Il est parfois difficile de savoir si Donald Trump plaisante ou s’il a vraiment l’intention de porter ses menaces à exécution. Depuis quelques semaines, il déclare à qui veut bien l’entendre qu’il souhaite prendre le contrôle du canal de Panama, du Canada, mais aussi du Groenland, réitérant un projet déjà évoqué au cours de son premier mandat.
« Le président Trump a clairement indiqué que la sécurité du Groenland était importante pour les États-Unis, alors que la Chine et la Russie réalisent des investissements importants dans toute la région arctique », selon un porte-parole du Conseil de sécurité nationale de la Maison Blanche, cité par le Financial Times. « Les Danois devraient y renoncer car nous en avons besoin pour la sécurité nationale. Je parle de la protection du monde libre. Il y a des navires chinois partout. Il y a des navires russes partout. Nous ne laisserons pas cela se produire », a-t-il affirmé lors d’une conférence de presse, quelques jours avant son entrée en fonction.
Si Trump annonce l’intention des États-Unis « d’acheter le Groenland », néanmoins lui-même et les médiats américains et européens sont bien silencieux sur les 80 dernières années de l’histoire secrète de cette île gelée, sur laquelle les forces armées américaines ont déjà solidement pris pied. Coup de projecteur !
Le Groenland d’Éric le Rouge à colonie semi-autonome danoise
Le Groenland (en groenlandais « Kalaallit Nunaat », en danois « Grønland ») est un pays aujourd’hui constitutif du royaume de Danemark et un territoire d’outre-mer associé à l’Union européenne, à l’est de l’archipel Arctique dans le nord-est de l’Amérique du Nord. Le territoire, bien qu’appartenant physiographiquement au continent nord-américain, a été politiquement et culturellement associé à l’Europe – en particulier à la Norvège et au Danemark, les puissances coloniales, ainsi qu’à l’île voisine d’Islande – pendant plus d’un millénaire.
C’est la plus grande île du monde avec trois quarts de sa superficie couverts par la deuxième calotte glaciaire contemporaine, et le territoire moins densément peuplé avec une population d’un peu plus de 56 000 habitants.
Après la disparition des peuplements amérindiens de l’Antiquité, le territoire est découvert par le Viking Éric le Rouge vers 982 qui le baptise « Groenland » («terre verte») pour y attirer quelques colons vers les maigres prairies littorales. Les Vikings y subsistent pendant plus de quatre siècles.
Au début du XVIIIe siècle, le royaume de Danemark et de Norvège établi sa souveraineté sur l’île.
Avec le Traité de Kiel en 1814 qui met fin à l’union du Danemark et de la Norvège, cette dernière est cédée à la Suède, et l’Islande et le Groenland sont récupérés par le Danemark. L’île devient alors une colonie danoise. En 1933, un arrêt de la Cour internationale de Justice de La Haye confirme la souveraineté du Danemark sur le Groenland.
Durant la Seconde Guerre mondiale, le Groenland se détache socialement et économiquement du Danemark, alors occupé par les Allemands. En 1940, l’Islande danoise est occupée par les Britanniques et leur flotte de guerre « surveille » les côtes du Groenland.
Le 9 janvier 1941, le département d’État des États-Unis informe que les troupes américaines n’occuperont pas le Groenland. Mais le 9 avril, l’ambassadeur du Danemark à Washington, Henrik Kaufman accorde le Groenland aux États-Unis, signant un « Traité de défense conjoint anti-soviétique ».
Sur le moment, le gouvernement de Copenhague déclare le traité nul et non avenu et accuse Henrik de trahison. Mais en 1951, le Parlement danois ratifie le « faux » traité de 1941 signé par l’ambassadeur Kaufman…
Alors que le Groenland rejoint la Communauté économique européenne (CEE) avec le Danemark en 1973, une majorité de la population vote lors d’un référendum en 1982 en faveur d’un retrait du Groenland de la CEE. En 1984, le Danemark signe un traité modificatif avec la Communauté européenne pour retirer le Groenland des accords sur la Communauté européenne du charbon et de l’acier et de la Communauté européenne de l’énergie atomique.
Le Groenland n’est donc pas membre de l’Union européenne mais il a un accord de pêche spécial et a été accepté comme l’un des pays et territoires d’outre-mer dans une association spéciale avec l’Union. En revanche, le Groenland fait partie de l’Otan, depuis l’adhésion du Danemark en 1949.
Une large autonomie a été petit à petit accordée au Groenland par le Danemark à partir de 1979 (hors politique étrangère et de sécurité et politique monétaire).
L’annexion militaire discrète du Groenland par les États-Unis
Dès 1940, sous le couvert d’en assurer la protection des côtes, des hommes d’affaire et des travailleurs américains avaient pris pied au Groenland puis pris le contrôle de mines de cryolite découvertes à Ivittuut, sur la côte ouest du Groenland.
À partir de 1950, les Américains ont commencé à bâtir la base de Thulé, base aérienne la plus septentrionale des États-Unis, à 1 118 km au nord du cercle arctique et à 1 524 km du pôle Nord. Les villages esquimaux d’Uummannaq et de Pitouffik étant dans le périmètre de la basse, les populations sont « transférées » à Qaanaaq.
La construction de la base a coûté 1,9 milliard de dollars à l’époque (aéroport, entrepôts, stations radar et une ville pour 15 000 habitants). Elle abrite alors des systèmes de défense aérienne : les avions de chasse intercepteurs F-102, des missiles antiaériens et des missiles Nike-Hercules équipés d’ogives à capacité nucléaire W-31 d’une capacité de 2 kilotonnes. Des bombardiers stratégiques B-36D basé en Alaska font étapes à Thulé à partir de 1955 (opération Homerun approuvé par Eisenhower). Ils effectuent depuis cette base des reconnaissance à proximité et au-dessus du territoire de l’URSS.
