La communauté d’origine japonaise au Pérou a tout eu : une nuit de cristal, saccage des commerces et 10 morts, gouvernement de collaboration, rafle et déportation vers les USA, déshabillage complet, arrosage au DDT, rasage, séparation des familles, wagons plombés, internement dans des camps avec statut d’otage et de monnaie d’échange, service du travail obligatoire – tout, sauf les indemnisations. Ci-dessous la traduction du texte de la vidéo.
Durant la guerre, les États-Unis ont orchestré la rafle et la déportation en masse vers les USA de plus de 6 000 Japonais, Allemands et Italiens avec la collaboration de 18 pays d’Amérique latine. On ne trouvera ici que quelques-unes de leurs histoires incroyables.
En 2017 Isamu « Art » Shibayama témoignait devant la Commission interaméricaine des droits de l’homme de l’Organisation des États américains, marquant ainsi une étape importante dans un voyage de 74 ans qui a commencé lorsque 2 260 personnes comme lui d’origine japonaise et vivant en Amérique latine ont été pris dans des rafles du gouvernement américain durant la Seconde Guerre mondiale.
Alors qu’il n’avait que treize ans, Art et sa famille ont été contraints manu militari d’embarquer sur un cargo américain ancré dans le port de Callao au Pérou. Jusque-là, Art avait mené une vie idyllique, se baignant dans l’océan avec ses grands-parents et se rendant dans une école privée à bord d’une limousine avec chauffeur. Art n’avait pas pris conscience de l’hostilité raciale entretenue à Lima envers sa communauté prospère. Quatre ans avant que lui et sa famille aient été pris en otage, des émeutes avaient éclaté en 1940 contre les Japonais, faisant dix morts dans la communauté.
Après l’attaque de Pearl Harbor le 7 décembre 1941, la haine raciale envers les Japonais s’est encore aggravée.
Sur la base d’une liste faussement « noire » du FBi, le gouvernement péruvien a procédé à l’arrestation arbitraire des notables dont le nom figurait, des personnalités éminentes et par ailleurs parfaitement respectueuses de la loi. Au rang des personnes listées, il y avait le père de Art, Yuzo, qui s’était fait un nom à Lima en investissant les profits de son café pour créer une florissante manufacture de textile.
Les États-Unis, arguant de la «sécurité hémisphérique», ont ordonné la rafle des personnes d’origine japonaise dans treize pays d’Amérique latine et les ont envoyées dans des camps de détention aux USA.
En avril 1942, l’Etolin était le premier navire américain à lever l’ancre du Pérou avec son chargement humain illégal. À bord se trouvaient des Allemands, des Italiens et des Japonais, les débris flottants de l’Amérique du Sud. Lors de son trajet vers le nord, l’Etolin faisait encore deux escales, l’une en Équateur pour prendre des Allemands et des Japonais, l’autre en Colombie pour embarquer des Allemands et des Italiens. Le navire a alors fait route vers le Panama où les déportés ont été provisoirement détenus et employés aux travaux forcés..
Le père de Yuzo, comprenant que ses amis étaient arrêtés et embarqués de force dans des bateaux américains, partait se cacher dans une petite ville andine chaque fois qu’il entendait dire qu’un navire américain accostait à Callao. Yuzo a ainsi pu éviter d’être pris jusqu’à ce que, au bout de trois ans, les autorités décident d’arrêter sa femme pour le faire sortir de sa tanière. Incapable de se séparer de sa mère, Fusa, la sœur d’Art, a préféré la suivre en prison jusqu’à ce que son père se rende.
En 1944, Yuzo, sa femme et leurs six enfants étaient parqués à bord du Cuba par des soldats américains en armes. Leurs passeports et autres papiers d’identité leur avaient été retirés dès le début d’un voyage qui allait durer 21 jours et qui allait en faire des apatrides. Art et son père étaient confinés au pont inférieur, sans possibilités de prendre des nouvelles des autres membres de la famille. Parfois autorisé à monter sur le pont, Art vit que son bateau faisait partie d’un convoi de quatre destroyers américains et de deux sous-marins.
Après une escale technique à Cuba, les captifs Sud-Américains atteignirent la Nouvelle-Orléans et furent arrêtés séance tenante par les agents du bureau de l’immigration et des naturalisations puisqu’ils ne pouvaient pas présenter de papier d’identité. Conduits sur un entrepôt, les hommes, les femmes et les enfants ont dû se déshabiller et ont été aspergé au DDT.
