En avril 1890 disparut l’éphémère « Royaume des Sedangs » – qui avait duré Vingt mois – érigé par Auguste-Jean-Baptiste-Marie-Charles David, dit David de Mayréna… Une histoire beaucoup moins connue que celle d’Antoine de Tounens « roi de Patagonie et d’Araucanie » car il ne s’est (encore ?) trouvé aucun Jean Raspail pour l’évoquer avec talent…
Les allusions faites par André Malraux dans ses Antimémoires n’en donnent qu’une vision fragmentaire et quelque peu folklorique… Il écrivit même sur Marie Ier « Le règne du Malin » en 1941, un roman inachevé qui s’arrête à l’arrivée de Mayréna chez les Mong, donc précisément avant toute évocation de l’épopée du royaume des Sedang. Ce roman, inachevé, ne fut publié qu’après sa mort. (Œuvres complètes, tome3, édition La Pléiade)
Une affaire, politiquement avérée, initialement encouragée par les autorités françaises !
Auguste Jean-Baptiste Marie Charles David, est né en 1842 dans une famille juive.
Il est le fils de Léon Jacques Albert David, enseigne de vaisseau né en 1812 à Düsseldorf, et de Marie-Anne Thunot, fille d’un colonel de la Garde nationale. Son grand-père paternel, Charles-Marie David (1780-1868), a été directeur des douanes à Düsseldorf, puis maître des requêtes au Conseil d’État, conseiller d’État à la direction du Commerce extérieur, au Ministère des Travaux publics, puis de l’Agriculture, député des Vosges en 1815, commandeur de la Légion d’honneur… Une famille de hauts fonctionnaires et de militaires…
Orphelin de père très jeune, Auguste rêve de devenir, comme son père, officier de marine, mais échoue en 1857 au concours de l’Ecole Navale… Résolu malgré tout à embrasser la carrière militaire il s’engage en 1859 au 6eme régiment de dragons. En 1863, muté en Cochinchine, il est versé dans un régiment de Spahis et participe à l’annexion de ce territoire. Cette expérience coloniale lui ouvre de nouveaux horizons et sera à l’origine de son éphémère épopée…
En 1868, il démissionne de l’armée et rentre en France…
Mobilisé en 1870, il est promu capitaine en 1871 et même décoré de la légion d’honneur…
Dans le Paris en effervescence des débuts de la troisième république, il vit surtout d’expédients, joyeux viveur des cafés des grands boulevards, grand séducteur, duelliste redouté, se revendiquant « journaliste ».
Au début des années 1880 il ouvre même une maison de banque mais sans grand succès et en juillet 1883, accusé de détournement de fonds, il fuit en Hollande. De là, il s’embarque pour les Indes orientales où il arrive en septembre 1883, mais dès août 1884 les autorités locales l’arrêtent et l’expulsent vers la France…
De retour en France, échappant dans des conditions pour le moins étonnantes à toute condamnation, malgré une réputation des plus douteuses, il réussit à convaincre le Baron Sellière de lui confier 2000 piastres pour réaliser l’exploration scientifique du sultanat d’Atchem (Sumatra). Il repart donc là-bas à bord du bateau Vinh Long avec deux associés, mais jamais ils n’iront à Sumatra, préférant vivre à Saigon avec les 2000 piastres de Sellière qui ne revit jamais la couleur de son investissement. Le trio s’illustrera alors dans le trafic d’armes et diverses escroqueries…
Mais Auguste David est fasciné par ce Tonkin qui s’ouvre à la colonisation et est bien décidé à y jouer à un rôle et à en tirer bénéfice. À partir de 1885, il monte plusieurs « expéditions » à l’intérieur de l’Indochine française. Il finit par rencontrer en 1887 le premier gouverneur Général de l’Indochine, Ernest Constans, et obtient par lui une lettre de recommandation du Secrétaire Général, Klobukowsi. Constans a fait rédiger cette missive dans un but politique clair mais non avoué : pouvoir contrer, par une présence locale française effective, la possible politique d’expansion orientale du Siam au-delà du Mékong encouragée par les Britanniques et les Allemands…
Il est vrai qu’en cette époque du début de la colonisation les aventuriers – explorateurs comme commerçants, plus ou moins recommandables, mais connaissant bien le terrain – sont des personnages sur lesquels l’administration française, qui s’installe, peut s’appuyer tout comme elle s’appuie sur les missionnaires qui sont bien souvent les seuls en contact quotidien et direct des populations autochtones.
Il est clair que face à la chasse systématique aux congrégations catholiques qui se profile en métropole, le pragmatisme du gouvernement de la république naissante fait clairement le choix de la « cohabitation »… [On se rappellera qu’en pleine hystérie laïciste des années 1880, Mgr Toulotte, un des premiers pères blancs, successeur de Mgr Lavigerie comme vicaire apostolique du Sahara-Soudan, fut convoqué à plusieurs reprises à l’Elysée pour faire bénéficier les militaires français de ses connaissances et de son expérience saharienne.]
