La « mouvance » souffre de divers maux, certains bénins et passagers, d’autres permanents ou réapparaissant régulièrement, démobilisateurs et incapacitants. Parmi ces derniers, le complotisme est sans nul doute l’un des plus détestables. Il peut se rapprocher de l’accusation de « nazisme », en ce sens qu’il vise à empêcher toute réflexion, toute recherche, toute discussion : comme les prétendues « chambres à gaz », le complot est, par essence, secret, il ne peut pas être prouvé : il « est ». S’il ne peut pas être prouvé, le complot est pourtant très facilement dévoilé par les complotistes qui parviennent systématiquement à trouver une faille. Les comploteurs, par ailleurs considérés comme tout-puissants, se révèlent toujours être des amateurs et, sans le moindre effort de recherche, par le simple commentaire d’une photo – publiée sur Facebook ou sur un médiat par ailleurs considéré comme partie prenante du « complot » – le complotiste démasque facilement toutes les attaques du complot.
Ironiquement, à la manière du peuple d’Israël qui s’est constitué en 3 000 ans d’histoire autour de prétendues persécutions comme une nation qui serait la cible d’une humanité aveugle de haine ou de jalousie contre le « peuple élu », tout est complot, à partir du moment où un individu décrète qu’il y a complot : de l’avion du PDG d’une grande compagnie pétrolière qui s’écrase – et peu importe s’il participait au Bilderberg Group – aux phénomènes naturels, d’un mouvement de protestation à une guerre : tout est complot. Dans cette vision, les hommes apparaissent dépossédés de toute possibilité d’initiative et d’action : ils sont nécessairement – et n’ont plus qu’à se laisser – manipulés par un complot omniscient, omniprésent, totalitaire, nécessairement victorieux. Le complotisme, maladie du démocratisme, est doublement incapacitant puisqu’il décrédibilise toute véritable recherche et empêche la dénonciation des menées subversives véritables, et renforce ainsi les vecteurs de ce que le complotiste prétend dénoncer.
Ce phénomène était évoqué dès 1953 par l’écrivain italien Julius Évola dans le chapitre XIII Des Hommes au milieu des ruines, publié en France aux éditions Pardès ; il y évoque ce thème dans un propos plus large sur la guerre occulte et autour des Protocoles des sages de Sion.
Aux crises qui ont troublé, qui troublent la vie des peuples modernes, on attribue, selon les points de vue, des causes variées : causes historiques générales, sociales, économico-sociales, politiques, morales, culturelles, etc. Elles ont toutes leur valeur. Il convient toutefois de se demander s’il s’agit toujours de causes premières et si elles ont un caractère automatique, comme celles du monde physique. Doit-on s’y arrêter ou faut-il aller plus loin, rechercher des influences d’ordre supérieur, propres à dissiper l’apparence purement accidentelle des évènements dont l’Occident a été et continue d’être le théâtre, et qui semblent bien obéir, au-delà de la multiplicité des aspects particuliers, à une seule logique ?
C’est dans le cadre de ce problème que se situe le concept de la guerre occulte, c’est-à-dire la guerre menée dans l’ombre par ce que l’on peut appeler, d’une façon générale, les forces de la subversion mondiale, avec des moyens et dans des circonstances dont l’historiographie courant ignore tout. Il relève d’une vue tridimensionnelle de l’histoire qui, outre les deux dimensions de surface comprenant les causes, les faits et les acteurs apparents, considère aussi la dimension en profondeur, souterraine, où se meuvent des forces, des influences, dont l’action est souvent décisive et qui ne peuvent se ramener au seul plan humain, individuel ou collectif. […]
Une étude de l’histoire secrète qui se veut positive et scientifique ne doit pas s’élever trop haut, ni quitter la terre ferme. Toutefois, elle ne saurait s’établir que sur une métaphysique de l’histoire à base dualiste, telle que la connurent plusieurs traditions antiques. L’historiographique catholique elle-même considère l’histoire, non comme un simple mécanisme de causes naturelles, politiques, économiques et sociales, mais bien comme le développement d’un plan – le plan « providentiel » – auquel s’opposent des forces ennemies – appelées parfois, dans une perspective morale, « force du mal », et parfois, par les théologiens, forces de l’Antéchrist. Il y a là un contenu positif, sous réserve qu’il soit purifié et ramené à l’essentiel, c’est-à-dire au cadre, moins religieux et plus métaphysique, que lui assigna l’antiquité classique et indo-européenne : forces du cosmos contre forces du chaos, aux premières correspondant tout ce qui est forme, ordre, loi, tradition au sens supérieur, hiérarchie spirituelle, aux secondes les influences dissolvantes, subversives, dégradantes, qui cherchent à faire prévaloir l’inférieur sur le supérieur, la matière sur l’esprit, la quantité sur la qualité. Tels sont les ultimes points de référence quant à l’analyse des diverses influences qui agissent, derrière ‘histoire apparente, sur l’ordre des causes tangibles. Il convient de s’en souvenir, mais d’en user avec prudence. Répétons-le : à part cet arrière-plan métaphysique, il ne faut jamais perdre contact avec le concret.
