Alexandre Jouchkovski est l’auteur de « 85 jours pour Slaviansk », qui est devenu un best-seller après sa sortie dans le monde slave. Cette fois, l’auteur examine la personnalité d’Aleksey Borisovich Mozgovoï, le célèbre commandant « Mozgovoï » du bataillon Prizrack dans la veine des Strelkov ou Motorola. À travers le chemin de Mozgovoï, l’auteur plonge dans de nombreuses circonstances et épisodes ombrageux du conflit russo-ukrainien tels que la capture de Debaltseve, le « commerce militaire » et les processus politiques au sein des républiques de Donetsk et Lougansk.
Jouchkovski a rencontré Mozgovoï et Strelkov en personne durant la première phase chaude, celle de la Non-Guerre dans le Donbass (les 8 premières années). Son premier livre (que je n’ai toujours pas lu) porte sur Strelkov et sa défense de Slavyansk, la bataille clé qui a préparé le terrain pour la guerre à venir. Zhuchkovski lui-même s’est porté volontaire pour les milices dès le début de la guerre et a organisé des réseaux de volontaires pour soutenir les initiatives civiles de Russie en faveur du Donbass. C’était beaucoup plus difficile que ça n’en avait l’air, car le FSB, sauf ordres contraires express (et rares), s’efforçait d’empêcher les volontaires de rejoindre le Donbass, faisant tout pour étouffer la rébellion.
[NDLR : la Russie aurait donc joué loyalement le jeu des accords de Minsk I et II (septembre 2014 et février 2015) pour ne pas apparaître comme ayant « deux fers au feu » : les tentatives de résolution négociée côté pile, alimenter le séparatisme côté face…]
Mozgovoï était l’une de ces premières figures qui, du côté russe, ont émergé au moment du soulèvement de 2014. Strelkov, Givi, Motorola, Zarchenko, Dremov – entre autres – étaient tous des commandants de terrain charismatiques et compétents. Ce qui rendait Mozgovoï plus particulièrement redoutable pour le pouvoir en place, c’est qu’en plus de son charisme, il avait cette vision claire de ce que les Russes du Donbass voulaient vraiment, n’hésitant pas à avoir l’audace de désigner tous les ennemis du mouvement, y compris les autorités russes. Lorsqu’il parlait, il touchait la corde sensible de son auditoire – aussi bien en Russie qu’en Ukraine. Les gens s’en rendaient compte et se disaient « oui, c’est exactement ça, c’est bien ce pour quoi nous versons notre sang ». En fait, son magnétisme s’exerçait bien au-delà, certains sont venus d’Amérique du Sud pour combattre aux côtés des rebelles, le considérant comme une sorte de réincarnation du Che.
Le lecteur encore empêtré dans les schémas de la guerre froide va peut-être me soupçonner d’avoir viré communiste et arrêter là sa lecture. Ce serait dommage, il passerait alors complètement à côté de l’occasion de comprendre ce qui s’est réellement joué dans le Donbass. Bien sûr que Che Guevara était marxiste, mais il était aussi l’expression et le symbole d’une révolte paysanne lassée d’un pouvoir central fantoche aux mains des Américains et des Cartels, et c’est en cela que Mozgovoï, anticommuniste, renouvelle la légende du Che.
Aujourd’hui encore, le clivage entre Blancs et Rouges reste vivace dans l’espace de l’ex-Union soviétique, et ce clivage mérite d’être souligné parce que les Occidentaux n’en sont pas conscients, ils cherchent plutôt à y plaquer leurs calques démocrates/républicains ou travaillistes/tories. Cette approche n’est tout simplement pas valable. Ici, c’est l’attitude à l’égard de l’URSS et de son héritage qui détermine votre position sur l’échiquier sociopolitique. Les générations plus âgées sont majoritairement plus pro-soviétiques (y compris en Ukraine). Les jeunes générations sont majoritairement plus anti-soviétiques. C’est par rapport à ça que les politiques se positionnent, soit en affichant une nostalgie de l’URSS, soit en prônant une rupture. Poutine et ses acolytes ont commencé par être antisoviétiques, puis, à mesure qu’ils sont devenus plus dépendants du vote des plus âgés, ils ont tenté d’enrober d’une couche de soviétisme leurs politiques économiques néolibérales, la démilitarisation, la désindustrialisation et la dénationalisation du pays.
Ce qui rend le débat politique si exaspérant, c’est qu’il faut toujours qu’il dérive sur l’URSS et son héritage : impossible de parler de la situation actuelle sans entrer dans un débat sur l’ex-Union soviétique. C’est ce qu’il nous faut bien avoir en tête si nous voulons comprendre l’importance de Mozgovoï.
En général, le camp des Blancs est très diversifié et peut aller des nationalistes purs et durs à des organisations de Social Justice Warriors de type Soros, une union factice qui s’opère sur la seule base d’un rejet commun de l’ère soviétique. Le fait que les « Blancs » et les « Rouges » se détestent suffit à les empêcher de s’unir contre leur véritable ennemi commun au pouvoir.
Mozgovoï, bien que personnellement défavorable à l’URSS, a su attirer à lui à la fois les sympathisants communistes et les gardes blancs nationalistes. Par ses paroles et ses actes, il parvenait à transcender les idéologies.
Dans le Donbass de 2014-2015, refusant de s’enliser dans les débats sans fin sur l’histoire soviétique, rejetant les libéraux des grandes villes, il réussissait à rattacher le peuple à la cause de la « Nouvelle Russie » (Novorussia) – contre ses ennemis à Moscou ou à Saint-Pétersbourg. Les gens étaient emballés, mais à l’ouest, on faisait la fine bouche, même les blogueurs les plus radicaux. Du fait de son mépris affiché pour les élections et autres « guerres sociétales », on le trouvait trop radical. Parce qu’il parlait ouvertement de la nécessité pour le peuple de commencer à s’auto-organiser afin que, le moment venu, il puisse prendre le pouvoir – par la force s’il le fallait, il faisait peur. Cela lui aura finalement coûté la vie.
Mozgovoï, l’Homme
Mozgovoï est issu d’une famille de la classe moyenne. Il adorait ses parents et l’une de ses deux sœurs. Après avoir terminé l’école, il a servi sept ans dans l’armée ukrainienne, en a profité pour se marier et avoir une fille. Mais comme cela arrive trop souvent, sa femme slave orthodoxe, en principe attachée aux valeurs traditionnelles, s’est avérée une insupportable mégère qui a fait éclater son foyer. Pour échapper à sa femme, Mozgovoï a quitté Kharkov et est parti chercher du travail à Saint-Pétersbourg où il est devenu chef de chantier. Il gagnait bien sa vie et était apprécié par ses ouvriers et ses patrons, ce qui, comme toute personne ayant travaillé dans le secteur peut en témoigner, est un véritable exploit. Malgré ses relations difficiles avec sa femme, Mozgovoï rendait souvent visite à sa famille restée en Ukraine et a cherché à maintenir un temps une relation étroite avec sa fille, en père aimant. Mais le divorce prononcé, son ex-femme, aidée par la législation féministe punitive en vigueur dans les pays slaves, a monté sa fille contre son père.
Son biographe, Jouchkovski, décrit la situation comme suit :
Un jour, l’ex-femme de Mozgovoï lui demandait d’engager son frère Maxime pour travailler avec lui. Mozgovoï a accepté et Maxime est parti pour Saint-Pétersbourg. Le jour de son anniversaire, le 3 avril 2012, Alexis (Mozgovoï) et Maxime sont rentrés en train à Kharkov où ils ont été accueillis par Elena et Dasha (son ex-femme et sa fille) qui se sont précipitées pour serrer Maxima dans leurs bras et l’embrasser. Alexei se tenait à l’écart, gêné, se sentant comme un étranger. Elles ne l’ont même pas salué. Le plus douloureux fut la froideur de l’accueil de sa fille. À ce moment-là, quelque chose s’est définitivement brisé en lui. Il est immédiatement parti à Svatovo avec sa sœur pour fêter son anniversaire. Pendant que sa sœur préparait la table, Alexis est sorti sur le balcon pour fumer. Il est resté là un long moment, se rappelant les heures passées à choyer sa fille. Inquiet de sa longue absence, le mari de sa sœur est sorti pour prendre de ses nouvelles et, pour la première et unique fois, il a vu Alexei pleurer doucement.