C’est précisément aussi le cas sur les hauts plateaux, peuplés par les Mong, dont notamment les Sedang, aux confins du Laos, du Vietnam et du Cambodge où les missionnaires sont les seuls interlocuteurs occidentaux…
Le royaume occidental voisin, le Siam, conseillé par les Britanniques et les Prussiens, convoite ce territoire qui lui permettait à terme de s’étendre sur la rive orientale du Mékong pour contrer l’avance coloniale française… Les Français connaissent ce projet mais hésitent à envoyer là-bas l’armée coloniale depuis Saïgon.
Le projet de Mayréna est de conquérir ce territoire.
Il intéresse donc beaucoup les autorités coloniales et, bien que les rapports de police présentent l’aventurier David dit Mayréna comme trafiquant d’armes et escroc mythomane, le gouverneur général de l’Indochine lui a donné son accord conditionnel : en cas de succès le territoire conquis sera intégré dans l’Indochine française et des concessions aurifères seront données en rémunération de ses services à David. En cas d’échec l’aventurier sera officiellement désavoué…
Fort de la lettre de recommandation, Mayréna s’embarque sur le Haiphong, remonte vers Qui Nhon, puis se rend chez le Résident, Charles Lemire, administrateur colonial et collaborateur de Paul Bert, qui fait tout pour faciliter la tâche de l’explorateur. Mayréna s’arrange aussi pour obtenir le soutien de l’évêque local qui rédige là encore une lettre à destination des Pères missionnaires…
L’épopée du royaume Sédang …
En mars 1888, Mayréna arrive donc à Quin Hon pour explorer le pays Moï des hauts plateaux vietnamiens. Il est à la tête d’une colonne de 80 coolies (porteurs) et de 15 tirailleurs annamites. Il est aussi accompagné par son acolyte, l’aventurier Mercurol, ancien croupier, et par le commerçant Paoli, ainsi que par quelques femmes dont sa concubine « congaï », qu’il présentera comme une « princesse descendante de l’ancien Royaume de Champā » (sic !). En chemin il est rejoint par un missionnaire, le père Guerlach, qui vit dans la région depuis plusieurs années et qui parle tous les dialectes locaux.
Le peuple Moï vit dans une zone de montagne et de hauts plateaux difficile d’accès. Animistes, ils vénèrent les esprits de la forêt, pratiquent les sacrifices humains, vivent de la chasse et font souvent la guerre pour se procurer des esclaves. Leur territoire était alors considéré comme trop dangereux et insalubre et seuls quelques missionnaires y étaient installés notamment dans la localité de Kon Tum.
La caravane mis le cap sur Angkè, poste frontière de l’Annam et du pays Moi. Trois jours après, elle fut attaquée par un groupe de pirates Djarais. Là, Mayréna apparut vraiment en chef en organisant la défense. Il tua de sa main le chef pirate, dispersa la bande puis … campa sur les lieux pour affirmer sa présence !
La colonne finit par atteindre le village Mois du grand chef Pim, Kon Jari Tul. Mais les coolies s’enfuirent et David Marie dut écrire aux pères missionnaires pour réclamer leur aide matérielle. Mais il ne resta pas inactif et il conclut avec les deux chefs Mois locaux un traité d’alliance et d’amitiés.
Il mène ensuite une véritable campagne de découverte dans tous les villages, n’hésitant pas à défier les opposants en combat singulier, mais aussi à prêter le serment de l’alcool de riz (traditionnellement bu en groupe directement dans la jarre avec une grande paille). Sous sa tunique, il porte en permanence une cotte de mailles ce qui lui sauva plusieurs fois la vie en particulier lorsque des fléchettes empoisonnées sont tirées sur lui à la sarbacane. Il acquiert très vite la réputation d’être « surnaturel » bénéficiant de la protection des génies…
Les missionnaires, qui finissent par arriver sur place avec leurs éléphants, sont surpris par cette situation. Mayréna a une vision très claire sur sa mission :
« Envoyé par le gouvernement Français, il ne devait en rien compromettre le drapeau français, mais il lui fallait, au contraire, paraître agir uniquement sous sa responsabilité personnelle, en évitant avec soin tout ce qui aurait un caractère officiel. »
En cela il suivait scrupuleusement les termes de l’accord passé avec le gouverneur Constans, même et surtout s’il n’en tirait pas immédiatement profit.
