnes, Et les ravins seront remplis de toi. Quand je t’éteindrai, je voilerai les cieux Et j’obscurcirai leurs étoiles, Je couvrirai le soleil de nuages, Et la lune ne donnera plus sa lumière. J’obscurcirai à cause de toi tous les luminaires des cieux, Et je répandrai les ténèbres sur ton pays, Dit le Seigneur, l’Éternel. J’affligerai le cœur de beaucoup de peuples, Quand j’annoncerai ta ruine parmi les nations À des pays que tu ne connaissais pas. Je frapperai de stupeur beaucoup de peuples à cause de toi, Et leurs rois seront saisis d’épouvante à cause de toi, Quand j’agiterai mon épée devant leur face; Ils trembleront à tout instant chacun pour sa vie, Au jour de ta chute.…».
Ainsi, de tout cela, nous pouvons déduire que même dans Luc 21, le discours de Jésus ne concerne pas l’univers monde (et sa fin) mais, tout d’abord, la terre d’Israël: la Palestine.
Gentry poursuit (p. 645) : « Le cri des martyrs qui invoquent le jugement de Dieu contre ceux qui versent leur sang correspond à l’avertissement de Jésus aux pharisiens et aux chefs religieux d’Israël (Mt 23:2, 29). De plus, le contexte des deux déclarations comporte l’idée que le nombre de suppliciés doit égaler celui des martyrs [et ne concerne donc pas toute l’humanité]:
«et que vous dites: Si nous avions vécu du temps de nos pères, nous ne nous serions pas joints à eux pour répandre le sang des prophètes. Vous témoignez ainsi contre vous-mêmes que vous êtes les fils de ceux qui ont tué les prophètes. Comblez donc la mesure de vos pères.… (Mt 23, 31-32) et
«Ils crièrent d’une voix forte, en disant: Jusques à quand, Maître saint et véritable, tardes-tu à juger, et à tirer vengeance de notre sang sur les habitants de la terre? Une robe blanche fut donnée à chacun d’eux; et il leur fut dit de patienter encore un moment, jusqu’à ce que fût complet le nombre de leurs compagnons de service et de leurs frères qui devaient être mis à mort comme eux. » (Apocalypse 6:11).
Les deux impliquent aussi l’imminence de la colère de Dieu : «En vérité je vous dis, tout cela retombera sur cette génération. » (Mt 23, 36) et « Ils n’auront que peu de répit » (Ap 6, 11).
Le jugement du sceau en 6:11 exhorte donc les martyrs à ne patienter « qu’un court moment » (Apocalypse 6:11). Cela implique que la satisfaction de leur vengeance par le jugement de Dieu sur leurs ennemis (« les habitants de la terre ») se produise rapidement. Cela correspond bien à l’an 70 apr. J.-C. et à l’argument selon lequel ils sont effectivement des habitants de la Terre promise d’Israël. Immédiatement après le cinquième sceau, le sixième parle du jour du jugement contre « les rois de la terre » (Apocalypse 6:15). Selon Gentry, Jean fait référence aux autorités religieuses juives. Le sixième sceau réalise donc (au moins en partie) la vengeance promise contre les habitants de la Terre dans le cinquième sceau. Jean associe à nouveau les habitants de la Terre aux « rois de la Terre » dans Apocalypse 17:2 [Puis un des sept anges qui tenaient les sept coupes vint, et il m’adressa la parole, en disant: Viens, je te montrerai le jugement de la grande prostituée qui est assise sur les grandes eaux. C’est avec elle que les rois de la terre se sont livrés à l’impudicité, et c’est du vin de son impudicité que les habitants de la terre se sont enivrés.] Et tout comme le sang des martyrs mérite vengeance contre les habitants de la Terre en 6:10, de même les « rois de la terre » en 17:2 sont ivres «du vin de sa prostitution [Babylone-Jérusalem] », ce qui implique d’être ivre « du sang des saints et du sang des témoins de Jésus» (17:6).