Nous allons bientôt entrer dans le vif du sujet, mais il était important de connaître la situation personnelle de Mozgovoï pour comprendre son évolution durant le printemps russe. Trahi par sa femme après qu’il lui soit venu en aide, sa fille qui se retourne contre lui et, dans la foulée, la santé de ses parents qui commence à se détériorer rapidement : l’anonyme Alexei se meurt et le commandant de la brigade Prizrack prend sa place. En fait, Mozgovoï lui-même a décrit sa vie avant le soulèvement comme suit :
À un journaliste qui demandait au chef de brigade ce qu’il faisait avant la guerre, il répondait : «Rien, avant ces événements, je ne faisais absolument rien. Ce n’est que depuis que j’ai commencé à vivre ». Une autre fois, il a répondu à la même question en disant « je ne foutais rien ».
Grosso modo, un an avant le soulèvement, Alexei se trouvait dans une sorte de purgatoire émotionnel et ce n’est que lorsque le printemps russe est arrivé qu’il a trouvé sa véritable vocation. Si j’évoque cette histoire, c’est pour souligner à quel point la vie d’Alexei était typique de celle du slave moyen et pour redonner espoir à tous les hommes dans la même situation de par le monde.
Rurik plaisante parfois en disant que s’il n’y avait pas tous ces divorcés en âge de combattre en Ukraine, en Russie et en Biélorussie, il n’y aurait pas eu de guerre. Jamais il ne se serait trouvé assez de volontaires pour aller dans le Donbass et mourir dans la boue et les gravats – n’était-ce pour avoir une chance d’oublier leurs épouses impossibles. C’est de l’humour noir, mais il y a un fond de vérité : la guerre des sexes vaut largement la vraie.
Le commencement de la Rébellion
Je ne veux pas rabâcher les débuts du Printemps russe, mais Mozgovoï était là au tout début. À Loughansk, il a été mis en contact avec des militants du coin, comme lui, anti-Maïdan et pro Russie, qui se proposaient de séparer la ville de l’Ukraine. Il s’agissait d’une organisation entièrement du cru qui ne devait rien à Moscou. En plus d’être une excellente biographie de Mozgovoï, ce livre est une condamnation sans appel de la conduite du Kremlin au cours de ces années décisives. Les dirigeants séparatistes n’étaient qu’une poignée de vétérans de l’armée soviétique qui se sont retrouvés piégés en Ukraine lors du démantèlement de l’URSS (tout comme le général Syrsky). Leur plan n’allait pas plus loin que de prendre le pouvoir par un coup d’État et de mettre Moscou devant le fait accompli pour l’obliger à envoyer une force d’interposition. Un lecteur même occasionnel de Slavland Chronicles sait que la dernière chose que le Kremlin aurait voulu, c’est qu’une bande de gueux du Donbass commence à exiger que la Russie envoie des troupes de maintien de la paix pour permettre à ses habitants de redevenir Russes.
[NDLR : n’est-ce pas pourtant ce que la Russie s’est finalement résolue à faire – certes peut-être tard, très tard – c’est-à-dire la guerre pour, entre autre, le sort des populations russophones du Donbass (de Lugansk et Donetsk) ; et aussi Zaporojie et Kherson ; et qui sait peut-être même jusqu’à Odessa et Tiraspol ?]
Le rôle de Mozgovoï était d’être le visage de la rébellion. Valery Bolotov et Valery Lopin, les véritables organisateurs du coup d’État à Loughansk, avaient décelé le charisme et les talents d’orateur de Mozgovoï. Ils l’ont mis en avant pour rallier la population à la cause de la séparation et du rattachement à la Russie.
Dans un premier temps, les rebelles ont demandé à Kiev de remettre Ianoukovytch au pouvoir, mais ils se sont rapidement rendu compte qu’il n’y aurait pas de retour en arrière, de plus, les Russes du Donbass détestaient Ianoukovytch et n’en voulaient pas non plus. Aussi, devant le refus prévisible de Kiev, les rebelles ont pris d’assaut le bâtiment du SBU à Loughansk et ont organisé un référendum sur l’indépendance qui a été adopté à une écrasante majorité. Après quoi, les rebelles sont restés assis à attendre que la Russie leur envoie de l’aide, mais cette aide ne viendra pas. La reconnaissance par Moscou de l’indépendance de Loughansk n’interviendra pas avant 8 ans.
Important : Notez comme Mozgovoï et les siens n’ont pas perdu leur temps à se lancer dans une « guerre culturelle » à la Gramsci, ou dans des dissertations sur les « affreux Bandéristes ». Non, ils ont bousculé les autorités et ont pris le pouvoir par la force. Des patriotes auto-organisés et auto-armés ont déboulé au QG local de l’État fantôme et, à partir de là, les politiciens et les médias pro-Kiev se sont enfuis d’eux-mêmes. Pour les dissidents occidentaux, cet épisode devrait être édifiant, ils devraient en prendre de la graine : c’est ainsi que la rébellion, la sécession et la victoire sont réellement obtenues.
Malheureusement, aucune figure « dissidente » en Occident ne parle ainsi ou ne semble comprendre ces concepts. On parle aux gens de ces « médias » qui dirigent tout, de ces « universités gangrenées par le gauchisme Woke » et autres âneries du même genre, des inepties qui finalement ne font que les maintenir dans leur impuissance et leur indécision face aux pouvoirs en place. La vérité, c’est que le monde moderne repose sur un nombre relativement restreint d’agents qui utilisent la terreur, la technologie et de vastes réseaux de coercition pour maintenir le contrôle sur une masse informe. Comme l’a démontré la rébellion du Donbass, une poignée de nationalistes résolus peut venir à bout de ces nœuds de pouvoir.
Bien sûr, nous devrions tous jeter l’opprobre sur Mozgovoï et les brutes qui l’ont suivi dans ce coup d’État, sur leur manque de charité chrétienne. Moi le premier, n’est-ce pas, je serai le premier à désavouer et à dénoncer tout haut un tel comportement si anti-libéral et anti-démocratique. Mais il faut admettre que ce qu’ils ont fait a été couronné de succès. Moralement odieux, certes, foncièrement inspiré par le mal, mais… eh bien… Et peut-être que si des hommes ayant de telles attitudes devaient émerger dans d’autres parties du monde, eh bien… ma foi …
Mozgovoï était ulcéré par la passivité des rebelles après le coup d’État. Il s’est donc résolu à monter sa propre force, le bataillon Prizrak. Il ne se contenterait pas d’attendre que Moscou intervienne pour prendre les rênes et les protéger des représailles de Kiev. Il rejoignait Strelkov avec sa brigade, prenant part aux violents combats autour de Lyssytchank et de Debaltsev. La brigade Prizrak est la première grande formation à pénétrer en force dans Debaltsev, y entraînant la défaite des Forces Armées Ukrainiennes. Naturellement, Moscou a laissé passer l’occasion de mettre fin à la guerre devant des FAU mal équipées et peu motivées. Au lieu de cela, on a laissé la guerre s’envenimer, laissant à l’ennemi un répit de près de dix ans pour se préparer et se réarmer, sous l’égide de Poutine, dont on répète qu’il est le maître incontesté de l’échiquier géopolitique.
