(…) Mais examinons maintenant les principaux cadres qui permettent à ces pays extra-occidentaux de mettre en place, progressivement un autre ordre mondial qui, parce que les Occidentaux refusent de prendre la réalité en compte, se transforme en dynamique conflictuelle ouverte.
L’OCS
En premier lieu, le bloc eurasiatique s’organise autour de l’OCS, ou Organisation de Shanghai. Créée en 1996 sous l’appellation de Forum de Shanghai, l’OCS a vu le jour pour des raisons sécuritaires et économiques régionales et non en tant qu’organisation d’opposition à la présence des États-Unis en Asie. A l’origine de l’initiative se trouve la « doctrine Piimakov », du nom du ministre des Affaires étrangères russe de 1996 à 1998, qui visait à mettre en place une diplomatie triangulaire en établissant des liens solides avec la Chine afin de pouvoir agir plus librement avec les Occidentaux, alors que la Russie étaient très affaiblie et subissait l’emprise américaine. Au fil des ans l’OCS s’est organisée, structurée et est devenue un outil utilisé par la Russie et la Chine en vue de limiter l’expansionnisme américain, sur la scène internationale comme régionale. Mais, du strict point de vue de la Russie, l’OCS cristallise aussi, visiblement, des enjeux et des difficultés liés aux complexités de son « partenariat stratégique» avec Pékin qu’elle ressent, à juste titre, déséquilibré à son désavantage.
L’OCS proprement dite a été constituée lors de la signature, à Shanghai, le 15 juin 2001 de la Déclaration sur la création de l’Organisation de coopération de Shanghai par les dirigeants de ses six États fondateurs. Les objectifs de rocs y sont ainsi définis : renforcer les relations de bon voisinage entre les États membres ; faciliter leur coopération dans les domaines politique, économique et commercial, scientifique et technique, culturel et éducatif, ainsi que dans ceux de l’énergie, des transports, du tourisme et de l’environnement ; sauvegarder la paix, la sécurité et la stabilité régionales ; oeuvrer à la création d’un nouvel ordre politique et économique international, plus juste et démocratique.
L’OCS a mis en place des structures permanentes. En premier lieu, un « Conseil des chefs d’Etat » qui en est l’organe décisionnel suprême. Il se réunit lors des sommets de FOCS, qui se tiennent chaque année à tour de rôle dans l’une des capitales des États membres. Des réunions entre les Premiers ministres, entre les ministres des Affaires étrangères et entre les ministres chargés des différents domaines de coopération sont prévues en fonction des besoins. Un « Conseil des coordinateurs nationaux » assure la coordination permanente des activités de l’OCS. Une « Structure antiterroriste régionale » chargée de coordonner les actions en ce domaine est installée à Tachkent, en Ouzbékistan. Un secrétariat permanent installé à Pékin.
L’organisation est constituée de cercles concentriques :
Le premier cercle est constitué d’Etats membres : la Russie, la Chine et quatre États d’Asie centrale (Kazakhstan, Kirghizistan, Ouzbékistan et Tadjikistan) auxquels se sont joints l’Inde et le Pakistan en 2017 puis l’Iran en 2021
Un deuxième cercle est celui des observateurs dont le statut a été adopté en 2004. Ces Etats observateurs participent de plein droit aux réunions des ministres des Affaires étrangères et des comités spécialisés par domaine d’activité. Ils peuvent faire des propositions mais ne participent pas aux votes. Ils peuvent être invités aux sommets des chefs d’État et des Premiers ministres. Ils ont vocation, après étude de leurs dossiers, de devenir Etats membres : c’est ce qui s’est passé pour l’Inde, l’Iran et le Pakistan, Etats observateurs en 2005 puis Etats membres. La Mongolie est restée observateur. La Biélorussie a été admise comme observateur en 2015 mais ne peut devenir membre à part entière car elle est située en totalité en Europe. Toutefois, en tant que membre de l’OSTC (Organisation du Traité de Sécurité Collective qui est une alliance militaire née en 2002 et regroupant plusieurs anciennes républiques soviétiques – Arménie, Biélorussie, Kazakhstan, Kirghizistan, Tadjikistan – autour de la Russie) elle est cependant largement impliquée dans les activités militaires de l’Organisation.