Il visait donc à regrouper sous son autorité toutes les peuplades indépendantes. Si l’entreprise réussissait et ne soulevait aucune réclamation diplomatique de la part d’une puissance européenne, l’explorateur passerait alors la main à la France en matière territoriale, et, en récompense, recevrait la concession de mines aurifères.
En trois mois, il réussit à regrouper différentes tribus, dont la plus importante et la plus redoutable, celles des Sédang, et à se faire élire par elles « roi des Sedangs » sous le nom de Marie Ier.
Il dote son jeune État de tous les attributs de la souveraineté :
- Un drapeau (azur à la croix de dite de Malte argent frappée en cœur d’une étoile de gueule à cinq branches).
- Une divise : « Jamais cédant, toujours s’aidant ».
Le 3 juin 1888, Mayréna établit la constitution du royaume Sédang, que les chefs de plusieurs villages signèrent le jour même. Le père Guerlach servit de témoin, d’interprète et de secrétaire.
« Article premier :
Les territoires indépendants qui s’allient aujourd’hui prennent le nom de confédération Moï.
Article 2 : les territoires Sédang étant les plus considérables dans cette confédération, celle-ci prendra le nom de Royaume Sédang.
Article 3 : M. de Mayréna, déjà chef reconnu, est élu Roi des Sédang.
Article 4 : La royauté est héréditaire ; mais le roi, s’il le veut, peut désigner un successeur en dehors de la famille.
Toutefois, les chefs de tribus exigent que ce roi soit agréé par tous les chefs, à la majorité des voix.
Article 5 : Le drapeau national sera bleu uni, avec une croix blanche à étoile rouge au centre.
Article 6 : Le roi a l’autorité absolue. Il commande à tous les chefs civils et militaires, et règle les différents qui peuvent naître entre eux.
Article 7: Il décide la guerre et la paix, avec l’assistance d’un conseil composé des chefs des tribus.
Article 8 : Le Roi conduit les hommes à la guerre ou désigne celui qui doit les commander.
Article 9 : Les terres ne sont aliénables aux étrangers qu’avec le consentement des Ténules, et toute aliénation doit être sanctionnée par le Roi.
Article 10 : A l’ avenir, les sacrifices humains sont interdits. L’esclavage est aboli et aucun Sédang ne pourra être vendu à quelque nation que ce soit.
Le vendeur d’un esclave Sédang sera lui -même livré au roi qui l’enverra travailler aux travaux publics du royaume (ajout de juillet 1888).
Article 11 : Toutes les religions sont libres dans le Royaume Sédang.
Le catholicisme est religion officielle (ajout fait un mois plus tard, en juillet 1888)
Article 12 : En dehors du Conseil général, le roi nommera un Conseil privé, chargé du courant des affaires.
Article 13 : toute modification à la présente constitution devra, pour être valable, être décidé, le Roi présent, par le grand Conseil général.
Fait à Kon Gung, le 3 juin 1888. »
Sa maîtresse annamite devint « reine des Sedang » et son acolyte Mercurol fut titré « marquis d’Hénoui ». Le village de Kon Jaraï devient capitale du royaume Sedang et le catholicisme y sera ultérieurement proclamé religion d’État. Marie I créé une douane, un service des postes avec ses propres timbres et institue différentes décorations (ordre royal Sédang, ordre du mérite sédang, ordre de Sainte-Marguerite) pour récompenser les lettres, les arts, les sciences, l’industrie et le dévouement à la maison royale. Il organise une armée de 20 000 hommes équipés de revolvers Remington et d’arbalètes.
Dès novembre 1888, il se rend à Hong Kong, colonie britannique, avec sa garde d’honneur habillée d’uniformes d’opérette, pour rechercher des investisseurs, financiers et commerçants locaux.
Le royaume des Sédang devint ainsi une éphémère réalité internationale…
Quand la France renie sa parole…
Le 21 mars 1889, un an après le démarrage de son épopée, il va rencontrer le nouveau gouverneur de l’Indochine pour demander la reconnaissance officielle de son pays. Mais ce n’est plus Ernest Constans, rappelé en France et nommé le 22 février 1889, ministre de l’intérieur dans le gouvernement de Pierre Tirard qui cherchait un républicain qui soit un homme à poigne pour contrecarrer les entreprises du général Boulanger…
C’est Ernest Richaud, le résident général en Annam-Tonkin au début de l’année 1888, chargé de l’intérim du Gouvernement général de l’Indochine qui sera définitivement promu Gouverneur-général de l’Indochine Française en avril 1888. Mais pour avoir révélé en France la situation lamentable à ses yeux dans laquelle se trouve le Tonkin « à cause de l’administration calamiteuse de son prédécesseur Ernest Constans » (alors que celui-ci venait d’être nommé Ministre de l’Intérieur !), il est rappelé en France en 1889…
Dire que les relations entre les protégés de Constans et Richaud sont exécrables relève de l’euphémisme… Toute relation initiale locale de Constans est d’abord considérée pour Richaud comme ennemie.