Dans les années 60, les bombardiers stratégiques B-52 font étape à Thulé. Le 21 janvier 1968, l’un de ces bombardiers stratégiques s’écrase à 7 miles au sud de Thulé avec ses bombes thermonucléaires à bord entraînant une contamination radioactive. L’une des trois charges d’1,45 mégatonnes n’aurait jamais été récupérée et s’y trouverait encore…
À la fin des années 1950, un projet secret du Pentagone est approuvé consistant à déployer des missiles balistiques au Groenland (projet Iceworm) et la construction du camp Century commence en 1960 à 150 miles de Thulé avec le déploiement d’un petit réacteur nucléaire PM-2A de 400 tonnes qui a fonctionné pendant quelques années. 178 tonnes d’eau radioactive auraient été générées, qui ont été relâchées directement sur la calotte glaciaire de l’île… L’exploitation de l’installation a été interrompue en 1967 et les restes de ses structures et de ses déchets, y compris les déchets radioactifs, ont été laissés en place.
Le projet Iceworm devait être un système de tunnels de 4 000 kilomètres de long, utilisé pour déployer jusqu’à 600 missiles nucléaires, qui pourraient atteindre l’Union soviétique en cas de guerre nucléaire.
La base aérienne de Thulé existe toujours et des bombardiers stratégiques dotés d’armes nucléaires continuent d’y faire étape. Le radar AN/FRS-132, capable de détecter les missiles balistiques intercontinentaux à une distance de 5 000 kilomètres, fonctionne toujours comme un élément du système de défense antimissiles américain.
Il y a aujourd’hui trois fois plus de personnels américains au Groenland que d’habitants groenlandais…
Le Groenland dans les enjeux stratégiques contemporains
Bien que 86 % de l’île soit recouverte d’une épaisse couche de glace, et même si les autorités locales ont interdit aux entreprises étrangères de procéder à de nouvelles extractions pour des raisons environnementales, les États-Unis lorgnent sur les ressources naturelles souterraines du Groenland qui sont concentrées dans les zones côtières (combustibles fossiles, or, cuivre, zinc, molybdène, plomb).
Le Pentagone souhaite y entretenir la présence de son système antimissiles et de réplique nucléaire à l’instar de ce qui a été fait en Alaska.
Un peu plus loin, la route maritime du Nord dans l’Arctique est en train de devenir rapidement un passage commercial mondial important et une alternative aux autres corridors maritimes tels que les canaux de Suez et de Panama. Cette route passant par l’océan Arctique permet aux navires russes de gagner jusqu’à 30 % de temps par rapport à la route passant par le canal de Suez, sans parler de la réduction de la consommation de carburant. Et il n’y a pas de pirates dans l’Arctique.
Les expéditions de marchandises en provenance de Russie via l’Arctique battent un record : le transit de marchandises le long de la route maritime du Nord a atteint en 2023 un volume de 2,1 millions de tonnes. En mer de Sibérie orientale, les brise-glaces russes ouvrent la voie à des caravanes de pétroliers livrant des matières premières des ports de la Baltique à la Chine le long de la route maritime du Nord.
Le Groenland constituent alors un excellent tremplin pour disputer le secteur arctique aux Russes. D’ailleurs, le Pentagone a testé avec succès les satellites Starlink dans l’Arctique. Les tests ont duré 9 mois et ont montré que le réseau de terminaux portables était « fiable et puissant » même par vent très fort et par températures extrêmement froides. Le commandement de l’armée américaine espère ainsi que la technologie fournie par Musk aidera les Américains à rivaliser avec la Russie et la Chine qui s’activent dans la région.
Dans ce jeu, le tout petit Danemark totalement intégré à l’UE et à l’OTAN, qui ne représente rien militairement (il s’est par exemple délesté de la totalité de ses munitions d’artillerie au profit de l’Ukraine…), et qui travaille à faire disparaître son secteur agricole (premier pays au monde à introduire une taxe carbone sur sa propre agriculture et son propre élevage…), a bien peu de chance d’impressionner les États-Unis pour résister aux prétentions trumpiennes.
Quant aux habitants, si les 56 000 Groenlandais ont bien remarqué ce qu’il y a de pourri au royaume du Danemark, aujourd’hui ils se souviennent peut-être du sort qui fut réservé aux autochtones d’Amérique par les pionniers anglo-saxons protestants… En effet, alors qu’il étaient plus de 68 % en 2019 à être favorables à prendre leur indépendance, maintenant, après les saillies revendicatrices de Trump sur leur terre, ils préfèrent le Danemark aux griffes Yankee : seuls 6 % d’entre eux sont favorables à ce que leur pays semi-autonome se sépare du Danemark pour rejoindre les États-Unis, et ils sont 45 % a estimé que l’attention du président des États-Unis menace leur pays..
Et sinon, les autorités de l’Union européenne et les États membres comptent-ils venir sérieusement à la rescousse du Danemark qui assure encore un reste de souveraineté sur ce territoire offrant des intérêts géo-économico-stratégiques qui n’échappent pas au prédateur Yankee ? Voire, pourquoi pas – il n’est pas interdit de rêver – en chasser les hommes du Pentagone pour y établir une présence qui réinsèrerait l’Europe au sein du grand jeu des puissances mondiales qui s’agitent dans la zone ?