Quoi qu’il en soit, ce bref tour d’horizon étant fait, analysons ce qu’est réellement le « Mozgovoïme », car c’est ainsi que nous pourrons mieux comprendre ce qui s’est caché derrière le Printemps russe. Indice : ce n’était pas du poutinisme, c’est sûr.
Le Mozgovisme
« Aujourd’hui, alors que le peuple russe aperçoit enfin un rayon de lumière dans les ténèbres, on tente de le noyer sous un épais brouillard politique. Alors que des symboles et des idées surgissent qui nous unissent, on s’emploie à salir et à dénigrer le peuple russe qui s’éveille ».
Mozgovoï n’a pas laissé de testament politique dont l’authenticité puisse être certifiée. Un journal électronique de Mozgovoï a été publié, mais Zhuchkovski doute de son authenticité. Il a demandé à l’éditeur de ce journal d’où il l’avait obtenu et celui-ci lui a répondu qu’il l’avait reçu anonymement par courrier électronique, accompagné d’une photographie scannée contenant le passage que j’ai cité plus haut. Zhuchkovski affirme que le passage photographié est bien de Mozgovoï car il correspond parfaitement à son écriture et contient même sa signature qui correspond également.
Je voulais commencer par ce passage parce qu’il résume l’attitude de Mozgovoï à l’égard de Moscou au cours de la dernière année de sa vie. Il ne parlait pas de Kiev, des opérations psychologiques de la CIA ou de Navalny. En fait, bien qu’il les ait combattus, Mozgovoï a plus d’une fois tenu des vidéo-conférences en direct avec des soldats ukrainiens, trouvant avec eux des terrains d’entente, ce qui n’a pas manqué de créer des remous médiatiques et politiques des deux côtés. Le fait est que Mozgovoï ne considérait pas les « Taras » et les « Mykola » (argot désignant les Ukrainiens de base) comme ses principaux ennemis. Il considérait qu’il était en guerre contre une oligarchie mondiale. Et sa haine du Kremlin et de Kiev en tant que bases d’opérations régionales de l’empire mondialiste est un processus qui a mis du temps à se développer.
Mais pour l’heure, intéressons-nous à la vision politique fondamentale du monde de Mozgovoï.
Jouchkovski :
Tout le monde cherchait à se prévaloir de Mozgovoï. Par exemple, les communistes font de Mozgovoï un leader de gauche. Pourtant, il n’y a pas un écrit de Mozgovoï qui exprime de la sympathie pour le communisme ou l’URSS. Lorsque je l’ai fait remarquer à un communiste avec qui j’en parlais, il a avancé la thèse extravagante selon laquelle Mozgovoï était communiste, au moins par ses actes, si ce n’est par ses paroles. Bien sûr, avec une telle approche, on peut revendiquer n’importe quelle personne pour sa chapelle.
Les communistes étaient sincères, ils ont vu quelqu’un agir dans leur sens et ils en ont simplement déduit que c’était – fût-ce inconsciemment – par conviction communiste. Cela rappelle les chrétiens lorsqu’ils disent de quelqu’un qu’il est chrétien parce qu’il a fait de bonnes choses – parfois, c’est en dépit du fait que la personne en question a explicitement rejeté cette religion. Selon Zhuchkovski, ceux qui ont le plus côtoyé Mozgovoï disent qu’il avait une vision éclectique du monde qui s’inspirait à la fois du monarchisme et du socialisme. Cette vision est très proche de celle de Strelkov, avec qui Mozgovoï s’entendait très bien.
Le bureau de Mozgovoï était orné de trois drapeaux : la bannière noire du 17e régiment cosaque du Don, avec le symbole de la tête de mort cher aux gardes blancs, et la bannière de la victoire de l’Armée rouge. Mais celle à laquelle il attachait le plus d’importance, c’était la bannière de la Nouvelle Russie, elle occupait la place centrale. À l’instar de Strelkov, Mozgovoï n’a jamais revendiqué une quelconque autonomie pour Loughansk ou Donestk, il a toujours voulu une « Nouvelle Russie » unie. Quant à la bannière de la Victoire rouge, Mozgovoï justifiait ainsi sa présence :
C’était une guerre terrible. Nos prédécesseurs qui l’ont vécue sont des saints. Nous nous devons d’honorer la bannière sous laquelle ils ont combattu. On me reproche d’avoir un uniforme cosaque aux épaulettes argentées. Je représente la Garde blanche [les traîtres] du général Vlassov, avec, juste derrière moi, la bannière rouge de la victoire. C’est ainsi, le passé de nos oncles et de nos pères est notre histoire, nous n’avons pas le droit de la répéter, mais nous avons le devoir de nous en souvenir.
L’anti-communiste/anti-russe rivé aux schémas de la guerre froide et qui ne connaît absolument rien de la Russie ne verra que cette bannière de victoire et en déduira que la Russie est toujours un État trotskiste/stalinien ou même que l’effondrement de l’URSS n’était qu’une feinte pour tromper l’Occident. Cf. le transfuge Golytsine …
Mais les Occidentaux ne sont pas les seuls à penser de la sorte, les Baltes et les Polonais sont souvent sur la même longueur d’onde. Ce qui m’a toujours le plus amusé, personnellement, ce sont les Américains : ils passent leur temps à pester contre ces « foutus gauchistes SJW » qui renomment tout et déboulonnent les statues. Ils font fort justement remarquer que ce n’est pas idéaliser la Confédération que de laisser les drapeaux et les monuments à leur place, comme cela avait été convenu à l’origine entre le Nord et le Sud. La vérité est que la guerre a été un bain de sang et qu’aucun des deux gouvernements n’était tout blanc ou tout noir. C’est tout à l’honneur de Lincoln et des gouvernements yankee successifs si les monuments ont été laissés en l’état. Instinctivement, la plupart des gens réprouvent les comportements iconoclastes, qu’il s’agisse des modernes SJW qui se déchaînent sur les campus, des fanatiques de l’ISIS en Syrie et en Irak qui s’en prennent aux ruines, ou des premiers chrétiens qui détruisaient les temples grecs et romains.
C’est exactement ce que ressentent une majorité de Russes qui, par ailleurs, n’entretiennent pas de sympathies particulières vis-à-vis de l’URSS, au sujet des symboles de l’Armée rouge ou de l’État soviétique. Les patriotes ont bien conscience que les bolcheviques étaient issus d’une ethnie hostile qui s’est emparé du pouvoir et qui les a massacrés, pourtant, ils ne vont pas chercher à rendre les symboles de l’URSS illégaux et se mettre à en avoir honte, tout ça pour complaire à une bande de Polonais, de Baltoïdes et de dinosaures de la guerre froide qui détesteront toujours la Russie, quels que soient les drapeaux qui flottent sur le Kremlin.
Simple.
Les ancêtres de Mozgovoï étaient des cosaques du Don et, selon des proches qui l’ont connu, il s’est entiché dans sa jeunesse de la Russie d’avant la Révolution. Comme Strelkov, Mozgovoï était un véritable acteur de théâtre et il existe des photos de lui déguisé en officier de la Garde blanche. C’est peut-être même en partie pour cela qu’ils s’entendaient si bien.
Ainsi, par une sorte d’ironie de l’histoire, en plein Donbass, réputé pour avoir été le cœur industriel de l’URSS, les deux commandants devenus des légendes du Printemps russe, sont des inconditionnels de la Garde blanche. Et pour couronner le tout, les rebelles qui ont recruté Mozgovoï étaient communistes.
Jouchkovski se souvient d’une interview au cours de laquelle un journaliste britannique avait demandé à Mozgovoï qui il considérait comme les grands héros de l’histoire :
Pratiquement tous les officiers de la Garde Blanche, a-t-il dit. Sans vouloir offenser Joukov [le généralissime soviétique qui a battu la Wehrmacht].