Pour ma part, j’observe tout d’abord que le jugement du sixième sceau contre les « rois de la terre » semble être l’accomplissement des paroles de Jésus aux femmes de Jérusalem, telles qu’elles sont rapportées dans l’Évangile selon Luc:
«Il était suivi d’une grande multitude des gens du peuple, et de femmes qui se frappaient la poitrine et se lamentaient sur lui. Jésus se tourna vers elles, et dit: Filles de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi; mais pleurez sur vous et sur vos enfants. Car voici, des jours viendront où l’on dira: Heureuses les stériles, heureuses les entrailles qui n’ont point enfanté, et les mamelles qui n’ont point allaité! Alors ils se mettront à dire aux montagnes: Tombez sur nous! Et aux collines: Couvrez-nous! Car, si l’on fait ces choses au bois vert, qu’arrivera-t-il au bois sec?» (Luc 23:27-31).
Revenons un instant aux « âmes des massacrés » d’Apocalypse 6:9-11 et à l’autel sous lequel Jean les voit. Le Prof. Edmondo Lupieri les décrit comme suit :
«Dans le temple spirituel chrétien, la prière des saints coïncide avec le sacrifice des martyrs; il ne doit donc y avoir qu’un seul autel, lieu du sacrifice parfait, dont le modèle est celui de l’Agneau-Christ» [9].
Par conséquent, selon Lupieri, l’autel mentionné par Jean est celui qui est dans le ciel. Personnellement, je considère préférable d’un point de vue théologique la solution proposée par Gentry (et Chilton), selon laquelle, dans ces versets, Jean fait allusion au temple de Jérusalem et aux péchés énormes qui se sont accumulés sur la tête des autorités religieuses juives, ceux dont Jésus tient les scribes et les pharisiens pour responsables «afin que retombe sur vous tout le sang innocent répandu sur la terre, depuis le sang d’Abel le juste jusqu’au sang de Zacharie, fils de Barachie, que vous avez tué entre le temple et l’autel» (Matthieu 23:35).
S’il est vrai, comme cela semble maintenant démontré, que l’Apocalypse a un horizon (principalement) juif, il est logique que la vision des martyrs du sixième sceau soit centrée sur l’autel du temple de Jérusalem et que des expressions telles que «habitants de la terre » et « rois de la terre» se réfèrent en fait aux Juifs du premier siècle. Le fait que Jésus, dans son discours « eschatologique » (Matthieu 24, Marc 13, Luc 21) ait formellement dit que le jugement sur Jérusalem s’accomplirait dans « cette génération » (Matthieu 24:34 ; Marc 13:30; Luc 21, 32) s’accorde parfaitement à la fois avec la condamnation susmentionnée exprimée par Jésus contre les scribes et les pharisiens et avec le « court temps » promis aux martyrs de l’Apocalypse.
Traduction : Francis Goumain
Source : Chi sono gli « abitanti della terra » dell’Apocalisse? – Andrea Carancini
Notes :
[1] La traduction de ce passage, ainsi que des autres passages de l’Apocalypse cités ici, est d’Edmondo Lupieri. [FG: remplacé en français par https://saintebible.com/revelation/6-9.htm] [2] Kenneth Gentry, Le divorce d’Israël – Une interprétation rédemptrice-historique de l’Apocalypse, Tolle Lege Press et Fondation Chalcédoine, 2024, Volume I, p. 637. [3] La traduction de ce passage d’Osée de la Septante est de Simon Isaac Maria Pratelli, et est tirée de : La Bible des Septante, IV. Prophètes, Brescia 2019. [4] La traduction des passages bibliques susmentionnés est tirée de La Sacra Bibbia, édité par Giuseppe Ricciotti, Salani Editore, 1991. [5] L’Apocalypse de Jean, édité par Edmondo Lupieri, Fondazione Lorenzo Valla/Arnoldo Mondadori Editore, 1999, p. 183. [6] Kenneth Gentry, Le divorce d’Israël, p. 646. [7] La traduction des versets susmentionnés de Luc est tirée de la Sainte Bible, éditée et sous la direction de Monseigneur Salvatore Garofalo, Marietti Editore, 1966. [8] Cité dans Francesco Spadafora, Jésus et la fin de Jérusalem – Écho d’une telle prophétie à San Paolo, édition 2017 éditée par Andrea Carancini, p. 91. [9] L’Apocalypse de Jean, op. cit., p. 150.