« Elle est morte sœur sourire…J’ai vu voler son âme, à travers les nuages, dans le soleil couchant »
Jeanne Paule Marie Deckers, est née le 17 octobre 1933 à Wavre dans la banlieue de Bruxelles. Elle mourra dramatiquement le 29 mars 1985, il y a quarante ans…
Elle connaît une enfance morne et assez solitaire, marquée par une vive opposition à sa mère. Elle refusera de travailler dans la boulangerie familiale.
Visiblement d’un caractère immature et rêveur, peu douée pour les études, elle s’essaya au dessin qu’elle enseignera quelques temps sans parvenir à être nommée professeur, avant de s’interroger sur la vocation et de se laisser séduire par la vie religieuse. C’est ainsi qu’elle rejoint les Dominicaines en 1959, au couvent de Fichermont (près de Waterloo) où elle prendra le voile sous le nom de Sœur Luc-Gabriel.
Amatrice de musique, sœur Luc-Gabriel, qui s’accompagne volontiers à la guitare, compose quelques chansons et acquiert une certaine réputation. C’est pourquoi sa hiérarchie, chose pour le moins inhabituelle en ces temps, accepte de lui faire enregistrer un disque, sous le nom de ˝sœur Sourire˝. (Pseudonyme qui lui a été donné par Philips, sa maison de disques, qu’elle dira avoir toujours détesté).
En 1963, avec la chanson « Dominique » qu’elle écrivit en hommage à son Saint Patron, Dominique de Guzman, elle connaîtra un succès planétaire.
La chanson est publiée « au profit de sa communauté » simplement parce que le vœu de pauvreté fait partie des 3 vœux monastiques (obéissance, chasteté, pauvreté).
Il s’agit là surtout de ne pas faire de contre sens sur ce terme dévoyé aujourd’hui par les laïcards : le terme de « pauvreté monastique » s’attache à la condition personnelle de celui (ou celle) qui prononce ce vœu, en pleine connaissance de cause, en laissant tous ses biens propres à sa communauté. Les communautés monastiques gèrent ces richesses communes pour leurs œuvres, leurs activités et leur entretien.
A l’intérieur de la communauté monastique, le membre, s’il ne possède personnellement rien, jouit de tout : la richesse abandonnée par chacun fait là le profit de tous et de leurs successeurs. C’est le sens de ce vœu qui s’inscrit pleinement dans l’idéal de charité du Christ. Il est donc parfaitement logique et normal, dans ce contexte, que le contrat ait été passé avec Philips par les religieuses de Fichermont pour les chansons de sœur Sourire, et qu’il prévoie de reverser les droits à leur communauté.
La fraîcheur de Sœur Sourire, de sa voix et de ses textes, la simplicité apparente de sa foi, lui attirèrent la sympathie d’un public qui ne se limitait pas aux catholiques. Et le monde entier a fredonné le refrain de « Dominique » :
« Dominique-nique-nique s’en allait tout simplement,
Routier, pauvre et chantant.
En tous chemins, en tous lieux, il ne parle que du Bon Dieu, il ne parle que du Bon Dieu… »
L’anonymat de Sœur Sourire, souhaité et imposé par les autorités ecclésiastiques, excita la curiosité du public, autant que celle du monde médiatique.
D’où le fameux « Dominique » (The Singing Nun) film américain, le dernier d’Henry Koster, sorti en 1966, qui retrace de manière approximative le succès de Sœur Sourire, incarnée par Debbie Reynolds.
Sœur Luc-Gabriel reprendra alors ses études et essaiera, à grand peine, comme son journal en témoigne, à s’intéresser à la théologie en suivant des cours à l’Université catholique de Louvain où elle se laissera séduire par les prémices du progressisme gauchiste qui investissait déjà le monde catholique universitaire en pleine révolution conciliaire. En proie au doute, elle s’interroge sur sa foi : en juillet 1966, convaincue finalement de son absence de vocation et considérant la vie au couvent comme « anachronique », elle demande à être relevée de ses vœux et quittera les ordres… Elle abandonnera, du même coup, ses laborieuses études théologiques.