En fait, pour Mozgovoï, la période soviétique a été un véritable traumatisme collectif :
Pendant 70 ans, notre peuple a appris à trembler devant l’administration. Ce conditionnement a été tel qu’aujourd’hui encore, au seul mot de bureaucrate, les gens se replient dans leur coquille. Puis, au cours des 20 dernières années, on nous a appris à nous courber devant les riches et à travailler pour eux sans poser de questions. Cette combinaison toxique a créé un organisme décérébré qui peut être payé au strict minimum au service des oligarques et d’une armée de chinovniks (bureaucrates).
Tel est le résultat de 70 ans de régime soviétique et de plus de 23 ans de gouvernement oligarchique.
Je n’exècre pas l’URSS autant que Mozgovoï, mais je suis absolument d’accord avec sa déclaration à 150 %.
Même si on peut avoir la nostalgie de l’URSS parce que la vie y était généralement plus stable que dans la Russie ou l’Ukraine d’aujourd’hui, il faut reconnaître que l’écrasante bureaucratie du système soviétique n’était pas d’une nature spécialement vertueuse et qu’elle aura laissé des cicatrices dans la société.
En outre, il se trouve que la Russie et l’Ukraine ont conservé le pire de l’URSS tout en en éliminant ce qui était utile et bon. Il s’ensuit que le côté déshumanisant de la bureaucratie soviétique est resté, mais qu’il est désormais entre les mains d’une oligarchie internationale qui règne sur le peuple et qui est sans doute encore moins bien disposée à son égard que l’ancien Politburo. Le système soviétique enjoignait à se soumettre, de sorte qu’on devait – bon an mal an – se satisfaire de rentrer chez soi, dans son petit clapier du bloc stalinien, et regarder depuis son balcon, en compagnie de son chat, le soleil se coucher lentement. Aujourd’hui, le même système est en place, mais sans les avantages sociaux ni la stabilité sociale, avec en prime la diversité dans la cage d’escalier.
Vous vous souvenez de la première citation de Mozgovoï, lorsqu’il disait que systématiquement « on » dénigrait et « on » salissait les Russes qui avaient des velléités d’émancipation ? Eh bien, le « on » ce sont « eux » : les bureaucrates, les oligarques et l’État fantôme (plus important aujourd’hui que jamais). Ceux qui maintiennent les Russes dans un état où ils se contentent de travailler et de mourir pour quelques miettes. Et le Printemps russe, c’est ce qu’il représentait réellement pour Mozgovoï – un réveil de ce super-organisme vaincu et asservi : le peuple russe, au sens organique du terme. Mozgovoï n’avait que mépris pour ceux qui s’accrochaient à leurs chaînes obstinément.
Dans l’un de ses tout premiers enregistrements vidéo pour le compte des séparatistes, Mozgovoï déclarait :
Je suis Mozgovoï Alexei Borisovich. Je ne cacherai ni mon visage ni mon nom. Je veux lancer un appel à mes compatriotes des régions de l’Est. Assez de rester vautré sur le canapé ! Assez de penser que quelqu’un fera quelque chose pour vous ! Ne vous inquiétez pas pour votre tête, inquiétez-vous de votre honneur. Nos oppresseurs nous ont laissé une chance, si nous ne la saisissons pas, il n’y en aura pas d’autre. Manquer cette occasion sera facile, la rattraper, impossible. Je choisis la Russie, je suis pour la Russie !
C’était avant que Mozgovoï ne perde toutes ses illusions sur Moscou. Mais que le peuple devait se bouger le cul parce que personne ne le ferait à sa place, est un thème qui revient en permanence dans son message, c’est une clé de sa vision du monde. « Aide toi et Moscou t’aidera » pensait-il encore à l’époque :
Qu’est-il arrivé à notre peuple? Que sommes-nous devenus que nous ne voulions prendre les armes pour défendre notre propre liberté ? Quelle espèce de peuple, sans principes, ni honneur, ni idéal ? À quel prix avons-nous vendu notre liberté ? Une pitoyable aumône du chinovnik [bureaucrate] ? N’avons-nous pas tout abdiqué pour un estomac plein ? J’entends souvent des accusations à l’encontre de la Russie concernant le non-envoi de troupes. J’ai également une question à poser. Qui la Russie devrait-elle aider dans cette situation ? La majeure partie de la population fait semblant de ne pas remarquer ce qui se passe en ce moment. Les gens qui ont une mentalité d’esclave n’ont besoin de personne d’autre que de leur propriétaire. Tant que nous ne comprendrons pas cela, rien ne changera dans nos vies.
Ça, c’est valable pour tous les nationalistes à travers le monde.
Les masses ne peuvent être réveillées qu’à coup de pied dans le c*. Les belles paroles et les essais bien léchés, ça va un temps. Les gens réagissent au pouvoir et à l’autorité. Saisissez-les en premier et les masses suivront. Mettez la charrue avant les bœufs, vous irez dans le mur. Mozgovoï était sans complaisance vis-à-vis de son peuple, de son attitude docile et résignée qui l’agaçait, son intransigeance à ce sujet n’a jamais varié. Il n’a jamais donné dans la démagogie, il exigeait de ses compatriotes qu’ils sortent de leur apathie, simplement en donnant l’exemple, en payant de sa personne.
Dans la partie de l’oblast de Loughansk dont Mozgovoï s’était rendu maître, il avait réussi à éradiquer la criminalité du jour au lendemain ; son ami, Strelkov, faisait le même ménage à Slavyansk. Ce n’était pas rien. Comme le savent les lecteurs des Chroniques, le Donbass était et est toujours l’endroit le plus corrompu et le plus criminel d’Europe de l’Est. De plus, Mozgovoï ne pouvait compter sur l’aide de Moscou, refusant de se subordonner aux autorités officielles de la LDNR [République populaire de Loughansk] : sa brigade a dû se débrouiller seule.
Pourquoi Moscou et sa clique de la LDNR ne parvenaient-ils pas à mettre au pas Mozgovoï ? Parce qu’il était déjà une légende vivante. Les gens du Donbass ne lui tenaient pas rigueur de ses déclarations au sujet de leur mentalité d’esclave. On admirait l’homme d’action, celui qui ne s’embarrassait pas de vains discours sur les « droits », l’« autodétermination » ou la « justice ».
Pour Mozgovoï, se soumettre aux autorités de la LDNR n’impliquait pas seulement la dissolution de sa brigade, mais aussi le retour de l’ancien système. Cela signifiait le retour des chinovniks, de la corruption, des mafias ethniques, etc. La seule différence, c’est que le système serait piloté depuis Moscou au lieu de l’être depuis Kiev. En bref, cela signifierait que tout le printemps russe avait eu lieu en vain et Mozgovoï n’était pas du genre à trahir les espérances du mouvement.
Rappelons que dans ses premiers appels, il disait au peuple qu’il tenait une chance unique de changer sa vie. Alors qu’en Occident on attendait le retour de Jésus – ou d’Hitler, à l’été 2014, Mozgovoï avait vu qu’une fenêtre d’opportunité s’ouvrait, au cours de laquelle ni Kiev ni Moscou n’avaient plus la main sur le Donbass. Ses harangues contre le peuple ne se voulaient pas méprisantes, elles voulaient aiguillonner, réveiller, pour que le peuple ne laisse pas passer la chance offerte par le printemps russe de se libérer.
Mozgovoï ne s’est pas contenté de mettre la criminalité à genoux. Il a ouvert quatre soupes populaires qui nourrissaient gratuitement des centaines de personnes chaque jour. Il a maintenu les entreprises en activité en les débarrassant du système de racket qui pesait sur elles : les petites entreprises devaient verser au FSB, au SBU ou aux mafias ethniques une dîme de protection, la krisha. Il a également assuré le fonctionnement des maternités et de l’électricité en attirant, par son seul charisme, des bénévoles venus de Russie.
