À l’occasion de l’anniversaire de la mort de Charles Maurras, le 16 novembre 1952, nous publions ce texte de Pierre Bécat, paru en 1981 dans la revue Défense de l’Occident.
Lorsque Charles Maurras a posé sa candidature à l’Académie, Clément Vautel, qui tenait une rubrique permanente au Journal, ne cachait pas son admiration pour l’écrivain royaliste et il ajoutait que la République elle-même lui devait beaucoup car, maintes fois, par ses conseils, il « avait consolidé la maison de la gueuse ».
Le fait est que grâce à un trio exceptionnel (Daudet, Maurras, Bainville), secondé par une équipe remarquable, l’Action française, ainsi que l’observait Eugène Liautier, directeur de l’Homme libre, était devenue le journal le plus lu. Il entendait par là non point le tirage du journal, mais l’attachement qu’il inspirait à l’élite de la nation. Au Parlement, écrivait-il, dès que la publication paraît, sénateurs et députés se l’arrachent.
C’est que l’on y trouvait non pas seulement une critique fondée du régime mais de véritables directives que des hommes d’État comme Poincaré suivaient méticuleusement. Certains événements, tels l’accès d’Hindenbourg à la tête de la république allemande et l’avènement du national-socialisme, avaient été prévus sept ans à l’avance. Si bien qu’à plusieurs reprises, soit par son ascendant et parfois la menace, Maurras a retardé l’éclatement de la prochaine guerre qui, étant inscrite dans le mauvais traité de Versailles, n’eût été évitable qu’en suivant la politique dont il donnait chaque jour le schéma, avec une logique implacable.
Il lui arrivait donc, lorsqu’il était entendu, de consolider le régime en lui donnant un viatique. Il est par conséquent vraisemblable que sans Maurras, les catastrophes que nous avons subies avant et après 1914 se fussent produites plus tôt et dans des circonstances également plus tragiques.
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Cependant, quand les ligueurs d’Action française signaient leur adhésion, ils s’engageaient à renverser la république par tous les moyens. Et cela, depuis la formation de ce mouvement extraordinaire lequel, qu’on le veuille ou non, sera considéré par les historiens de l’avenir, ainsi qu’il l’est déjà à l’étranger, comme le sursaut suprême de l’action, de la pensée et de l’intelligence françaises.
En fondant ce groupement, au lendemain de l’Affaire Dreyfus, quand tout allait à vau-l’eau, quand, dépouillée de son service de renseignements, l’armée n’étant plus en mesure de faire face à la puissance militaire allemande, Maurras disait à ses amis : « Pourquoi agissez-vous dans le cadre républicain ? Ne voyez-vous pas que la république est le dernier degré de la décadence française ? » Et il leur démontra avec tant de vigueur, de sûreté, d’intelligence et de raison qu’il emporta leur conviction et que les liens d’amitié se resserrèrent entre écrivains et hommes d’action unis désormais par une doctrine, la seule qui ait fait ses preuves et représente en France la vérité politique.
Ce renversement du régime, Maurras savait que c’était la condition sine qua non du renouveau et du salut public. « J’y pense toujours », me dit-il, à plusieurs reprises. Et c’était la pure vérité. Il y pensait sans cesse. Et les occasions passèrent. Et le régime est devenu de plus en plus malfaisant. C’est là la seule question qui a été à la base de toutes les dissidences que l’on a constatées à l’Action française. Aux obsèques de Jacques Bainville, les étudiants dissidents étaient présents au cortège. Bernanos, Valois et d’autres que je ne nomme pas n’ont jamais cessé d’être maurrassiens. Quiconque l’a été et ne l’est plus n’est plus rien, disait Bernanos. Et chaque fois que je l’ai vu, comme dans les lettres qu’il adressait à Maurras, son perpétuel refrain était qu’on disposait d’une organisation, de chefs, de troupes, aptes à renverser le régime et qu’on ne le faisait pas.
Je sais bien qu’à la faveur de certaines circonstances, certains, comme Albert Béguin, ont essayé d’accaparer Bernanos. Mais ses convictions politiques n’ont pas varié d’un iota. Il exécrait la démocratie et surtout les démocrates dits chrétiens. Il appelait Francique Gay « le kyste barbu » et il écrivait à Maurras : « Nous vous avons tout donné et vous ne faites pas ce qui avait été promis ».
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Pauvre Maurras ! Il était victime de son patriotisme et il le sera jusqu’au bout.