C’est à ce moment qu’elle rencontra Annie Pécher, thérapeute d’enfants autistes, dont elle partagera désormais la vie. Dès lors la vie de Jeanne Deckers va bascule dans l’extrémisme idéologique.
Le contrat passé avec sa maison de disques lui interdisait d’utiliser en tant que personne laïque le pseudonyme qui l’avait rendue si célèbre en tant que religieuse. C’est donc sous le nouveau pseudonyme de Luc Dominique que Jeanne Paule tentera de reprendre une carrière de chanteuse avec des chansons décalées et souvent provocatrices comme la Pilule d’or en 1967, ode à la contraception.
Jeanne veut prouver aux autres et d’abord à elle-même, qu’elle s’est enfin « libérée » : elle verse dans le féminisme le plus agressif, mais refuse de reconnaître son homosexualité arguant « essayer de bâtir une vie alternative avec Annie Pécher, à mi chemin entre la vie monastique et la vie laïque »…
En pleine période contestataire soixante huitarde, la toute nouvelle défroquée, portée par le gauchisme et le féminisme estudiantin naissant, va écrire des textes polémiques où elle s’en prend à la société, aux mères de familles, aux hommes (toujours dépeints comme violents et dominateurs), à l’Église catholique et au supposé conservatisme politique : tous ceux qu’elle englobe sous le terme « les con-conservateurs ».
Jeanne Deckers s’exprimera alors en ces termes :
« Je réclame de mes frères le droit d’évoluer, de vivre solidaire (…) Elle est morte, Sœur sourire, Elle est morte, il était temps. J’ai vu voler son âme, à travers les nuages, dans le soleil couchant. »
Défroquée, elle ne sait plus ni ce qu’elle est, ni où elle va, et ne se remettra jamais véritablement du trouble psychique provoqué par ce tournant existentiel finalement non assumé. Elle mène une vie tumultueuse et instable et a des revenus très irréguliers mais qui semblent pourtant généralement suffisants, grâce à ses textes, à ses disques, et à des cours de guitare. Sa compagne Anne lui procure également un travail auprès d’enfants autistes. Elle se produit dans des cabarets voire dans des restaurants.
C’est dans l’un d’eux, à Bruxelles, amené par des amis, que je la vis se produire un soir de la fin 1981 : une silhouette déjà usée, au visage bouffi, à la voix hésitante, chantonnant en grattant sa guitare, minée par l’alcool et par la drogue. C’était moins de quinze ans après le triomphe planétaire de Sœur Sourire…
En 1976, elle avait tenté un come-back aux États-Unis. Mais none défroquée, elle n’intéressait alors personne dans le monde du showbiz américain où le public à l’ex Sœur Sourire restait majoritairement plutôt puritain et imperméable à l’existentialisme gauchisant de Luc Dominique et à son féminisme.
Ses problèmes avec le fisc transformeront alors sa situation financière, devenue précaire par son inconscience, en tragédie et l’on ne peut pas quelque part manquer d’y trouver une certaine analogie avec la décadence de Françoise Sagan : même immaturité, même révolte familiale, même succès juvénile planétaire, même incapacité de gestion de sa vie, même dérive dans l’alcool, la drogue et les tranquillisants. Mais il n’y eut pas de François Mitterrand et de compagnes millionnaires, issues du monde people pour ˝sauver˝ Jeanne Deckers1.
Contrairement à ce que soutiennent encore odieusement certains, Jeannine Deckers n’a jamais été ni « manipulée » ni « spoliée » par personne, et surtout pas par les Dominicaines : si les droits versés par Philips, consécutifs au succès de la carrière de Sœur Sourire, furent bien versés, suivant son contrat, à la communauté de Fichermont, les Dominicaines en ont intégralement, et dans les temps, scrupuleusement acquitté les impôts. On peut aisément le vérifier !