L’un des projets les plus intéressants de Mozgovoï, qu’il n’a malheureusement pas pu mener à bien en raison de son assassinat, consistait à organiser une sorte de caste de soldats laboureurs.
Jouchkovski :
Au printemps 2015, le commandant de la brigade Prizrack accordait une attention particulière au développement de l’agriculture autour d’Alchevske (ville de Mozgovoï). Il répétait que la guerre prendrait fin un jour ou l’autre et qu’il fallait dès à présent jeter les bases de son renouveau. Mozgovoï s’entretenait régulièrement avec les agriculteurs et les encourageait dans leur travail. Il s’intéressait à leur flotte de camions et à leur équipement, il recherchait des spécialistes pour les aider à remettre sur pied leurs exploitations et trouvait des soutiens en Russie pour fournir les matériaux de construction et les équipements neufs.
Mozgovoï souhaitait que sa brigade pourvoie à ses besoins sans compter sur l’aide russe. À cette fin, il avait prévu un système d’agriculture militaire, les Prizrack devaient produire les denrées dont ils avaient besoin. La dernière fois que le commandant de la brigade est apparu sur Internet, c’était pour rendre compte de l’avancement du projet.
Dans une vidéo publiée par Prizrack le 20 mai 2015 et intitulée « premier pas vers l’agriculture militaire », Alexei remercie ceux qui soutiennent matériellement la brigade et déclare d’une voix calme : « Chers amis de la brigade Prizrack, vous voyez ici une maison où 150 poussins grandissent. Je suis serein pour notre avenir ».
Dans les trois jours, le commandant de la brigade était assassiné.
Mozgovoï était en fait à la tête d’une « révolte contre le monde moderne ».
Il s’agissait également pour Mozgovoï de renouer avec ses racines cosaques en remettant en vigueur un régime d’autosuffisance indépendante de toute autorité mondialiste ou oligarchique et capable de se défendre.
Dans cet ordre d’idée, il a tenté de mettre en place un conseil de guerre regroupant tous les principaux commandants de terrain de la LDNR et de la DNR [République populaire de Donetsk]. Ce projet, comme celui de l’agriculture militaire, n’a pas abouti car seuls les commandants de niveau intermédiaire, ceux qui n’avaient pas encore été achetés par l’une ou l’autre partie, se sont montré intéressés. Les autres n’ont pas eu le courage d’adhérer à l’idée de Mozgovoï parce qu’ils dépendaient tous, contrairement à la brigade de Mozgovoï, des subsides de Moscou. Moscou et les autorités officielles de la LDNR/DNR cherchaient à tout prix à éviter que Donestk et Loughansk ne forment une sorte de gouvernement central unifié et poussent trop loin leurs efforts d’indépendance.
Moscou s’était engagé à restituer ces territoires à l’Ukraine (moyennant quelques concessions, bien entendu).
[NDLR : Avec d’autres territoires habités par des Ukrainiens, le Donbass a été incorporé administrativement dans la République socialiste soviétique d’Ukraine au lendemain de la guerre civile russe (par la bêtise des découpages des dirigeants soviétiques léninistes, trotskystes et staliniens), puis à partir de 1991 dans l’État ukrainien ayant arraché une indépendance dans la tourmente de l’effondrement de l’URSS. En 2014 et après, il ne s’agissait donc pas pour la Fédération de Russie de « restituer ces territoires à l’Ukraine ».
Néanmoins, certes, le rêve de Mozgovoï d’une Novorossia ne coïncidait peut-être pas avec les plans russes : le Kremlin pouvait éventuellement être « effrayé » d’un Donbass à ses portes qui soit effectivement totalement indépendant de Kiev comme de Moscou…]
Mozgovoï, quant à lui, s’en tenait à la seule Nouvelle Russie. Un conseil militaire officiel des deux commandements de la LNR/DNR aurait pu, en théorie, constituer une première étape vers un rattachement à la Russie dont Moscou ne voulait pas à l’époque. Seul Mozgovoï avait les couilles de défier Moscou sur la question.
En tout état de cause, voici comment Mozgovoï voyait son conseil militaire :
Je suis moi-même un Cosaque du Don. Les Cosaques avaient un cercle d’Atamans qui décidaient collectivement de toutes les décisions importantes. Pourquoi ne pas concevoir le conseil militaire sur le modèle du cercle cosaque ? Chaque membre devrait avoir le droit de voter, d’écouter, de s’exprimer et de participer directement à la prise de décision sur les questions urgentes. De cette manière, nous partagerions collectivement la pleine responsabilité collective de ce qui arrive. Peut-être cela accélérera-t-il la construction de notre république.
À un journaliste qui lui demandait si un tel conseil pourrait s’intégrer dans la structure gouvernementale officielle de la LNR, il répondait :
Je ne vois pas de contradiction entre le fait de l’intégrer dans le gouvernement et le fait qu’il soit en dehors du gouvernement et qu’il fonctionne comme un mécanisme de contrôle des actions des autorités.
De toute évidence, Mozgovoï voulait que l’Assemblée militaire pèse sur la seule question qui vaille : le rattachement à la Russie. À quoi bon sinon créer une structure parallèle à celles qui existaient déjà à la tête des deux républiques ? Il est bien dommage qu’il n’ait pas été suivi, d’autant que les commandants qui ont voulu jouer double jeu avec Moscou ont fini comme Mozgovoï, et probablement assassinés par les mêmes. Cela n’enlève rien à la valeur des Givi, Dremov, Belzer ou même Zarchenko. C’est simplement que le temps a donné raison à l’intransigeance de Mozgovoï. Tous ces hommes n’étaient pas moins courageux que Mozgovoï, mais ils ont eu le tort d’avoir plus confiance en Moscou qu’en eux-mêmes. Or, cette confiance était mal placée : comme l’a montré le début de la guerre en février 2022, les milices de la LDNR et de la DNR, après huit années de soi-disant soutien de Moscou, étaient en réalité toujours aussi scandaleusement mal équipées et entraînées.
[NDLR : Suffisamment équipées et entraînées quand même pour empêcher que Kiev ne les balaye au cours de la période 2014/2022. Alors qu’on sait aujourd’hui que sous couvert des accords de Minsk et du « format Normandie » qui servaient de « pattes blanches » pour flouer le Kremlin, il y avait les « mains rouges » occidentales de la CIA et autres services qui aiguillaient les financements, les armes et le renseignement au profit de Kiev sous condition de servir les plans russophobes des néo-conservateurs américains…]
Un bon exemple de ce que Mozgovoï avait en vue en parlant d’une autorité populaire a été donné le 25 octobre 2014, lorsqu’il faisait passer un policier accusé d’avoir violé une adolescente et un néo-nazi toxicomane accusé d’avoir aidé les Ukrainiens devant une juridiction populaire. La brigade Prizrack avait invité les habitants de la ville à venir se prononcer sur le sort des accusés.
Jouchkovski :
Bonjour aux habitants d’Alchevsk, déclarait Shevchencko (commandant en second de la brigade Prizrak). Nous vous avons invités ici aujourd’hui pour qu’enfin, sur ce sol, nous puissions tenir un tribunal populaire. Nous, la milice populaire, vous demandons de décider du sort de ces deux individus au visage couvert (les accusés avaient alors les yeux bandés) qui ont, selon nous, commis des crimes odieux. Nous voulons, pour la première fois depuis de nombreuses années, que la loi soit servie comme le peuple l’entend. Dans cette optique, toutes vos voix seront prises en compte. À notre avis (celui de la brigade), les crimes commis par ces individus appellent la plus haute forme de punition.
« Je parlerais de justice », dit Mozgovoï, assis à proximité. « Oui, et surtout que justice soit faite », ajoute Shevchencko.