Art et sa famille ont ensuite été emmené en wagons fermés à Crystal City au Texas où était situé le «camp de famille» sous la responsabilité du ministère de la Justice. Dans ce camp, il y avait également des immigrants établis aux USA d’origine allemande et italienne et leurs enfants de nationalité américaine, on trouvait aussi les Japonais Américains expulsés d’Hawaii et de la côte Ouest.
les États-Unis avaient orchestré la rafle et la déportation en masse vers les USA de plus de 6 000 Japonais, Allemands et Italiens avec la collaboration de 18 pays d’Amérique latine en échange d’accords commerciaux, d’aide militaire et de prêts. Des 2 264 Japonais d’origine, l’écrasante majorité étaient des immigrants établis au Pérou.
Parmi ces otages, il y avait les grands-parents maternels d’Art, Kinzo et Misae Ishibashi. Art apprit par le courrier qu’il recevait d’eux qu’ils étaient détenus séparément sur deux sites au Texas. Les deux camps, Seagoville et Kenedy étaient sous la responsabilité du Department of Justice. Pendant des années, Art est resté sans savoir ce que ses grands-parents étaient devenus, et puis un jour, il a reçu une lettre disant qu’ils avaient été envoyés au Japon dans le cadre d’un échange d’otages.
En 1946, un an après la fin de la guerre, Art et sa famille ont été relâchés du camp de Crystal City.
Ayant perdu toute leur valeur de monnaie d’échange diplomatique, ils ne présentaient plus d’intérêt pour les Américains qui faisaient maintenant pression sur les Péruviens pour qu’ils les reprennent. Mais des 2 264 captifs, seule une centaine de Japonais – Péruviens ont eu le droit de rentrer. Les Américains ont alors ordonné que le reste de ces Japonais d’Amérique du Sud soient expédiés au Japon – un pays dévasté par la guerre, et un pays que beaucoup n’avaient jamais vu.
Plutôt que de subir une nouvelle déportation, Yozo prit la décision de rester aux États-Unis. Grâce au dévouement d’un avocat des droits civiques, Wayne Collins, un programme de libération conditionnelle a été mis sur pied par lequel les Japonais d’Amérique du Sud pouvaient séjourner aux USA tant qu’ils étaient parrainés par une entreprise. Et ce parrain, pour beaucoup de Japonais d’Amérique du Sud, ce serait une entreprise agricole du New Jersey qui sautait sur l’occasion pour avoir de la main-d’œuvre à bon marché, une rareté après la guerre. [voir la vidéo: ramassage de haricot payé des haricots, trois dollars de la journée à condition d’aller vite, et 30 % forfaitairement retenus car les « employés » n’étaient pas Américains.]
En 1949, toujours sous la menace d’un ordre de déportation, Yuzo, en compagnie d’autres Japonais Péruviens, déménageait à Chicago. Enfin autorisé à disposer de ses fonds au Pérou, Yuzo fit l’acquisition d’un appartement dans le quartier huppé de la ville. Sa famille s’efforçant de s’intégrer rapidement à la communauté japonaise présente en Amérique. Beaucoup des Japonais Américains que les Péruviens rencontraient étaient également d’anciens prisonniers d’État – citoyens ou résidants légaux – ils avaient été expulsés de leur foyer de la côte Ouest et incarcérés en vertu du décret 9066 de Franklin Delano Roosevelt.
En 1952, toujours considéré comme un « étranger en situation irrégulière », Art était enrôlé dans l’armée américaine et envoyé en Europe. Alors qu’il était stationné en Allemagne, ses supérieurs l’ont encouragé à demander la citoyenneté américaine, mais l’administration américaine a estimé qu’il n’était pas éligible parce qu’il était entré illégalement en Amérique.
À son retour à Chicago, Art apprit que ses parents avaient quand même pu recevoir la nationalité américaine dans le cadre d’une procédure dite de «résidence permanente rétroactive» qui faisait suite à une réforme de la loi sur l’assistance aux réfugiés. Mais Art s’est vu refuser sans explication cette possibilité contrairement à d’autres Japonais Péruviens qui avaient obtenu la citoyenneté après avoir effectué leur service militaire. De même, sa sœur Fusa, avait réussi à obtenir la citoyenneté après son mariage avec un Américain [ voir la vidéo: un Américain Japonais]
L’INS (Immigration and Naturalization Service) a alors relancé la procédure de déportation contre Art et ses frères parce qu’ils étaient toujours classés comme «étrangers illégaux». Ils ont alors demandé une suspension de la procédure, ou une alternative qui leur permette de quitter le pays, de demander un visa et ainsi d’obtenir un statut d’immigration légale pour leur retour aux USA. Le 23 novembre 1955, l’iNS pris la décision de faire une faveur aux trois frères en les envoyant à la frontière canadienne, là, ils faisaient une demande de visa d’immigration, et ont pu rentrer aux USA qui leur accordèrent finalement en 1956 une autorisation de séjour permanente.