En fait, ce que fisc réclamera à Jeanine Deckers au début des années 80, ce sont les impôts dus par le compositeur interprète Luc Dominique dans le cadre de cette nouvelle carrière effectuée après la ˝mort˝ de Sœur Sourire et qui, eux, n’ont jamais été réglés ! Au fil des années la dette s’accroît dans des proportions énormes pour elle, compte tenu des intérêts cumulés. (Ironie du sort, le jour de son suicide, la Société belge des auteurs, compositeurs et éditeurs (SABAM) sortait un état trimestriel de ses droits d’auteur de Luc Dominique d’un montant de 571 658 francs belge, somme encore importante pour l’époque !)
Si Philips, qui avait touché 95% des droits de Soeur Sourire, ne l’a jamais aidée par la suite, les Dominicaines de Fichermont ne l’abandonnèrent pas malgré sa désertion… Elles allèrent même jusqu’à lui financer son appartement de Wawre, pourvu qu’elle veuille bien arrêter de les dénigrer et qu’elle veuille bien signer un document pour solde de tout compte, ce qu’elle finit tout de même par faire.
Mais incapable de faire face à ses problèmes fiscaux et financiers, Jeanne Deckers sombra dans la dépression et y entraîna sa compagne. Pourtant les montants réclamés par le fisc n’étaient pas colossaux vu sa très modeste seconde carrière…
L’alcool et les tranquillisants constitueront un temps le refuge des deux femmes qui se suicideront ensemble le 29 mars 1985, et reposent dans la même tombe.
Près de 30 ans après est sorti « Sœur Sourire », un film tendancieux franco-belge réalisé par Stijn Coninx, commis en 2009, qui s’inspire librement de la vie de Jeannine Deckers.
Il est dommage que Cécile de France se soit rendue complice de cette mascarade. Tout y est fait pour présenter Sœur sourire comme une « victime de l’intransigeance religieuse et de l’intolérance de la société » et bien entendu pour surfer sur l’anticléricalisme.
Imaginerait-on aujourd’hui voir un inventeur, ex-ingénieur du CNRS par exemple, venir réclamer les droits d’un brevet qu’il aurait déposé étant alors dans cette institution quand les brevets y sont obligatoirement déposés au nom du CNRS, ce qui est une condition de l’appartenance à cette maison qui d’ailleurs le finance ? C’est exactement la même chose.
Ce film 100% belge aborde essentiellement son homosexualité, ses problèmes de drogue et d’argent, et sa fin, misérable. On est loin du rêve Hollywoodien ! La gauche bienpensante, à l’occasion de la sortie de ce film, a crié au scandale et en a profité pour fustiger les institutions religieuses avec les dé-Golias-series habituelles où la médisance le dispute aux inexactitudes et aux affabulations…
Face à tous ceux qui dénoncent odieusement l’institution dominicaine pour avoir perçu les droits de Sœur Sourire, il importe de souligner que l’abandon de ces droits faisait partie des conséquences de l’engagement religieux de Sœur Luc-Gabriel et que ses consœurs ne l’ont jamais abandonnée alors même qu’elles ne lui devaient absolument plus rien.
Mais l’occasion est trop belle et, quarante ans après sa mort, Jeanne-Paule Deckers, religieuse dominicaine défroquée et désabusée, est en passe de devenir aujourd’hui, un symbole de la lutte anticléricale, du féminisme et une icône du lobbyisme lesbien…
Non, la vraie question – que les commentateurs bien intentionnés évitent encore soigneusement de poser – est bien celle de la place de Jeanne Deckers : celle de sa vocation religieuse et de la détection de celle-ci. Nous ne sommes plus au XVIIIeme siècle, ni même à l’époque de Stendhal et des Julien Sorel !
L’Eglise n’est plus ce moteur social privilégié, autant source de carrières et d’élévations, qu’elle le fut de vocations. L’appel à la vocation religieuse est toujours une grâce qui n’est pas donnée à tous.
Chacun ne sait pas forcément le discerner, le comprendre et savoir l’accepter, ni être sûr de pouvoir finalement l’assumer. C’est précisément le rôle des formateurs dans les congrégations, en particulier celui des maîtres et maîtresses de noviciat dans le monde monastique, que de l’apprécier.