Après que les enquêteurs de la Prizrak, qui à l’époque remplissait souvent des tâches normalement dévolues à la police, aient passé en revue les détails du viol et les conclusions de l’enquête, ils recommandaient que le prévenu soit exécuté. À ce moment-là, Mozgovoï prenait le micro et déclarait :
Vous avez écouté les informations et compris l’essence du crime. Maintenant, je veux que vous compreniez pourquoi nous vous avons convoqués ici et pourquoi nous organisons ce tribunal. Même si ce tribunal n’est pas conforme aux normes officielles de la jurisprudence selon les hommes de loi, il est conforme à l’autorité du peuple. Aujourd’hui, vous avez pour la première fois l’occasion de vous manifester en tant que société civile active dont les paroles et les opinions comptent. Aujourd’hui, vous avez la chance de partager collectivement la pleine responsabilité de ce qui se passe. Chacun d’entre vous doit comprendre que la construction d’un nouvel État n’est pas l’apanage de quelques-uns. Chacun doit apporter une contribution concrète. Avant de prendre une quelconque décision ici, dans ce tribunal, avant tout, réfléchissez bien. Vous avez tous le droit de parler ici, c’est à cela que sert le micro. Nous avons été contraints de rester silencieux toute notre vie, mais aujourd’hui, nous avons tous le droit de parler.
Cela ne veut pas dire que Mozgovoï voulait d’une caricature de dictature militaire. Dans l’affaire du policier et du viol, cela a effectivement été l’occasion d’un échange animé entre les citoyens. La plupart exigeant qu’il soit exécuté, mais une minorité reprochant à la jeune fille d’être une pute. Or, il se trouve que le policier en question était aussi un membre récent de la brigade, bien qu’il n’ait jamais combattu. À un moment donné, une femme a demandé aux dirigeants de la brigade comment ils avaient pu laisser un tel homme s’engager. Shevchencko, le numéro deux de Mozgovoï, a répondu :
Eh bien, nous vous demandons à vous, le peuple, de décider de son sort et nous sommes la milice du peuple. Nous nous considérons comme faisant partie du peuple. Nous avons attrapé un criminel, rassemblé des preuves, et nous avons apporté tout cela devant vous sans rien cacher, contrairement à l’autorité précédente qui a tout dissimulé. Nous n’avons pas caché qu’il était l’un des nôtres.
La question avait piqué au vif Mozgovoï qui prenait le micro après Shevchencko :
Vous nous reprochez qu’il ait été parmi nous, mais j’ai une question à vous poser : où étiez-vous quand il vivait parmi vous ? Lorsqu’il s’est retrouvé parmi nous, il a été rapidement jugé, comme vous pouvez le constater. Où étiez-vous, chers citoyens, lorsqu’il était parmi vous ?
À son tour, l’un des enquêteurs prenait le micro et demandait sur un ton sarcastique :
Ananev (le policier accusé) n’aurait-il pas pu s’en sortir en évitant toute poursuite sous les autorités précédentes ?
Le vote des citoyens présents s’est soldé par un refus d’exécuter le policier, tandis que l’espion était condamné à la peine capitale. Le livre ne précise pas combien de temps le policier aura croupi en prison, ni si la sentence de l’espion a eu le temps de s’appliquer, Mozgovoï a été assassiné et tout le système qu’il essayait de construire a été démantelé. Tout le procès aura eu lieu en vain.
Mais avant le vote, Mozgovoï reprenait le micro une dernière fois :
Je tiens à répéter que vous constituez la plus haute autorité pour laquelle nous nous battons. Pour une autorité populaire. Si vous pensez qu’à l’avenir, il y aura un bon vieux bureaucrate qui reviendra pour tout régler, vous vous trompez. Il est temps de prendre les choses en main. Tout. Des affaires judiciaires aux questions économiques et politiques. Votre heure est venue, réveillez-vous !
Voilà qui fait à peu près le tour de la pensée politique de Mozgovoï : une caste militaire agraire, un conseil de direction militaire travaillant sur les questions majeures, et une implication de la population dans les affaires quotidiennes – justice, économie et politique intérieure. Pas d’espion au milieu de la population, pas de bureaucratie, pas de gang ethnique. Tout cela sonne terriblement naïf et utopique, mais l’expérience, aussi éphémère fût-elle, aura rencontré un franc succès: jusqu’à son assassinat, Mozgevoï aura été un homme adulé.
Il faisait aussi suffisamment peur pour que Moscou ne se décide à le tuer.
En plus de son principe d’organisation de la cité que les politologues pourraient qualifier de « distributisme » [Le distributisme met l’accent sur le principe de subsidiarité. Ce principe soutient qu’aucune entité (sociale, économique ou politique) ne devrait prendre en charge une fonction qui peut être confiée à une unité plus petite], deux autres thèmes reviennent fréquemment dans la rhétorique de Mozgovoï : l’antifascisme et le rejet des oligarchies.
Passons au point beaucoup plus polémique de l’« antifascisme », car je sais qu’il en fera bondir certains et que les anti-Russes seront que trop heureux de pouvoir s’en saisir, je laisse notre biographe Zhuchkovski ouvrir le bal :
L’antifascisme constituait presque une idéologie officielle au début de la révolte à Loughansk. Au cours des premiers mois de la guerre, le commandant de la brigade parle souvent du fascisme en Ukraine et qualifie la milice d’antifasciste. Cependant, au fil du temps, sa relation avec ce thème a connu une évolution certaine.
Au fur et à mesure que Mozgovoï perdait ses illusions sur Moscou et sa clique de la LDNR, il cessait de parler du fascisme.
Jouchkovski :
Déjà début 2015, interrogé sur son expérience des fascistes ayant participé à la guerre du côté ukrainien, Mozgovoï répondait : « Mais, je n’y ai vu aucun fasciste, aucun Hitler, aucun Goebbels. En général, ce ne sont que ce que nous appelions il n’y a encore pas si longtemps, des « travailleurs ». Il est faux d’accuser la population ukrainienne d’être fasciste. Lorsque nous aurons enfin compris qui manipulent nos cerveaux, peut-être pourrons-nous cesser de nous entretuer ?
Mozgovoï s’entretenant avec un journaliste sur le fascisme :
Journaliste : Je voudrais vous parler du cas italien, en Italie, il existe un véritable mouvement antifasciste indépendant …
Mozgovoï l’interrompt : Mon cher, il n’y a pas de véritable fascisme. Le mouvement antifasciste… vous savez, c’est comme en informatique … il y a les virus et les anti-virus et ce sont les mêmes personnes qui créent les deux.
Journaliste : Vous pensez donc qu’il n’y a pas de fascisme en Ukraine ?
Mozgovoï – Il n’y a que des manipulations politiques, rien de plus. Créer un mouvement et son contraire. Jouer de l’opposition des deux.
Mozgovoï écrit à propos du fascisme:
Tout le monde est censé combattre le fascisme sous toutes ses formes. Chaque camp s’efforce de montrer la présence du fascisme dans le camp adverse. La ficelle est bonne, car, pour nous qui avons survécu à la guerre avec les vrais fascistes, qu’est-ce qui pourrait mieux servir de détonateur à l’actuel massacre suicidaire des frères ? Oui, un massacre et non une guerre. Le spectre du fascisme, bien sûr ! Chers concitoyens, voulez-vous un ennemi ? En voilà un tout trouvé. Oh, et juste à portée de clic, partout sur l’internet et les médias sociaux, nous avons tous ces slogans et symboles, tous ces insignes alarmants. Il y a ces rassemblements géants avec ces foules de jeunes gens déguisés en nazis qui poussent comme des champignons. C’est le moment de prendre des tas de photos et de les afficher partout. Après tout, il faut non seulement former l’image de l’ennemi, mais aussi la diffuser et la promouvoir. Mais soudain, quelque chose cloche. Pour une raison ou une autre, tous ces jeunes fascistes sont introuvables. Au lieu de cela, ce sont des ouvriers mobilisés, des paysans et des soldats sous contrat qui sont faits prisonniers et qui n’ont pas grand-chose à voir avec le fascisme. Partir combattre le fasciste, c’est tomber sur des gens comme vous. Pourquoi sont-ils comme nous ? Parce qu’ils s’enfoncent la même merde dans les oreilles. Qui sommes-nous pour eux ? Nous sommes fascistes pour eux aussi, bien sûr.