Lors du tournage de Hidden Internment: The Art Shibayama Story – sorti en 2004, Art explique que « ce n’est pas nous qui voulions venir ici au départ, on nous y a obligé: ce que le gouvernement américain a fait était inique ».
Lorsque la loi sur les libertés civiles a été adoptée en 1988, les Américains d’origine Japonaise encore en vie ont obtenu une réparation morale et financière, cependant, la loi ne couvrait pas le cas des déportés Japonais d’Amérique du Sud.
En 1996, ces derniers relançaient une campagne pour obtenir eux aussi réparation en fondant une association citoyenne qui avait pour nom Campaign for Justice: Redress NOW for Japanese Latin Americans ! Et en 1999, c’est par le biais d’un procès, l’affaire Mochizuki contre les États-Unis (3 Fed. Cl. 97 ) qu’on parvenait à un accord controversé sur l’indemnisation des Japonais d’Amérique du Sud encore en vie en 1988.
Art s’est retiré de l’accord, estimant que l’indemnité de 5 000 dollars proposée constituait une véritable gifle, une aumône humiliante qui n’était pas à la hauteur de la violation de ses droits fondamentaux: arrestation arbitraire, déportation, rendu apatride par la confiscation de son passeport et de ses papiers d’identité, détention illimitée sans inculpation, travail forcé, otage et monnaie d’échange, envoi de civil en zone de guerre, dénis du droit de rentrer dans son pays de résidence, souffrances psychologiques et physiques infligées, perte de propriété, d’opportunités économiques et éducatives, incapacité persistante à fournir une réparation appropriée.
En 2000, Art et ses deux frères poursuivaient de nouveau l’État américain (Shibayama, et al. v. US) pour leur exclusion discriminatoire des réparations prévues par la loi sur les libertés civiles de 1988. La Cour fédérale des indemnisations rejetait leur demande au motif que les frères Shibayama n’étaient pas éligibles aux réparations au titre de la loi de 1988 car ils n’étaient ni citoyens américains ni étrangers résidents permanents au moment de leur internement. Le tribunal s’est en outre déclaré incompétent pour traiter les infractions aux droits civiques ou relevant du respect des droits de l’homme.
Après l’échec de quatre autres poursuites et l’abrogation de deux lois, Art et ses frères déposaient la pétition 434-03, Shibayama et al. v. United States, auprès de l’Inter-American Commission on Human Rights (IACHR) de l’Organization of American States, disant que les torts avaient été causés en contravention de la déclaration américaine des droits de l’homme et des conventions internationales ratifiées par l’Amérique en matière de droits de l’homme.
Le 21 mars 2017, quatorze ans après avoir déposé la pétition, Art Shibayama et sa fille présentaient leur cas devant la Commission interaméricaine des droits de l’homme de l’Organisation des États américaines à Washington. Il décédait un an plus tard à 88 ans.
Le 27 avril 2020, l’IACHR publiait une décision sans précédent qui établissait:
Que la Commission inter américaine des droits de l’homme concluait à une responsabilité de l’État pour la violation de l’article II (égalité devant la loi) et XVIII (procès équitable et recours efficace) de la déclaration américaine … et réitérait sa recommandation aux USA :
- D’apporter une réparation globale aux violations des droits de l’homme, qui comprenne à la fois un volet matériel et un volet moral en prévoyant des mesures économiques et une reconnaissance des torts…
- Rendre publiques les informations gouvernementales sur sa politique de déportation et d’internement des Japonais d’Amérique latine durant la Seconde Guerre mondiale ainsi que celles relatives au sort des individus qui en ont été les victimes.
En vertu des engagements internationaux des États-Unis, ce jugement est contraignant et doit être suivi d’effets. Pour contraindre le Président Biden et son administration à appliquer la décision, une pétition a été lancée par l’association Campaign for Justice : Redress NOW for Japanese Latin Americans !
Diana Morita Cole
Traduction : Francis Goumain
Source: Sheerpost – The Extraordinary Rendition of Japanese Latin Americans During World War II (scheerpost.com)
Nuit et brouillard, sauf qu’au Texas, il ne doit pas souvent y avoir de brouillard, toxique ou pas.