C’est un peu l’autre French Theory, plus exactement, c’est l’autre versant, l’ubac de la « déconstruction généralisée », on y trouve ceux qui ne contestent pas cette déconstruction, mais pour qui c’est une destruction, une annihilation, un cauchemar, une dystopie de tous les instants dans toutes et chacune de ses manifestations concrètes.
En janvier 1963, Pierre Boulle ouvre le bal avec La Planète des Singes. En 1957, son Pont de la Rivière Kwaï posait déjà problème : des Blancs prisonniers de Jaunes. Avec la Planète des Singes, on arrive sans réserve, sans ambiguïté, au bout de l’idée : la déchéance de l’homme Blanc, c’est-à-dire de l’homme.
C’est la sensation que l’évolution avait atteint un sommet avec Delon et Deneuve, la prémonition angoissante que ce qui allait suivre allait être terrible, lamentable, désolant.
À l’époque on pouvait encore considérer que le livre n’était qu’un ouvrage d’anticipation parmi d’autres – qui eux promettaient en général un avenir intersidéral de puissance cosmique illimitée – le public français n’avait d’ailleurs absolument pas accroché, ni pour La Planète, ni pour Le Pont, ce n’est que par l’énorme écho des deux ouvrages dans le monde anglo-saxon qu’ils nous sont devenus connus, mais maintenant, de tous les scénarios d’anticipation, nous savons que c’était malheureusement le bon.
Aujourd’hui certains veulent faire de la Planète des Singes une ode à l’antiracisme, on ne peut pas les empêcher d’interpréter à leur manière, c’est le destin des chefs-d’œuvre d’échapper à leur auteur, mais on ne peut pas non plus nous empêcher de lire l’ouvrage comme une dystopie, d’ailleurs l’histoire se passe après l’apocalypse nucléaire : que peut-il arriver de bien après une catastrophe ?
Ceux qui ont connu Pierre Boulle personnellement nous disent au contraire qu’il était de droite et qu’il voulait avertir d’une catastrophe qu’il pressentait imminente, et cette catastrophe a bien eu lieu, nous sommes en plein dedans, mais il s’est quand même trompé sur l’étape intermédiaire: il n’y a pas eu de cataclysme nucléaire.
En 1973, c’est Jean Raspail, avec Le Camp des Saints, qui nous décrit le mieux l’étape intermédiaire : une flottille de vieux cargos chargée d’un million d’Indiens cingle vers les côtes françaises (dans la version initiale, il s’agissait d’Algériens, mais Boumédiène s’y serait opposé).
La question est d’abord de savoir si les autorités vont réagir, intimer à la flottille l’ordre de faire demi-tour sous peine d’être torpillée en pleine mer. Mais les autorités s’enlisent dans des débats de conscience et ne font rien. Plus largement, la question est de savoir si la Nation et le peuple vont réagir : là non plus, rien, anesthésie médiatico-morale généralisée.
Et pourtant, tout le monde a bien conscience que c’est une catastrophe, personne ne parle de « chances pour la France », il y a bien dilemme, même dans l’esprit des moralistes. Une journaliste qui a plaidé en faveur de l’accueil des réfugiés est immédiatement violée à peine ont-ils débarqué, elle se suicide au gardénal, tout un symbole : c’était de toute façon dès le départ un suicide d’accepter l’invasion, le viol, en quelque sorte, n’est que l’insulte ajoutée à l’outrage.
Là encore, le livre est très connu aux États-Unis, il n’y a pas eu d’adaptation cinématographique parce que ce n’était pas possible, c’était trop cru, on n’était plus, comme dans la Planète, dans la métaphore. À la place on a fait un film sur le naufrage du Titanic : ce sont les immigrés qui arrivent en bateau, mais ce sont les Blancs qui font naufrage et qui coulent, engloutis par les eaux sombres et froides.
En 2010, avec Renaud Camus et Le Grand Remplacement, c’est le constat, plus exactement, la théorisation du constat, car le constat, évidemment, tout le monde l’avait fait – y compris les immigrés, y compris la petite communauté, y compris les Américains qui ont traduit littéralement le concept : The Great Replacement.
Tout le monde ? Non, pas certains journalistes et commentateurs.
Comme toujours, ils inversent le processus normal de la connaissance : ils commencent par poser ce qu’il est bien ou mal de dire, ils en déduisent ce qui est vrai et ce qui est faux.
Ça n’a pas d’importance, car, contrairement à ce que suggère la couverture du livre, il est vain d’espérer que la vérité nue sortira du puits ; plus exactement, elle sortira peut-être, mais ça ne changera rien.
On pourrait également rajouter Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq en 1951.
Les Syrtes, « avec quelque chose de souple dans la silhouette », et avec lesquels, à force d’attendre, « une déclaration de guerre aurait eu quelque chose de trop tranché »