Et en effet, aujourd’hui encore, la propagande occidentale et ukrainienne qualifie la partie russe de menace fasciste. Mozgovoï a vu clair dans cette mystification.
Jouchkovski :
Lorsque l’on parle de fascisme en Ukraine, on présente très souvent les personnes qui défilent avec des torches dans les villes ou l’utilisation de certains insignes par des soldats du front. Cependant, le fascisme n’est pas l’idéologie du gouvernement ukrainien et ses dirigeants ne sont généralement pas de nationalité ukrainienne. En Ukraine, un système de clan oligarchique a été mis en place et ses membres ne travaillent qu’à la recherche du pouvoir et de l’enrichissement. S’il leur est profitable d’employer des radicaux ou des nazis, ils le font. Même si a priori les membres juifs du gouvernement ukrainien n’ont aucune raison de travailler avec ceux qui utilisent les symboles de l’Allemagne nazie. Pour ces raisons, Mozgovoï ne considérait pas que l’ennemi principal de la Nouvelle Russie était le fascisme abstrait ou même le gouvernement ukrainien, mais plutôt les conglomérats oligarchiques qui profitaient de la guerre dans le Donbass.
[NDLR : Finalement il n’y a donc ni « fascistes » au pouvoir à Kiev, ni « fascistes » au pouvoir à Moscou.
Côté Moscou, la rhétorique de « dénazification » de l’Ukraine est un argument à usage interne russe, presque subliminal, faisant appel à la mémoire et à la mythologie russe de la « grande guerre patriotique contre le fascisme » pour motiver la fraction des masses encore nostalgiques au soutien à l’opération militaire.
Quant à Kiev, avec le coup d’État du Maïdan le pouvoir est tombé aux mains des clans d’oligarques proches des néo-conservateurs américains. Et nous avons fait litière des pseudo groupes « fascistes » ou « nationalistes » ukrainiens qui se sont eux aussi laissés enrôler au service de la géopolitique néo-conservatrice Yankee dans cette région d’Europe ; Cf : Ukraine : des « néo-nazis » ou des « nationalitaristes galiciens » faisant le jeu des néo-conservateurs ?]
Et nous en venons donc au troisième point, les oligarchies. Le fait que Mozgovoï déclare que les oligarques juifs qui profitent de la guerre sont les principaux méchants est un point très important, mais cela va dans les deux sens. Mozgovoï savait très bien que le printemps russe était étouffé, de son vivant, par Moscou, pour le compte de ces mêmes clans oligarchiques – la mafia juive du Donbass, pour ne pas la nommer. Par exemple, on savait que si Marioupol n’avait pas été libérée en 2014 ou 2015, c’était pour ne pas faire de l’ombre aux intérêts commerciaux personnels d’Akhmetov.
Ce qui mettait le plus Mozgovoï hors de lui, c’était l’incapacité des autorités de la LDNR/DNR à purger le Donbass de l’ancienne bureaucratie. En d’autres termes, les mêmes chinovniks qui travaillaient déjà sous le règne de Yanokovich étaient toujours au pouvoir. Or, pour qui ces Chinovniks travaillaient-ils vraiment ? En fait, Kiev avait purgé la bureaucratie plus profondément que la LDNR/DNR, mais cela s’est fait au profit des oligarques de Dnipropetrovsk (Kholomoisky) et aux dépens du clan du Donbass. En d’autres termes, il ne s’agissait que d’un épisode de la lutte des clans entre les divers oligarques. Les gouvernements LDNR/DNR ont laissé en place leur bureaucratie oligarchique, dont Yanokovich était membre, et cette oligarchie du Donbass n’avait absolument aucun intérêt à libérer réellement le Donbass de Kiev. Ce qu’ils voulaient, tout comme le Kremlin aujourd’hui, c’était de retrouver leur place à la table de Kiev. En outre, comme cela a déjà été dit, les habitants du Donbass détestaient Yanokovich tout autant que les oligarques en général, son clan ne faisant pas exception à la règle. Mozgovoï, en purgeant les fonctionnaires corrompus de son administration, a fait de son territoire l’un des plus stables et des plus respirables du Donbass, tant du moins qu’il était aux affaires. C’est l’une des nombreuses raisons qui le rendait si populaire, mais qui le faisaient aussi détester de Moscou et de sa clique de Loughansk.
En octobre 2014, un journaliste ukrainien organisait une vidéo-conférence au cours de laquelle deux officiers ayant combattu aux côtés de l’Ukraine lors de l’opération ATO [Joint Forces Operation] contre le Donbass s’entretenaient avec Mozgovoï. Le fait que le journaliste ait voulu que le dialogue se fasse spécifiquement avec Mozgovoï témoigne de l’estime dans laquelle il le tenait. Certains passages de cette conversation mettent en lumière le caractère anti-oligarchique de la philosophie générale de Mozgovoï. De même, sa volonté de parler avec des officiers militaires ukrainiens publiquement et sur un pied d’égalité indique qu’il ne les considérait pas comme ses véritables ennemis.
Mozgovoï s’adressant à des officiers ukrainiens :
Pour l’essentiel, les troupes des deux camps sont composées de gens ordinaires que nos oligarques utilisent comme de la chair à canon. C’est ainsi que je vois les choses. Dans l’ensemble, les participants au Maidan appelaient à des changements positifs. L’idée de Maidan ne diffère pas particulièrement de nos idéaux. Personnellement, j’ai toujours affirmé que nous ne nous battions pas contre le peuple ukrainien. Nous nous battons avant tout pour la justice et la vérité. Nous luttons contre le poids de l’oligarchie dans notre société et de ses nuisances toxiques.
Bien entendu, en fonction du public visé par Mozgovoï, sa rhétorique pouvait varier. Par exemple, lorsqu’il s’adressait en priorité aux Ukrainiens, il soulignait sa sympathie pour Maïdan et le fait qu’il ne se battait pas spécifiquement contre les Ukrainiens. Lorsqu’il s’adressait à des auditeurs russes, il pouvait parler de prendre d’assaut et de bombarder Kiev. À mon avis, il n’y a pas de réelle contradiction. Mozgovoï voulait que le printemps russe aille jusqu’au bout et la prise de Kiev serait l’expression physique/géographique de cette victoire. Cependant, le thème constant de sa rhétorique, quel que soit le public auquel il s’adresse, était son opposition totale à l’oligarchie. Mozgovoï dans une autre interview :
À ce jour, nous ne nous sommes toujours pas débarrassés des ennemis qui agissent dans notre dos. Tant que nous ne l’aurons pas fait, nous ne pourrons pas avancer.
(Je pense qu’il est maintenant évident à qui Mozgovoï fait allusion en parlant des ennemis de l’arrière et qu’il ne s’agit pas seulement des espions du SBU).
Le journaliste demande ensuite à Mozgovoï ce qui arrivera lorsqu’il en aura terminé avec les ennemis de l’arrière.
– Nous irons droit sur Kiev.
– Donc, votre objectif, c’est Kiev?
– Notre objectif est de libérer toute l’Ukraine des oligarques et de ces vendus de chinovniks. Assez de ces gens dont les avoirs dépassent déjà de plusieurs fois le budget de l’État ! Il est temps qu’ils partagent un peu.
