Le 4 février 2015, George Friedman, un géopoliticien américain né en Hongrie, a prononcé, à l’occasion de la parution de son livre « Flashpoints, The emerging crisis in Europe » (Ed. Doubleday) un discours de géopolitique devant le Chicago Council fort instructif sur les intentions de l’Etat profond états-unien en matière de politique étrangère. Friedman, n’est pas un personnage anodin. Il a fondé en 1996 la société Strategie Forecasting Inc., plus couramment appelée Stratfor et qui est considérée comme une « CIA bis ».
Il en ressort, les points suivants :
1 – L’Europe n’existe pas: « Aucun pays ne peut rester éternellement en paix, surtout les USA. Je veux dire que les USA sont constamment concernés par les guerres. A mon avis, l‘Europe ne sera pas impliquée dans des grandes guerres comme avant, mais l’Europe subira le même sort que les autres pays : ils auront leurs guerres, puis leurs périodes de paix et ils y laisseront des vies... Il y aura des conflits en Europe. Il y a déjà eu des conflits, en Yougoslavie et maintenant en Ukraine. Quant aux relations entre l‘Europe et les Etats-Unis ... nous n’avons pas de relations avec l’Europe. Nous avons des relations avec la Roumanie, nous avons des relations avec la France, etc. Il n’y a pas « d‘Europe » avec qui les USA auraient des relations. »
2 – Seule une union Allemagne-Russie pourrait nous menacer, mais nous ferons en sorte que ça n’ait pas lieu.
3 – L’armée ukrainienne est une « armée US » et nous livrons des armes dans tous les pays de l’est européen.
4 – Notre but est d’installer un cordon sanitaire autour de la Russie ; « le fait est que les Etats-Unis sont prêts à créer un « cordon sanitaire » autour de la Russie. La Russie le sait. La Russie croit que l’intention des Etats-Unis est de faire éclater la Fédération de Russie. Je pense que nous ne voulons pas la tuer, nous voulons juste lui faire un peu mal »… « La question à l‘ordre du jour pour les Russes est : vont-ils créer une zone tampon qui serait au minimum une zone neutre, ou bien l’Occident s’introduira tellement loin en Ukraine… et s‘installera à 100 km de Stalingrad et à 500 km de Moscou. Pour la Russie, le statut de l‘Ukraine représente une menace pour sa survie, et les Russes ne peuvent pas laisser faire. Et la question pour les Etats-Unis, dans le cas où la Russie s‘accroche à l’Ukraine, où cela s‘arrêtera-t-il ? Ce n‘est donc pas un hasard si le général Hodges, qui a été nommé pour porter le chapeau, parle du pré-positionnement des troupes en Roumanie, en Bulgarie, en Pologne et jusqu’à la Baltique; par ces actions, les Etats-Unis préparent 1‘« intermarium » de la mer Noire à la Baltique dont rêvait Pilsudski. C‘est la solution pour les Etats-Unis. »
5 – Nous intervenons militairement dans le monde entier, nous dominons les océans et toute la terre.
6 – Nous faisons battre nos ennemis entre eux, c’est cynique mais ça marche.
7 – Les attaques préventives déstabilisent les ennemis, nous faisons ça dans toutes les guerres
8 – Nous installons des régimes favorables à nos intérêts.
9 – Nous sommes un empire, nous ne pouvons pas nous relâcher.
10 – Nous ne savons pas ce que va faire l’Allemagne, elle est dans une situation très difficile.
11 – Nous ne voulons pas d’une coopération entre le capital financier et technologique allemand et les ressources de matières premières russes, les Etats-Unis essaient d’empêcher ça depuis un siècle. Le destin de l’Europe dépendra de la décision des Allemands : où vont-ils diriger leurs exportations ?
Dans son livre précité, Friedman développe une analyse brutale de la situation de l’Europe, et met en garde des dangers potentiels que représente, pour les États-Unis, une Union européenne à la dérive.
Son point de vue peut se résumer de la manière suivante : 1. L’Union européenne a échoué ; 2. La « question allemande » est à nouveau à l’ordre du jour ; 3. L’Eurasie est un cauchemar géopolitique pour les États-Unis.
Sans fard, Friedman considère que l’on oublie trop le rôle essentiel joué, dès l’origine, par les États-Unis dans la construction européenne destinée essentiellement à contrer la menace soviétique. Cette origine, assez éloignée du récit officiel, explique et justifie, selon lui, la parfaite et nécessaire consanguinité entre l’OTAN et l‘UE, la seconde n‘étant ni plus ni moins, dans cette perspective atlantiste, que la façade économique de l’autre.
La réconciliation franco-allemande, à condition d’être équilibrée et soigneusement contrôlée, a toujours été, pour les Anglo-saxons, le principe fondateur de la construction européenne. Mais aujourd’hui l’équilibre est rompu. La réunification a rendu à l’Allemagne sa place centrale en Europe. Grâce à une politique économique tournée vers l’exportation, appuyée sur une monnaie unique qui n’est autre qu’un mark déguisé et une Banque centrale européenne copie conforme de la Bundesbank, la République fédérale s’est imposée comme puissance économique dominante, dictant sans trop d’égards ni de scrupules, à son seul profit, ses orientations ordo-libérales et mercantilistes à l’ensemble de l’Union, sous prétexte de bonne gouvernance.
Or le divorce entre l’Allemagne et la France est consommé de manière quasi irréversible, l’Allemagne se tournant vers l’Est et la France vers le Sud. Mais, plus encore, ce tropisme oriental, conforme à l’histoire allemande, n’est qu’un début. Il révèle une volonté de se débarrasser de l’état de soumission qui est imposé à l’Allemagne depuis 1945. Dans cette perspective l’Allemagne constitue une menace car personne ne peut prévoir dans quel voie elle va s’engager, au cours des vingt prochaines années, si elle est livrée à lui-même. Et le pire est à venir si les Allemands, libérés de leurs liens étroits avec la France et par la même d’une UE en échec, se tournent, comme leur passé les y invite, vers la Russie.
Un rapprochement russo-allemand, aboutissant à la constitution d‘un ensemble continental peuplé de plus de sept cents millions d’habitants, aux immenses ressources naturelles, à la profondeur stratégique inégalée, à proximité de la Chine, de l‘Inde et du monde musulman est inacceptable. Il constituerait pour les États-Unis une menace majeure, seule capable de menacer une hégémonie considérée comme non négociable.
Dans ces conditions, tout doit être mis en œuvre pour en empêcher la réalisation. C’est ainsi que l’intégration de l’Ukraine à l‘UE, en réalité à l’OTAN, constitue un enjeu majeur et prend tout son sens. Par suite, le conflit doit être mené jusqu’à son terme afin de placer les armées de l’OTAN jusqu’aux frontières de la Russie et ceci « pour des décennies »... Il s’agit, comme l’écrivait Brzezinski dans « Le grand Echiquier », d’utiliser l’Ukraine comme « bélier géostratégique » pour disloquer ensuite la Fédération de Russie. Et Friedman d’envisager le retour de la guerre froide, voire même la possibilité d’un conflit préventif avec la Russie. « Si l‘on veut éviter qu’une flotte constitue une menace, il faut empêcher sa construction avant qu’il ne soit trop tard », précise-t-il.
Nous voilà prévenus. Ne soyons pas dupes.
Albert Foehr
Source : Revue Militant n°698, Novembre 2017
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