Un troisième cercle est celui des « Etats partenaires de dialogue», qui ont vocation, à terme, à devenir Etats observateurs puis, éventuellement Etats membres. Ce cercle s’est élargi rapidement ces derniers mois. Après l’Arabie Séoudite, qui a intégré ce cercle le 23 mars 2023, ce sont, le 5 mai 2023, à l’issue de la réunion du Conseil des ministres des Affaires étrangères de l’OCS à Panaji, en Inde, ce sont quatre autres Etats, d’importance variable qui ont obtenu ce statut : le Koweït, la République des Maldives, le Myanmar (Birmanie) et les Émirats arabes unis. S’ajoute maintenant un « Etat invité» qui n’est rien moins que la Turquie.
Dans le cadre de l’OCS, a été lancée à l’initiative de Vladimir Poutine, en 2007, une Ligue des universités de l’OCS, visant à fédérer les talents de haut niveau de chacun des pays membres. Actuellement, elle comprend quatre-vingt-deux universités de cinq pays (Chine, Russie, Kazakhstan, Kirghizistan et Tadjikistan), la priorité étant donnée au développement des études régionales, des sciences de l’énergie, des technologies de l’information, des nanotechnologies, de la pédagogie et de l’économie. Des pôles de recherche sont ainsi, mis en place, concurrençant de fait les universités américaines et occidentales.
Un vaste ensemble économique, géopolitique et militaire est en train de se structurer et de développer une puissance économique qui bientôt va dépasser celle des pays occidentaux, si ce n’est déjà le cas car l’évaluation de la richesse d’un pays au moyen du PIB est trompeur dans la mesure où le PIB comptabilise des échanges, des
créations de flux financiers, lesquels ne sont pas nécessairement créateurs de richesses matérielles, physiques, utiles : ainsi, la signature d’un contrats d’assurance va être intégrée au MB comme création de richesse mais ce n’est pas ce bout de papier (ou une interface électronique) qui va nous sustenter : pour cela, il faut d’abord des paysans. Et une comparaison plus juste des économies doit se faire en PPA ou « parité de pouvoir d’achat. Le PIB en PPA est l’indicateur approprié pour comparer des pays, car il tient compte du fait que la même quantité d’argent ne représente pas la même richesse dans des pays différents. Il élimine donc le différentiel des pouvoirs d’achat lié aux monnaies nationales, ce qui permet de comparer des bananes avec des bananes. Nous allons y revenir.
Les BRICS
Cette question méthodologique prend tout son sens lorsqu’à l’échelon planétaire émerge une autre structure : les BRICS dont la puissance ne peut être estimée comparativement à celle de l’Occident qu’en termes réels, sinon réalistes.
Créée en 2009, cette entente s’oppose à la domination du dollar dans le monde économique et financier. Le projet des BRICS est né de frustrations et d’exaspérations face à l’imposition d’un ordre international dont les Etats-Unis revendiquent la direction comme si elle était de droit divin : c’est la manifestation concrète du mythe de la « destinée manifeste », expression lancée par le journaliste O’Sullivan en 1845 selon laquelle la nation américaine aurait pour mission divine l’expansion de la « civilisation » vers l’Ouest, et à partir du XXe siècle dans le monde entier. Dans leur déclaration fondatrice du 16 juin 2009, les dirigeants des BRIC (l’Afrique du Sud ne sera admise qu’en 2011) souhaitent « un ordre mondial multipolaire plus démocratique et plus juste, fondé sur l’application du droit international, l’égalité, le respect mutuel, la coopération, l’action coordonnée et la prise de décision collective de tous les États ».