– C’est-à-dire que c’est le même objectif que ceux qui étaient à Maidan, je ne vois pas la différence.
– C’est ce que je ne parviens pas à comprendre. Ceux qui nous combattent aujourd’hui se battent pour les intérêts des oligarques. Je serais heureux de parvenir à un accord avec les troupes régulières, avec les gens honnêtes du Maidan. Nous avons les mêmes intérêts qu’eux. Ils veulent être libres. À quoi ça sert de nous battre entre nous ? Depuis l’époque des chevaliers teutoniques, il est clair qu’il vaut mieux ne pas s’en prendre à des Slaves : ceux qui viennent avec une épée seront tués. On a compris qu’il était préférable de mettre l’épée dans la main d’un autre Slave et de les forcer à s’entretuer. Notre tâche est de faire comprendre à nos frères que nous sommes les mêmes, avec les mêmes objectifs qu’eux.
– Mais vous avez l’intention d’investir Kiev ?
– Pourquoi pas ? Ils veulent bien prendre d’assaut Loughansk et Donetsk. Kiev vaut mieux que ces villes ?
– Et après Kiev ? Toujours plus à l’ouest ?
– Voyons ce qui se passera si les soldats de l’autre côté comprennent enfin qu’ils se battent contre eux-mêmes : tout cela peut s’arrêter demain
– Quels sont vos projets les plus urgents?
– Avoir un Tochka U pour tirer sur Kiev, qu’on venge le sang du Donbass
– Les Ukrainiens vous ont tiré dessus au Tochka U ?
– Pas plus tard qu’il y a quelques jours, ils ont frappé la ville de Rovenki dans l’oblast de Loughansk. Si l’ennemi veut se battre avec ces méthodes, pourquoi ne devrions-nous pas lui répondre de la même manière ?
Jouchkovski pense que Mozgovoï affichait, en l’occurrence, une soif de sang volontairement outrancière, fonction de son interlocuteur, un journaliste de l’Ouest, de gauche, facile à choquer. Il savait que ses paroles seraient répercutées et entendues des Russes, or il fallait que les Russes entendent que Mozgovoï était au courant de l’attaque de missile sur Rovenki et qu’il n’avait pas l’intention de faire comme s’il ne s’était rien passé. Néanmoins, dans cet échange, Mozgovoï avait martelé ce qu’il avait toujours martelé : le véritable ennemi, c’était l’oligarchie. Simplement, la vision qu’il avait de son rôle de meneur péchait parfois par une certaine naïveté dans l’expression.
Dans une autre interview, Mozgovoï précisait sur ce qui constituait à ses yeux une victoire :
– La victoire ne peut pas être que militaire. Elle doit s’accompagner d’un changement dans la vision du monde et de l’humanité, être un tournant radical. L’homme va-t-il continuer à vivre dans le cadre dans lequel il a été parqué ou va-t-il s’en libérer ? Tant que nous ne penserons pas par nous-mêmes et à décider de nos propres affaires, nous ne pourrons pas crier victoire. Tous les sacrifices auront été vains.
Dubitatif, le journaliste lui demande si ces objectifs s’atteignaient les armes à la main. (Ce que je peux détester ces journalistes moralisateurs qui se la pètent).
– Non, les deux camps ne se sont déjà que trop affrontés. Il leur suffira de peu maintenant pour comprendre qu’ils se battent avec leur propre image dans le miroir. D’un côté, il y a un chauffeur de taxi et de l’autre, un autre. Contre qui et pour quoi se battent-ils ? Contre l’oligarchie et pour une vie meilleure. C’est juste qu’on a dit à l’un « tu te bats pour ta terre que les Russes ont occupée » et à l’autre que « tu te bats contre le fascisme ».
Le journaliste répond que, selon la logique de Mozgovoï, la victoire sera atteinte lorsque tout le monde aura renoncé aux armes, ce à quoi il répond :
– S’ils déposent leurs armes comme ça, ils pourront toujours les reprendre. La victoire interviendra seulement lorsque tout le monde aura vraiment compris pourquoi et pour quoi il faut le faire.
En attendant, petit à petit, vidéo après vidéo, Mozgovoï s’approchait de la limite. Dans celle-ci, il est de nouveau avec des Ukrainiens, des journalistes et des soldats, et, de nouveau, il veut désigner aux yeux de tous le véritable ennemi. Il commence par demander pourquoi les Ukrainiens larguent des Tochka U sur Donestk.
– Pouvez-vous nous expliquer pourquoi des Tochka U sont tombés sur Donestk aujourd’hui ?
Les Ukrainiens répondent qu’ils se posent la même question et qu’ils se demandent si une « tierce partie » n’est pas à l’œuvre. Mozgovoï saisit la perche qui lui est tendue :
– Je vais vous le dire. Il y a bien ici une tierce partie. Elle travaille à semer la division, à diviser pour mieux régner. Elle se sert des services spéciaux, du SBU et du FSB [services de sécurité de l’Ukraine et de la Russie respectivement], les descendants du KGB. Les deux ont le même maître et nous voyons aujourd’hui les résultats de leur travail. Ce sont eux le problème, c’est d’eux qu’il faut s’occuper.
Le fait que Mozgovoï mette le FSB et le SBU dans le même panier parle de lui-même.
Et voici ce que l’un des Ukrainiens disait au cours de la conversation :
– En fin de compte, nous sommes assis là, impuissants, sans pouvoir faire quoi que ce soit, comme un chien qui comprend ce qui se passe mais ne peut pas parler.
Lors de la vidéo suivante, une journaliste alors inconnue, mais aujourd’hui assez célèbre en Russie et en Ukraine, Tatiana Montian, était présente. Tatiana est devenue une proche collaboratrice de Murz (aujourd’hui décédé, suicidé) et de Vladimir Grubnick (vétérinaire du Donbass harcelé par le FSB). Au cours de leur discussion, Montian faisait le commentaire suivant
– Ces oligarques nous ont montés les uns contre les autres et nous utilisent comme viande et monnaie d’échange pour obtenir des concessions les uns des autres. Quel est l’intérêt de s’entretuer pour ces trous du cul ?
Mozgovoï répondait avec enthousiasme que c’était un plaisir de parler avec une femme intelligente et qu’il n’avait aucune envie de se battre inutilement, mais qu’il ne pouvait pas non plus vivre dans un pays d’oligarques. À partir de là, Mozgovoï et les Ukrainiens ont ensemble déploré qu’il soit si difficile de s’unir et de renverser le véritable ennemi commun.
En l’espace de quelques mois, Mozogovoi se voyait interdire toute nouvelle discussion avec les Ukrainiens et, finalement, il était assassiné. Yuri Shevchencko, l’homme qui prenait sa succession à la tête de la brigade Prizrak s’entendait dire par le chef de la clique de Loughansk qu’« il n’y aurait jamais de Nouvelle Russie ». Or, c’est pour cela que les gens du Donbass étaient censés se battre. Cela signifie que l’opposition de Moscou aux appels de Mozgovoï n’était pas due au fait que Mozgovoï s’était rapproché des méchants Satano-Nazis. Il s’agissait de bien autre chose.
[NDLR : Mozgovoï a été assassiné le 23 mai 2015, et de multiples théories ont circulé sur les responsables.
Il n’aura finalement pas connu la réalisation d’une partie de son idéal de réunification des terres du Donbass à la Russie mais, dans les premiers mois de la rébellion, son action fut, avec celles de quelques autres « seigneurs de guerre », décisive pour empêcher que cette terre ne bascule de façon irrattrapable dans le camp occidentalo-kiévien.
Il laissera cette avertissement à tous ceux qui veulent bien l’entendre : on ne peut laisser à d’autres le soin de se délivrer et de délivrer sa patrie.]
Traduction : Francis Goumain
Source : Mozgovoi: The Warlord of Donbass