Pour Richaud, Mayréna n’est qu’un imposteur face auquel la France n’a aucune obligation et ne peut avoir contracté d’engagement. Il n’est donc pas question pour la France de reconnaître un « royaume fantoche des Sédang » dont le territoire, de facto, relève uniquement de l’administration coloniale française que lui Richaud, incarne…
Face à ce refus, Mayréna n’hésite pas à solliciter l’appui de puissances rivales : il se tourne alors vers l’Empire allemand, et il a à cet effet contacte le consul allemand, sans succès, pour se mettre sous la protection du Kaiser. Furieux, Richaud se déchaîne et fait courir le bruit que Mayréna aurait menacé de déclarer la guerre à la France. Il pilote en sous-main parallèlement une campagne de presse contre Mayréna dévoilant son passé trouble d’escroc…
En avril 1889, Mayréna décide de se rendre à Paris pour rencontrer le président Sadi Carnot et pour ouvrir une ambassade Sedang en France, à Paris rue de Grammont. Il donne alors de nombreuses interviews à des journalistes dont Alfred Capus. Il mène grand train, et c’est dit-on au Moulin rouge que Maurice Mac-Nab et Charles de Sivry auraient composé l’hymne national du royaume des Sédang. Mayréna – Marie Ier survit à Paris en vendant des titres nobiliaires fantaisistes, des concessions minières et des brevets de décorations, des baronnies, des comtés et même des duchés, titres de son royaume d’opérette…
Durant ce temps, l’administration coloniale, profitant de son éloignement s’empare de son royaume. Le monarque trahi et déchu se rendit alors à Bruxelles où il trouva un riche industriel qu’il fit baron et décora de divers ordres du Royaume des Sédang. Ce naïf mit à la disposition de Mayréna d’importantes sommes pour qu’il rentre dans son royaume avec d’autres investisseurs qui constituèrent alors « sa cour ».
Fort de cela, Marie Ier organise alors son retour…
Mais le 18 avril 1890, à l’escale de Singapour, il est convoqué par le consul de France qui lui indique que son royaume n’a aucune existence légale et n’est pas reconnu par la France qui en revendique le territoire. On lui indique par ailleurs et qu’il sera arrêté et incarcéré s’il débarque en Indochine. Marie Ier ne trouvera plus aucun soutien… Son royaume avait duré à peine deux ans… (Une » confédération sedang »- mise sur pied par l’administration française – succédera alors au royaume et durera jusqu’en 1897, date à laquelle le territoire sera directement rattachée au Protectorat français d’Indochine.)
Sic transit gloria mundi…
Désemparé, isolé, Marie Ier imagina alors vendre des actions d’une hypothétique société qui construirait un canal dans l’Isthme de Kra reliant l’océan Indien au golfe de Siam. Mais devant le peu de succès de cette entreprise ses compagnons le quittèrent l’un après l’autre face à ce nouvel échec financier, et il se retrouva seul et définitivement ruiné.
Exilé sur la petite île malaisienne de Tioman, fin mai, l’homme qui voulut être roi survivait en collectant des nids d’hirondelles qu’il revendait aux commerçants chinois.
Sa santé mentale se dégrada durant l’été 1890 : il présentait, selon les dires des rares témoins qui le virent alors, des symptômes de paranoïa, se déclarait persécuté. Il imaginait même que les autorités françaises cherchaient à le faire supprimer – ce qui n’est pas nécessairement complètement faux…
Ce personnage était en effet devenu franchement encombrant, car la France paraissait bien avoir cautionné ses escroqueries, ses détournements et sa mythomanie. Mais c’était aussi l’homme qui avait effectivement apporté les plateaux du sud Laos à l’empire colonial français, lui permettant à terme d’asseoir son hégémonie à l’est du Mékong jusqu’au Viertam Il était surtout le témoin clef des engagements pris et non tenus, et du reniement de la France dans l’affaire des Sedangs…
Il mourut seul à Tioman, le 11 novembre 1890, âgé de 48 ans, abandonné de tous (sauf dit-on de son chien). Certains dirent qu’il y fut empoisonné, d’autres qu’il s’y suicida…
Bibliographie :
- Marie 1er roi des Sedangs 1888-1890 – Jean Marquet (1927). Editions du bulletin des amis du vieux Hué.
Totalement oubliée depuis plus de 100 ans l’étonnante épopée de Marie I a fait l’objet de deux nouvelles biographies récemment parues en 2012 :
- Marie 1er, Roi des Sedangs en Indochine, Lionel Lecourt, L’Harmattan, 2012.
- Marie Ier, Le dernier roi français Antoine Michelland, Perrin, 2012.