Ils contestent aussi la répartition des droits de vote dans les institutions de Bretton Woods (FMI et Banque mondiale), qui ne reconnaissent pas à leur hauteur la puissance économique de pays comme la Chine ou l’Inde.
Les BRICS sont dominés par l’Inde, la Russie mais surtout la Chine qui y occupe une place écrasante.
Totalisant en 2022 une population de plus de 3,2 milliards de personnes, soit plus de quatre fois celle des sept pays du G7 (environ 773 millions d’habitants regroupant les habitants de l’Amérique du Nord, du Royaume-Uni, de la France, de l’Allemagne et du Japon), le groupe des BRICS constitue un vaste marché économique. Leur place dans l’économie mondiale n’a cessé de croître depuis les années 1990, au détriment de celle du G7. Ainsi, la part du PIB total des BRICS dans le PIB mondial, calculé en parité de pouvoir d’achat (PPA), dépasse maintenant celle du G7 (31,02 % contre 30,95 %) et la tendance va s’accélérer dans la mesure où, lorsque le taux de croissance de la Chine et de l’Inde tourne entre 5 et 6%, celui des Occidentaux (largement vide de créationsindustrielles) est de l’ordre de 1,5%.
Cela est dû essentiellement à la croissance économique soutenue de la Chine et l’Inde, dont les parts individuelles dans le PIB (PPA) mondial sont passées respectivement de 3,29 % et 3,78 % en 1990 à 18,64 % et 7,23 % en 2022. On assiste sur la même période à un recul marqué de la contribution des deux pays économiquement dominants du G7 dans l’économie mondiale, les États-Unis passant de 20,38 % à 15,51 % et le Japon, de 8,56% à 3,79%.
Quant à la Russie, stimulée par l’ostracisme dont elle est l’objet de la part des Occidentaux, ses prévisions de croissance paraissent prometteuses : elle semble s’être enfin décidée à se donner les gros moyens pour subvenir à l’essentiel de ses besoins, ce qu’elle a déjà fait en matière agricole à la suite des »sanctions » qui lui ont été imposées à partir de 2014 parce qu’elle avait récupéré la Crimée.
L’affaire ukrainienne et le fait que le monde entier finit par savoir que l’agresseur véritable sont les Etats-Unis suivi par ses alliés de l’OTAN, font que la Russie apparaît comme le chef de file des Etats qui refusent la prétention occidentale à diriger le monde en ayant été, en quelque sorte, le premier Etat à résister victorieusement au diktat des cercles mondialistes et financiers de l’axe City-Wall Street.
Cette situation a provoqué une vague de candidature inédite à l’adhésion aux BRICS : depuis leur création, seule la candidature de l’Afrique du Sud a été retenue en 2011. En réalité, les pourparlers en vue de nouvelles adhésions ont été engagés en mai 2022 lors d’une réunion traitant des modalités de cet élargissement, à laquelle ont, entre autres, participé l’Egypte, les Emirats arabes unis, l’Indonésie, le Kazakhstan, le Nigeria, le Sénégal, la Thailande. En outre, l’Algérie, l’Argentine, l’Iran ont fait connaître leur candidature tout comme la Turquie et l’Arabie saoudite. Le Mexique candidate à nouveau après un premier rejet de sa demande en 2013.
Zones d’ombre
Pour autant, rien n’est simple : parmi les pays candidats, l’Arabie séoudite, l’Argentine, les Emirats arabes unis, l’Indonésie et la Turquie ont voté la déclaration des Nations Unies de février 2022, renouvelée en février 2023, condamnant la guerre que la Russie mène en Ukraine et lui enjoignant de retirer ses troupes sans condition de la totalité du
territoire ukrainien. L’Afrique du Sud et l’Algérie se sont abstenues, tout comme la Chine, le Kazakhstan, l’Inde et l’Iran. Le Brésil — qui constitue la moitié de l’Amérique latine – n’a jamais imposé de sanctions financières à la Russie ou accepté de fournir des munitions à Kiev. Ces pays refusent de s’aligner sur les positions occidentales sans pour autant approuver l’intervention russe de 2022, ce qui peut se comprendre dans la mesure où l’approuver pouffait ouvrir une boite de pandore conflictuelle entre certains d’entre eux.