Aujourd’hui plus que jamais, il conviendrait de se référer à de telles perspectives, qu’il faut se garder de prendre pour de pures spéculations et qui n’ont pas seulement un intérêt du point de vue de la connaissance mais fournissent également des armes en vue d’une action rectificatrice. […]
Les causes les plus profondes de l’histoire […] n’opèrent presque jamais d’une façon directe, mais en imprimant à certains processus existants une direction conforme au but recherché – but auquel même les facteurs de résistance finissent par concourir. […]
Il faut toutefois veiller, sur le plan de la méthode, à ce que la perspicacité ne dégénère pas en chimère et en superstition, par une tendance à voir partout, et à tout prix, un arrière-plan occulte. […] Chaque fois qu’un effet déborde et transcende ses causes tangibles, un soupçon doit naître, une influence sous-jacente – qu’elle soit positive ou négative – doit être pressentie. Un problème se pose, mais quand on l’approfondit et qu’on en cherche la solution, il faut faire preuve de beaucoup de prudence. Ceux qui se sont aventurés dans cette direction n’ont pas toujours su tenir en bride une fantaisie divagante, et ceci a jeté le discrédit sur une science possible et dont il serait difficile de surestimer les résultats, mais ceci aussi va dans le sens désiré par l’adversaire masqué. […]
A cet égard, les fameux Protocoles des Sages de Sion constituent un document intéressant. Nous avons déjà eu l’occasion d’en débattre dans l’introduction de leur dernière édition italienne. Nous nous bornerons à en examiner ici quelques aspects fondamentaux. Ce document fut présenté comme un protocole qui, soustrait à une organisation secrète hébraïco-maçonnique, révélerait un plan étudié et mis en œuvre pour provoquer la subversion et la destruction de l’Europe traditionnelle. A propos de son authenticité s’est déchaînée une polémique extrêmement violente et compliquée qui peut cependant être tranchée par cette remarque de René Guénon, à savoir qu’une organisation vraiment occulte, quelle que soit sa nature, ne laisse jamais derrière elle de documents écrits, de « protocoles ». Ainsi, dans l’hypothèse la plus favorable, il s’agirait d’un texte rédigé de seconde main par des personnes ayant eu des contacts avec certains représentants de cette organisation présumée. Mais il convient de faire également justice des arguments qui tendent à faire apparaître ce document comme un vulgaire mystification, un faux et même un plagiat : le principal, qui s’appuie sur le fait que divers passages des Protocoles reproduisent ou paraphrasent les idées d’un petit livre écrit sous le Second Empire par Maurice Joly, et que des agents provocateurs non identifiés de la police secrète tsariste y auraient mis la main, est en effet sans portée. Si on parle de plagiat, on doit tenir compte de ce qu’il ne s’agit pas ici d’une œuvre littéraire ni de ses droits d’auteur. […]
Nous couperons court à toutes ces discussions – laissant donc de côté la question de l’authenticité des documents en tant que véritables « protocoles » soustraits à un centre occulte international – pour ne considérer que le seul point important et essentiel : ce texte fait partie d’un groupe d’écrits qui, sous des formes variées, plus ou moins fantastiques, voire romancées, donnent la sensation que les désordres e l’époque actuelle ne sont pas dus au hasard, qu’ils correspondent à un plan dont l’ouvrage cité indique, assez exactement, les principales phases et les principaux instruments. Hugo Wast a eu raison d’écrire : « Les Protocoles sont peut-être faux, mais ils se réalisent à merveille » – et Henry Ford a ajouté : « L’unique appréciation que je puisse porter sur les Protocoles, c’est qu’ils s’accordent parfaitement avec le cours des évènements. Ils remontent à seize ans et depuis lors ils sont correspondu à la situation mondiale et aujourd’hui encore, ils indiquent le rythme ». On peut, si l’on veut, parler d’un pressentiment prophétique. Mais, de toute façon, la valeur du document, comme hypothèse de travail, est incontestable. Il expose les divers aspects de la subversion mondiale – dont un grand nombre devaient se dessiner et s’affirmer bien des années après sa publication – en fonction d’un tout dans lequel ils trouvaient leur raison suffisante et leur enchaînement logique.