Il avait conclu au rétablissement de la monarchie, parce que c’était le seul régime qui convenait à la France, après avoir fait ses preuves pendant mille ans. Il haïssait surtout la république, régime destructeur et anti-social par essence, qui conduisait la France d’une guerre à une autre, sans être capable de les préparer. C’était bien le régime prédit par le prophète Daniel : « Où l’homme pille l’homme, bâtit sur le sang, se fait un piédestal de la détresse et laisse derrière lui la désolation ».
La guerre de 1914 était virtuellement déclenchée, lorsque Jaurès fut assassiné à Paris, rue du Croissant, par un ancien silloniste Villain, au moment où il venait de se dresser contre la mobilisation. Maurras n’avait qu’à en faire autant et c’était la révolution. Ses troupes étaient assez nombreuses et disciplinées pour prendre la tête du mouvement. Mais, contrairement au parti républicain, il ne voulait pas la révolution devant l’ennemi. Et il se rallia à l’Union sacrée.
Une colonne de l’Action française fut réservée à la rubrique « Demain sur les tombeaux les blés seront les plus beaux ». Et la liste des morts ne cessait de s’allonger. Le ministre Viviani s’écriait : « Tous les réactionnaires se font tuer ». Albert Thomas devait devenir ministre de l’Armement et son copain Géraud Richard déclarait : « Pendant ce temps nous bourrons de copains toutes les administrations ». Il s’agissait des affectés spéciaux dont ceux des usines.
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Il ne faut pas croire que Maurras voyait cela sans déchirements : c’était pour lui un drame de conscience. Il en souffrait visiblement. Mais son patriotisme l’emportait. En 1894, il avait contribué à éviter la guerre avec l’Allemagne, quatre ans après l’Angleterre. Finalement, par la faute du régime, la France y était entraînée en 1914.
Une seconde occasion de renverser la république, et cette fois bien plus sûre, se présenta lorsque le 3 septembre 1914 le gouvernement désemparé s’enfuyait à Bordeaux, laissant les pleins pouvoirs à l’autorité militaire. Situation qui dura cinq mois et à la faveur de laquelle, grâce à des complicités certaines, le coup était parfaitement réalisable. Mais Maurras avait promis à Poincaré de soutenir le gouvernement chargé de la défense nationale. Ce gouvernement étant défaillant le rendait maître de ses décisions. Là encore, son loyalisme et la crainte de favoriser l’ennemi l’emportèrent.
Par la suite, n’ayant pas profité, pour les mêmes raisons, du désarroi créé par les mutineries de 1917, Maurras soutint Clemenceau qu’à bon droit il n’aimait pas et il ne commença à le blâmer qu’au moment où il refusa la paix séparée avec l’Autriche, qui aurait épargné un million de morts et aurait mis fin à la guerre de la façon la plus avantageuse pour la France et le monde.
On peut dire que jusqu’au 6 février 1934 inclus, les occasions de renverser le régime ne manquèrent point et que c’est dans la crainte d’un contrecoup trop éprouvant pour la France que Maurras hésita puis renonça.
Une personnalité de l’Action française observait : « c’est un homme de génie et depuis vingt ans il nous empêche de faire la monarchie ».
Au vrai, outre sa surdité qui l’isolait quelque peu et le labeur incroyable qu’il s’imposait, Maurras hésitait à sacrifier ses troupes, faute de confiance dans d’autres formations courageuses mais dont les chefs lui étaient suspects. Ce fut, entre autres, le cas du colonel de la Roque dont Léon Blum a observé, à la commission d’enquête relative aux événements du 6 février 1934, qu’il avait fait défiler vingt mille hommes devant la Chambre des députés prêts à la reddition, sans songer à y pénétrer.
Aussi bien vis-à-vis des Croix de Feu que des anciens combattants, la suspicion de Maurras me paraît fondée en ce qui concerne les grands chefs. Mais comme il avait des appuis assurés du côté du régime – il est encore trop tôt pour dire des noms – d’autres étaient d’un avis contraire et auraient voulu passer à l’attaque. Il est vrai cependant qu’en 1924, lorsque Lyautey est intervenu efficacement, il aurait pu compter sur l’Action française. Il avait même dans son jeu des FM notoires. Mais c’est le maréchal Pétain qui a fait tout échouer.
–Alors, M. le Maréchal, vous ne m’approuvez pas ?
–Non.
–Et si je passe outre, que ferez-vous ?
–Je défendrai Herriot, parce qu’il représente la légalité.
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En ce qui concerne le différend avec le Comte de Paris, il ne faut pas en chercher les causes ailleurs que dans cette malheureuse question de tactique. Les Princes ont toujours eu envers Maurras une attitude affectueuse. Et Maurras, dans sa vénération, comme nous tous, du Comte de Chambord, ne s’est jamais départi, envers ses successeurs, d’une fidélité indéfectible.
