(Article de Jacques Follorou, « Comment le crime organisé corse blanchit son argent », Le Monde, 16 janvier 2014.)
Il est rare de découvrir de l’intérieur le fonctionnement du crime organisé corse qui rayonne sur tout le territoire et au-delà de nos frontières. C’est pourtant ce qu’a permis de faire une surveillance inédite réalisée, le 21 février 2013, par la police, à Paris, sur les activités de la bande du « Petit bar », du nom d’un café d’Ajaccio qui a pris, ces dernières années, une place de premier plan au sein du grand banditisme français. Ce groupe, suspecté d’œuvrer dans le trafic international de stupéfiants ou le racket, fait régner la peur sur tout le sud de la Corse et certains de ses quatorze membres sont poursuivis pour homicides. Grâce à des écoutes téléphoniques, les policiers de l’Office central de lutte contre le crime organisé (OCL-CO) apprennent que le chef de cette équipe structurée, Jacques Santoni, a ordonné à un de ses proches de rencontrer un couple désireux d’offrir aux voyous corses « un truc de dingue » pour blanchir leur argent.
La réunion se tient, selon le procès-verbal de surveillance auquel Le Monde a eu accès, ce 21 février 2013, autour d’une table ronde au fond du bar de l’hôtel de luxe George-V, à Paris. Mickaël Ettori, membre présumé du « Petit bar » fait face à deux personnes, Chirelle Tibi, cogérante d’une société de bijoux de fantaisie dont le nom apparaît également dans des SCI, et son compagnon, Grégory Zaoui, sous contrôle judiciaire dans une vaste affaire de fraude à la taxe carbone, toujours à l’instruction.
Ils ne savent pas qu’à la table d’à côté se trouvent des policiers qui non seulement entendent la totalité de leur discussion mais l’enregistrent. Il est 20 h 50. Selon un protocole semble-t-il inhérent à ce genre d’univers, chaque protagoniste livre ses états de service. Ettori parle de son chef. « Jacques Santoni, c’est le parrain », dit-il en préambule. Plus tard, il explique, dans le détail, « le fonctionnement des cercles de jeux parisiens tenus par les Corses », précise le compte rendu de surveillance, et relate ses propres démêlés avec la police avant d’aborder les techniques déployées par les enquêteurs notamment pour la pose de micros dans un appartement.
Puis Zaoui prend la parole : « Moi, je suis opérateur informatique (…) mais on est entre nous, je te le dis directement, voilà, nous, on a braqué (…) ; avec mes amis, on sait faire, on avait des kalachs. » Il assure a voir « bossé avec des Corses » en 2009 et évoque une affaire boulevard Saint-Germain, à Paris. Après avoir laissé la parole à sa compagne, il rentre dans le vif du sujet : « Vous, hormis le besoin que vous avez comme tout le monde de faire de l’argent, vous avez surtout le besoin de blanchiment. »
Les policiers, aux premières loges, ne manquent rien de cet échange. Zaoui évoque enfin le cœur du sujet qui réunit ces personnes. « Tu mets 100 000 ou 200 000 euros, je te promets pas que t’auras des millions mais tu vas en sortir gagnant (…) ; moi le compte, je l’ouvre à mon nom avec 25 000 euros, c’est bon, (…) ce capital sera perdu, mais c’est le tarif (…) je monte des sociétés en Autriche ou en Italie (…) ; vous avez l’argent, nous on sait faire. » Ettori écoute et ponctue ce récit par plusieurs, « moi, tout ça j’y connais rien ». Mis en examen pour association de malfaiteurs, il s’est refusé à tout commentaire devant les policiers. Jointe, son avocate n’a pas souhaité réagir.
Dans l’enquête ouverte pour « association de malfaiteurs », les charges retenues à ce jour contre le « Petit bar » portent sur un emploi présumé fictif alloué par la société de Mme Tibi à un autre lieutenant de Jacques Santoni. Placée en garde à vue, Chirelle Tibi a confirmé que le rendez-vous du George-V « avait pour but le blanchiment de sommes provenant d’argent obtenu illégalement ». Mme Tibi, qui a quitté le territoire français, a reconnu avoir reçu 18 000 euros pour fournir des fiches de salaires fictives.
Entendu par les policiers, M. Zaoui a ajouté que « Jacques Santoni était l’instigateur » de cette rencontre et a confirmé les propos tenus ce soir-là précisant que le « Petit bar » était susceptible de blanchir entre 200 000 et 500 000 euros avec cette opération. À ce jour, ni M. Zaoui ni Mme Tibi ne font l’objet de poursuite dans cette affaire. « Face à la disproportion entre les moyens déployés parla police et l’infraction poursuivie, un emploi présumé fictif et à l’absence de poursuite visant les personnes à l’origine du projet incriminé, je n’exclus pas une provocation policière ayant peu à voir avec la recherche delà vérité », a estimé Me Pascal Garbarini, l’avocat de M. Santoni, mis en examen pour association de malfaiteurs.