Comme on l’a dit, ce n’est pas ici le lieu de procéder à une analyse détaillée du texte. Il suffira de rappeler les thèses principales développées dans les Protocoles. Tout d’abord, les principales idéologies responsables du désordre moderne ne seraient pas nées spontanément mais auraient été suggérées et appuyées par des forces qui savaient parfaitement qu’elles étaient fausses et visaient exclusivement leurs effets destructeurs et démoralisants. Ceci vaudrait déjà pour les idées libérales et démocratiques ; le tiers état, c’est-à-dire la bourgeoisie, aurait été sciemment mobilisé pour détruire la société féodale et aristocratique, les masses ouvrières devant être mobilisées, dans un deuxième temps, pour saper la bourgeoisie. Une autre idée de base est que l’internationale capitaliste et l’internationale prolétarienne sont malgré tout solidaires, comme deux colonnes opérationnelles qui progressent tactiquement vers des objectifs distincts, dans le cadre d’une stratégie unique. L’irruption de « l’économie » dans la vie, surtout sous la forme d’une activité industrielle qui se développe au détriment de l’agriculture, et d’une richesse qui se concentre dans le capital liquide et la finance, procède également d’un dessein que la phalange des « économistes » modernes n’a pas moins favorisé que les suppôts d’une littérature démoralisante, ou ceux qui attaquent les valeurs éthiques et spirituelles et raillent tout principe d’autorité. On mentionne, entre autres, les succès que le front secret a, de propos délibéré, assuré non seulement au marxisme, mais même au darwinisme ; on jusqu’à penser que l’antisémitisme lui-même fut parfois suggéré. Plus généralement, on parle du contrôle des principaux centre de fabrication de l’opinion publique et du pouvoir capable de paralyser ou de faire sauter les banques les plus puissantes – pouvoir qui rassemble la richesse financière et vagabonde en peu de mains et qui, par ce moyen, contrôle les hommes, les partis et les gouvernements. L’objectif majeur est d’enlever à la personne humaine l’appui des valeurs spirituelles et traditionnelles, car on sait qu’il n’est pas difficile, ensuite, de transformer l’homme en instrument passif des forces et des influences directes du front secret. L’action de démoralisation culturelle, de matérialisation et de désorganisation à comme pendant celle qui vise à rendre inévitables des crises sociales toujours plus graves, des situations collectives toujours plus insupportables. Des révolutions proprement dites (qui devaient avoir la Russie pour point de départ) et des guerres fomentées en sous-main, seront les moyens de venir définitivement à bout des dernières et éventuelles résistances.
Il est donc difficile de contester que ce plan « imaginaire », révélé au début du siècle, ait reflété et prévu maints événements qui se sont produits dans le monde contemporain, sans parler des anticipations relatives à ce que l’avenir nous réserve. Il ne faut donc pas s’étonner de l’importance accordée aux Protocoles par certains mouvements récents qui s’étaient donné pour tâche de réagir et d’endiguer les courants de dissolutions nationale, morale et sociale de notre temps. Mais trop souvent on a manqué de discernement et fini par prendre des positions, dangereusement unilatérales, qui ont fait le jeu de l’ennemi.