Le malaise est venu à l’occasion de la création du Courrier royal. Les Princes voulaient régner ; ils touchaient un public différent de celui de l’Action française et ils disposaient de tels appuis que le Duc de Guise n’ignorait pas que, sans l’Angleterre, son retour en France n’aurait guère tardé. Un jour, Gaston Doumergue, mon compatriote, me dit : « Si j’avais un ministre des Finances comme le Duc de Guise, je serais bien tranquille ».
Mais Maurras se méfiait d’un personnage qui, d’ailleurs, – ce qu’il n’a jamais su – voyait secrètement quelqu’un de son entourage qu’il n’aimait pas. Il se souvenait des cercles monarchiques d’avant l’Action française. Ces derniers, par mollesse, avaient perdu la partie électoralement. Néanmoins, de 1881 à 1885, leur nombre avait plus que doublé au Parlement. Maurras leur reprochait, non sans raison, leur tournure d’esprit parlementaire qui les vouait à la conciliation et à la défaite1.
–Vous êtes honnêtes et vos adversaires ne le sont pas, leur disait-il.
D’où son anti-parlementarisme pleinement justifié, quoique moins dangereux qu’une dictature présidentielle.
Quand on abordait cette question avec Maurras, il répliquait : « Je ne veux pas que nos troupes, nos bonnes troupes, deviennent républicaines dans les cercles royalistes ». Et il ajoutait : « Je suis comme un maçon qui a construit un mur et ne veut pas qu’on le démolisse ».
À quoi Pierre Xardel répondait : « C’est excellent de construire un tel mur. Encore faut-il laisser une porte pour pouvoir passer ».
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À ces péripéties pénibles et qui, on le voit, n’avaient rien de grave dans l’absolu, vint se greffer la condamnation papale sur laquelle je crois avoir écrit ce qu’il fallait dans les Cahiers de Charles Maurras.
Le Pape Pie XI avait axé sa politique sur l’Allemagne et il s’en est pris à l’écrivain le plus anti-germanique qui existait en France et qu’avait protégé Pie X. Trop tard, il s’est rendu compte de son erreur sur laquelle il ne pouvait revenir ex abrupto. Seul son successeur pouvait le faire et Pie XII n’y a pas manqué. Malheureusement, de grands prélats, tous favorables à Maurras : le cardinal de Cabrières, le cardinal Maurin, primat des Gaules, Mgr de Llobet, Mgr Marty de Montauban (rien de commun…), ont été remplacés par des progressistes, d’où la poussée de modernisme dont l’Église a tant de mal à se guérir.
Au cours de cette période, l’Action française a perdu 7 000 abonnés qui, après la levée de l’interdit, sont revenus au rythme de 150 à 500 par jour. Parmi eux, de nombreux protestants convertis. L’un d’eux m’avouait qu’il avait été conduit au catholicisme par la lecture de Maurras.
–Et c’est ainsi que vous lui témoignez votre gratitude ? lui disais-je. Au moins avez-vous signalé votre cas au Pape ?
–Je l’ai écrit au Vatican, me répondit-il ; mais je ne sais quel cas on aura fait de ma lettre.
Somme toute, cette condamnation aura beaucoup plus nui à l’Église qu’à l’Action Française elle-même.
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Les affaires Valois, Coty, Urbain Gohier, etc., n’ont également rien à voir avec les questions de doctrine.
C’était en parfait accord avec Maurras que Valois avait fondé le Nouveau siècle. Autodidacte, il le disait lui-même, c’était un homme qui avait ses défauts, comme nous avons tous les nôtres, mais qui était plein de qualités. Il avait organisé une librairie où l’on trouvait tous les ouvrages de bon aloi, mis à l’index par le régime. Son ascendant sur les foules ouvrières était considérable. Son Nouveau siècle avait pour but de rassembler une foule de bons Français, écœurés du régime, mais non encore mûrs pour la monarchie. On y trouvait de nombreux protestants, des syndicalistes, sans compter bien des gens instruits et sympathisants.
Tout allait pour le mieux lorsqu’une crise financière survint à l’AF. Maurras demanda à Valois de surseoir à la parution de son journal. Vu les engagements pris, ce n’était guère possible. D’où cette querelle qui, finissant mal pour Valois, ne rapporta rien à l’Action française. Peut-être même, imbattable dans la polémique, Maurras se montra-t-il trop dur, comme cela lui arrivait quand il croyait son œuvre menacée. « Les petits côtés d’un grand homme », disait Louis Sentupéry.