Pour sa part, l’allié chinois a fait le choix de la diversification de ses livraisons de gaz, en priorisant le Turkménistan et Kazakhstan, ou de pétrole, avec l’Arabie saoudite. C’est un signal fort : la Russie voulait lui livrer plus et les Chinois ne se sont pas substitués totalement à la perte de parts de marché de la Russie sur le marché européen.
Cependant, si ce processus d’élargissement se poursuit, c’est à terme un renversement de l’ordre mondial qui se profile dans lequel les Occidentaux se retrouveront au mieux marginalisés, au pire encerclés. Et l’évolution, à l’échelle de deux ou trois générations, si la dégénérescence intérieure occidentale continue, le monde occidental va s’enfoncer dans les ténèbres de l’histoire.
Ce qui semble unir ces pays est plutôt une position critique vis-à-vis des sanctions occidentales, accusées de perturber l’approvisionnement des pays du Sud. Aussi, reprennent-ils les discours russe et chinois sur l’affrontement commercial et technologique avec les Etats-Unis, l’antiaméricanisme étant un puissant dénominateur commun.
Si cet intérêt commun peut constituer un ciment solide durant un temps qui peut être assez long, il ne faut pas occulter les lignes de fractures qui fragilisent la cohérence interne de cet ensemble.
Au sein du groupe de Shanghai, l’actuelle entente entre Moscou et Pékin, qui devrait durer, ne peut masquer des litiges historiques : Pékin n’a jamais oublié que la province russe de Primorsky était jusqu’au traité d’Aigun de 1860 terre chinoise et que Vladivostok était connue sous le nom de Haishenwai. Un irrédentisme peut toujours se réveiller. La Sibérie vide de monde, certes peu attractive pour le peuple ment, peut attiser les appétits. Et les luttes d’influence en Asie centrale sont latentes, ce qui, dans un monde vivant est chose normale, même si l’intention belliqueuse n’est pas présente. L’Inde et la Chine sont des rivaux historiques et des litiges frontaliers demeurent prégnants, comme dans l’Aksaï Chin et l’Anmachal Pradesh ; en 2020 encore, des combats ont fait 20 morts côté indien. L’Inde est en conflit plus ou moins larvé avec le Pakistan et la question du Cachemire est pendante.
En pratique, l’Inde défend ses intérêts sans autre préoccupation. Ignorant les protestations occidentales, elle développe ses échanges avec la Russie, lesquels ont explosé au cours des derniers mois, notamment en ce qui concerne les hydrocarbures, posant des problèmes quant à l’emploi des roupies détenues par la Russie et dont l’usage international pose problème dans la mesure où les BRICS n’ont pas encore mis au point un système monétaire alternatif au dollar, celui-ci étant à ses balbutiements.
Pour autant, restant attachée à son statut de non-aligné sur l’échiquier mondial, l’Inde maintient sa politique de bonnes relations avec les États-Unis et ses alliés dans la région comme le montre sa participation au « Dialogue quadrilatéral pour la sécurité» (en anglais Quadrilateral Sectuity Dialogue ou Quad) avec l’Australie, les États-Unis et le Japon, créé en 2007 et réactivé en 2021, lequel comprend des rencontres diplomatiques et des exercices militaires, comme les manœuvres Malabar entre les Etats-Unis et l’Inde en mer d’Oman et dans le golfe du Bengale, l’objectif étant de contre balancer la puissance croissante de la Chine.
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A suivre