A ce propos, il convient d’examiner le problème des dirigeants de la guerre occulte. Comme nous l’avons dit, le complot mondial, d’après les Protocoles, aurait à sa tête des Juifs : l’œuvre de destruction de la civilisation traditionnelle européenne et chrétienne aurait été conçue et réalisée afin d’établir ensuite l’empire universel d’Israël, peuple élu de Dieu. C’est aller trop loin ; et l’on peut même se demander si l’antisémitisme fanatique, enclin à voir partout le Juif comme le deus ex machina, ne fait pas inconsciemment le jeu de l’ennemi, car, nous aurons l’occasion de le dire plus loin, un des moyens de défense utilisés par els forces secrètes consiste à faire porter toute l’attention de leurs adversaires sur des facteurs partiels, couvrant ainsi les autres, c’est-à-dire cachant un plus vaste ensemble de causes. On pourrait montrer sans peine que, quand bien même les Protocoles seraient un faux et leurs auteurs des agents provocateurs, ils n’en reflètent pas moins des idées typiques de la Loi et de l’esprit d’Israël. Nous n’aborderons pas ici le problème juif, qui est fort complexe. Nous nous bornerons à dire que si l’on peut citer beaucoup d’exemples de Juifs qui ont figuré et figurent parmi les promoteurs du désordre moderne, dans ses phases et ses formes les plus aiguës, culturelles, politiques et sociales, il n’en faut pas moins se livrer à une recherche plus approfondie, si l’on veut percevoir les forces dont le judaïsme moderne peut n’avoir qu’un instrument. D’ailleurs, bien que l’on trouve d’assez nombreux Juifs parmi les apôtres des principales idéologies considérées comme par les Protocoles comme des instruments de la subversion mondiale – libéralisme, socialisme, scientisme, rationalisme -, il est clair que ces idées n’auraient jamais vu le jour et ne se seraient jamais affirmées en l’absence d’antécédents historiques tels que la réforme, l’Humanisme, le naturalisme et l’individualisme de la renaissance, le cartésianisme, etc. – phénomènes dont on ne peut évidemment pas rendre les Juifs responsables et qui correspondent à un ordre d’influences plus étendu.
Il est vrai que dans les Protocoles les notions de judaïsme et de maçonnerie interfèrent, de sorte que souvent les ouvrages qui leur ont été consacrés parlent indistinctement d’un complot judéo-maçonnique. Mais, ici encore, il ne faut avancer qu’avec prudence. Tout en reconnaissant l’ « enjuivement » de certains secteurs de la maçonnerie moderne, l’origine nettement hébraïque de nombreux éléments du symbolisme et des rituels maçonniques, il faut rejeter la thèse antisémite selon laquelle toutefois la maçonnerie moderne (et nous entendront essentiellement par là celle qui s’est développée à partie de la Grande Loge de Londres, créée en 1717) a été certainement l’une des organisations secrètes qui ont préparé la subversion mondiale, surtout dans le domaine de l’idéologie. Mais, là encore, on risque de se laisser détourner de l’essentiel si on lui attribue toutes les responsabilités.
En ce qui concerne les Protocoles, d’aucuns ont fait observer que certaines idées qu’ils se développent ne sont pas sans rappeler celles que les régimes centralistes et dictatoriaux ont appliquées ; ils constitueraient donc le meilleur manuel pour ceux qui aspirent à instaurer un nouveau bonapartisme ou un nouveau totalitarisme. Il y a du vrai dans cette observation. Cela revient à dire que la « guerre occulte » doit être entendue, d’un point de vue positif, comme se déroulant à l’intérieur de cadres amples et flexibles, propres à faire comprendre le rôle que peuvent y jouer des phénomènes en apparence contradictoires et non réductibles à la formule simpliste et assez fantaisiste d’un complot judéo-maçonnique mondial. […]