Maurras, qui s’intéressait à tout le détail, aimait à être renseigné sur les résultats de ses conférences. Un jour qu’il m’interrogeait sur ce point, j’invoquai l’impression que produisait, sur les auditoires mal informés, le fait que la conscription, les guerres d’enfer, la mobilisation forcée d’hommes de toutes les couleurs et de toutes les races, étaient l’œuvre de la république.
Il me dit :
–Je sais bien le parti considérable qu’on peut retirer de ces vérités. Mais la déconsidération de l’armée peut en résulter. Or, dans ce régime pourri, elle reste la seule force sur laquelle on peut compter pour la défense nationale. C’est pourquoi j’ai tendance à n’user de ces arguments puissants que pour la défensive.
Toujours cette même pensée de protéger avant tout les intérêts de la France !
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Au vrai, ce qui a manqué à Maurras, d’autant plus intuitif qu’il était sourd et dont la surdité le gênait, c’était le soutien d’un homme d’action qualifié. Cet appui, il l’avait eu en la personne de Marius Plateau, sur qui il y aurait tout un livre à écrire.
Ancien combattant, dont les services de guerre étaient prodigieux, Plateau était un remarquable organisateur. Il savait tout et n’écrivait rien. « On peut perquisitionner chez moi, disait-il, on ne trouvera rien ». Dans sa tête, étaient classés tous ceux qui pouvaient lui servir, au sein des administrations les plus diverses. Dans Paris, quand nous venions de déjeuner chez Marcel Azaïs, il m’expliquait le fonctionnement de son dispositif harmonieux. Quand les ligueurs d’AF manifestaient à Montmartre, la police les attendait à Montparnasse. Tout cela devait changer après sa mort, au grand désappointement de Maurras qui le connaissait bien. Marius Plateau avait été à la base de certaines découvertes, à la veille de l’occupation de la Ruhr. Léon Daudet eut l’imprudence de parler de lui dans un de ses articles. Le 22 janvier 1923, une indicatrice, Germaine Berton, venait l’assassiner. Je n’ai vu Maurras dans un tel état de désespoir qu’au lendemain de la mort de Marcel Azaïs, électrocuté à Pignan deux ans plus tard.
–Un homme comme ça ! s’écriait-il en levant les bras.
Par la suite, avec un don de prescience déconcertant, quand Daudet était en exil, quand Bainville eut disparu, seul, dans sa haute sphère, Maurras fournissait un travail surhumain. C’était trop exiger de cet homme. Et l’on se demande comment il pouvait tenir.
En 1940, cette guerre qu’il avait prévue, après avoir tout fait pour l’éviter, rappelant le mot de Bainville : « Vous ne reverrez pas un nouveau miracle de la Marne », cette guerre insensée était déclarée par des politiciens auxquels Maurras ne cessait de répéter :
–Ne déclenchez pas une guerre non préparée, au moment où Hitler n’attend que cela.
J’ai lu, sous la plume d’un auteur bien renseigné, que De Gaulle aurait dit : « Maurras a eu tellement raison qu’il en est devenu fou ».
Comme quoi, un demi-dément peut émettre une demi-vérité ! Maurras a eu raison sur tout, même sur De Gaulle dont il ne pouvait approuver la fuite, au moment où la France courait les plus grands dangers, dont celui de la terre brûlée, auquel, de Londres, De Gaulle n’hésitait pas à vouloir la réduire, pour le plus grand profit de l’étranger. Ce fut pour Maurras sa divine surprise, de voir que, grâce à Pétain, appelé, supplié par un gouvernement de Front populaire, la France conservait son unité et ses colonies, moyennant un armistice qu’elle pouvait rompre à la première occasion. Voilà pourquoi il ne cessait de répéter aux Français : « Pensez d’abord à la France ». D’où l’expression « La France seule ».
Et cet homme qui avait toujours eu raison a été incarcéré, vêtu de l’habit de forçat et condamné à la réclusion perpétuelle, jusqu’au moment où il fut conduit, agonisant, dans un hôpital.
On en a positivement le rouge au front pour son pays. Mais on s’émerveille devant cette lucidité exceptionnelle qu’il a su garder jusqu’au bout. Ce qui lui a permis d’achever, après une carrière prestigieuse, cet itinéraire spirituel étudié par Eric Vatré et qu’il a exprimé dans son dernier poème :
–Seigneur endormez-moi dans votre paix certaine, Entre les bras de l’espérance et de l’amour.
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1Il faut dire aussi que le régime compensait ses pertes électorales par une immigration massive.