Il est clair que pour Jeanne Paule Deckers, l’entrée dans les ordres était une échappatoire et une démarche d’abord sécuritaire. C’était un refuge face à sa famille et une solution face à son incapacité à gérer sa vie et à la réussir : un moyen de trouver une place dans la société. En aucun cas, il ne s’agissait d’une démarche d’acceptation profondément raisonnée de l’appel à la vocation dans la foi. La suite l’a hélas bien prouvé. Ajoutons à cela que la personnalité de Jeanne Deckers montrait qu’elle n’avait aucun penchant intellectuel particulier, ce qui ne la prédisposait certainement pas au monde dominicain.
Il est très regrettable que personne parmi les cadres de la communauté de Fichermont, et/ou de l’épiscopat en charge, ne l’ait alors décelé et apprécié.
S’il est une grave responsabilité qui incombe à l’Eglise dans cette triste affaire, c’est bien celle-là !
Note :
1. Devenue icone du monde people et par hasard amie du président François Mitterrand, l’auteure de ˝bonjour tristesse˝ Françoise Quoirez dite Sagan, grisée par son succès d’édition et rapidement connue pour ses écarts et son addiction au jeu, à l’alcool et à la drogue, multipliera les cures de désintoxication : « La seule chose que je trouve convenable – si on veut échapper à la vie de manière un peu intelligente – c’est l’opium ».
Son obsession sera donc toujours le moyen d’échapper à la vie… Ce sera aussi celle de Jeanne Paule Deckerts. Elle aura deux maris issus du monde ˝people˝ puis pour compagne Peggy Roche, mannequin, ex épouse de Claude Brasseur.
Enfin lorsqu’elle est ruinée et privée de chéquier, elle est recueillie par sa dernière compagne, Ingrid Mechoulam, qui, dans sa maison parisienne, la soigne et la soutient pendant ses douze dernières années.
Elle sera toujours ˝protégée par le président Mitterrand˝ de l’incarcération lors des jugements prononcés en suite aux multiples poursuites judiciaires diligentées contre elle pour ses activités liées à la drogue comme pour la perception de pots de vin non déclarés, reçus lors de ses interventions lobbyistes associées à Elf en Ouzbékistan via l’homme d’affaire André Guelfi.
En février 2002, Françoise Sagan est condamnée à un an d’emprisonnement avec sursis, les juges ayant établi qu’elle avait dissimulé au fisc des revenus de 84 000 euros sur sa déclaration d’impôts de 1994 et 610 000 euros sur sa déclaration de 1995.
En mars 1990, elle avait déjà été condamnée à six mois de prison avec sursis et à une amende de 360 000 francs pour usage de cocaïne. En 1995, elle a été à nouveau condamnée à un an de prison avec sursis et 40 000 francs d’amende, dans une affaire de drogue touchant plusieurs personnalités du show-biz. Les droits d’auteur sur ses derniers livres sont saisis et partent directement aux impôts. Françoise Sagan est alors complètement et définitivement ruinée, privée de chéquier, hébergée alors par Ingrid Mechoulam qui rachète ses maisons et ses meuble au fil des saisies : elle devient ainsi la propriétaire du manoir du Breuil, près d’Équemauville, rachetée à la banque Dexia, mais lui en laisse l’usufruit, tout en la coupant finalement du monde.
En 1998, la romancière avait rédigé son épitaphe : « Sagan, Françoise. Fit son apparition en 1954, avec un mince roman, Bonjour tristesse, qui fut un scandale mondial. Sa disparition, après une vie et une œuvre, également agréables et bâclées, ne fut un scandale que pour elle-même. »
Excellent et tellement vrai !
Un papier remarquable. Bravo
Excellent Claude comme très souvent. Vous mettez en relief l’éloge Faite aux caprices par nos sociétés « occidentales » aujourd’hui, gavées de biens matériels, et pourtant toujours aussi assoiffées de ceux-ci, jusqu’aux refuges dans les « paradis » artificiels, qui conduisent les plus hystériques à des parodies de vies.