Éditorial du dernier numéro de l’Afrique réelle par Bernard Lugan
Le mercredi 12 septembre 2012, dans un communiqué publié sur le blog de l’Afrique Réelle j’écrivais : « Désormais, en Libye, l’alternative est simple : soit les nouvelles autorités mettent un terme au chaos – mais comment_? – et reconstruisent l’Etat sous une forme ou sous une autre, soit la Libye demeure ingouvernable. Dans ce cas, les islamistes pourraient alors jouer une carte maîtresse, celle du modèle religieux transcendant les divisions afin de les coaguler dans un tout commun, l’Oumma. »
C’est très exactement ce qui est actuellement en cours de réalisation en Tripolitaine où, au nom de l’islam unificateur, nous assistons à l’engerbage de nombre de milices par la coalition des Frères musulmans de Misrata et des fondamentalistes de Tripoli. Or, cette alliance est en passe de conquérir toute la région. Les milices de Zenten sont en effet sur la défensive et elles risquent même de se trouver encerclées si les Berbères du jebel Nefusa se tournaient vers les islamistes comme viennent de le faire les Touareg de la région de Mourzouk.
Le possible basculement des Berbères livrerait alors la Tripolitaine aux islamistes tout en permettant à ces derniers de s’adosser à la frontière de la Tunisie et de l’Algérie ; d’où les conséquences régionales que l’on peut imaginer. Dans ce cas, combien de temps l’Algérie pourrait-elle encore refuser d’intervenir ? Mais si elle le faisait, quel serait son but puisque tout le monde sait que la pacification de la Tripolitaine passe l’éradication du foyer de déstabilisation de Misrata, ce que la Turquie n’acceptera pas.
En Cyrénaïque, la situation est plus claire dans la mesure où l’Egypte soutient le général Khelifa Heftar qui, depuis le début du mois de mai 2014 est entré en guerre contre les islamistes de Benghazi et de Derna, ces derniers ayant fait allégeance à l’EI. Les milices de Misrata leur sont venues en aide. Elles ont également attaqué le « croissant pétrolier » constitué par les terminaux de Ras Lanouf, d’Al-Sedra et de Brega avec leurs 19 réservoirs. Comme Misrata et les islamistes ont pris le contrôle des hydrocarbures de Tripolitaine, s’ils parvenaient à s’emparer de cette zone hautement stratégique, ils seraient les maîtres de la production libyenne. En plus des revenus qui y sont attachés, ils pourraient exercer un chantage sur l’Union Européenne qui serait alors contrainte d’ « aller à Canossa » chez le président Poutine…
Le possible basculement berbère qui ne serait que tactique s’explique car ces derniers jouent leur propre survie. Ils furent en effet les « dindons de la farce » du renversement du régime Kadhafi contre lequel ils luttèrent en raison de la négation de leur existence par ce dernier. Pour le colonel Kadhafi, les Berbères étaient en effet sortis de l’histoire car :
« (…) les tribus amazighs (berbères) se sont éteintes il y a longtemps, depuis le temps du royaume de Numidie. Personne n’a le droit de dire « je viens d’ici ou de là-bas ». Celui qui le fait est un agent du colonialisme, qui veut diviser pour régner ». (Mouammar Kadhafi, discours à la Nation le 2 mars 2007).
Or, après le colonel Kadhafi, les nouveaux dirigeants libyens furent pareillement arabo-islamistes. Aujourd’hui, les Frères musulmans de Misrata, ont proposé un marché aux Berbères : abandonner leur alliance avec Zenten en échange de la reconnaissance de la Berbérité dans la future Libye islamiste. Personne n’est dupe de cette promesse, mais, tactiquement, certains responsables berbères ont semble-t-il décidé de tenter ce pari risqué qui pourrait rebattre les cartes régionalement.