Un témoignage sur la Grande Guerre : le sergent Drieu La Rochelle aux Dardanelles
(Extraits du chapitre Le Voyage des Dardanelles de La Comédie de Charleroi)
Nous allons à l’arrière. Mais l’arrière est comme l’avant, on est toujours marmité de face et de flanc – non seulement de face mais de flanc, car les Turcs sont du côté de Troie et de là ils nous balancent du gros. Ça n’a guère changé depuis trois mille ans.
On s’installe dans un creux pour faire la soupe.
Sacré pays, sacré paysage. c’est un vrai bled, un pays de salopards. Un de ces pays où il n’y a rien, une méchante terre sèche et des cailloux sur des carcasses de monticules. Tout cela a déjà été pas mal brassé par le Turc ou l’Allemand. Car les Allemands que nous croyions bien tourner sans les rencontrer, eh bien, il y en a aussi par ici qui se donnent un mal de chien pour faire marcher les Turcs qui d’ailleurs marchent d’eux-mêmes.
Terre pauvre, pays perdu, aventure moche. Constantinople est au diable et depuis que nous avons débarqué, nous savons très bien que nous n’y arriverons jamais. Nous n’arriverons jamais nulle part.
On peut dire que ceux d’en haut font bien les choses. Ils n’ont trouvé que de nous faire débarquer au bout d’une presqu’île. Soi-disant pour accompagner par terre la flotte qui s’avançait le long de la côte et qui à coups de 380 nous démolissait tout ce qui était devant nous et comme ça à petites journées, en poussant le Turc, on arrivait à Constantinople. Mais dès le premier jour, c’étaient eux qui sautaient. Le Bosphore vomissait des masses de mines et même des sous-marins allemands. Les cuirassés anglais et français, de peur d’être touchés, ont foutu le camp et nous ont laissés seuls au bout de notre presqu’île, bien barrée et rebarrée de solides ouvrages comme ils savent en faire. On a bien enlevé les premières lignes, mais depuis, on n’avance plus d’une semelle, on reculerait plutôt. Nous sommes bien coïncés. Et ici il n’y a pas d’arrière : on est marmité de face et de flanc du matin au soir et du soir au matin.
De temps en temps on attaque, pour ne pas en perdre l’habitude. Mais quand les Anglais marchent, nous ne bougeons. Quand nous bougeons, eux prennent un air rêveur. Et puis les Sénégalais et les zouaves de réserve ne sont pas fameux.
Nous nous regardons : est-ce qu’on va respirer après quinze jours qui nous ont révélé une nouvelle horreur ? Après la retraite et la Champagne, c’est la troisième horreur. Dans le nouveau, il y a d’ailleurs de l’ancien. Enfin cette horreur-ci, c’est fait de chaleur, de soif, de cadavres putréfiés, de bombardement taquin, de dysenterie. c’est un Sébastopol concentré et modernisé. Ils nous ont bien eus, une fois de plus. Et sans doute, ce n’est pas la dernière.
On a bien trinqué déjà. À la section il y a eu pas mal de Normands tués. Mais il y a toujours l’adjudant et le sergent corse est revenu, le pauvre gros, bien maigri, bien étonné.
Et les Parisiens sont là. Muret est à l’arrière, avec une plaie louche au mollet.
À peine on est un peu tranquille dans ce creux : pan. Le 2e bataillon vient de se faire enfoncer : il faut contre-attaquer. Nous foutons la barbaque et les pommes de terre dans des sacs de toile et en route.
Nous avançons à travers un terrain découvert et durement mitraillé. À la file indienne. […]
Nous tombons dans les boyaux que nous avons creusés huit jours auparavant en suant tellement. Ils sont sales les boyaux, pleins de tous ces débris abominables que la guerre accumule aussitôt qu’elle est là : boîtes de conserves, bras, fusils, sacs, caisses, jambes, merdes, culots d’obus, grenades, chiffons et même des papiers.
Il s’agit tout de même de reprendre cette ligne de tranchées. Et nous qui gueulions l’autre jour sur les zouaves – tous Juifs d’Alger un peu mou dans l’ensemble – qui en avaient perdu deux lignes. On s’arrête. Les Turcs ont barré le boyau. On s’est arrêté au dernier coude. Je vais jusqu’à ce coude. Des types du 2e bataillon disent qu’ils ont une mitrailleuse mais qu’elle vient d’être foutue en l’air par un 75. il n’est pas en trop mauvais état, le 2e bataillon, il a eu plus de peur que de mal. Le coup classique, les Turcs sont tombés juste un instant après la relève, ça se faisait comme ça en champagne en 1915. ordre leur vient de se regrouper sur notre gauche par un boyau de traverse à peine indiqué, mais heureusement un peu à contre-pente. Nous les regardons sans aménité s’éloigner à quatre pattes.
Puis l’ordre nous vient d’attaquer tout de suite et sans façons. Il est vrai que le 75 et le 120 tapent fort sur les Turcs. Les types sont là dans le boyau, perpendiculaire aux tranchées, qui n’ont pas l’air d’avoir envie de se déployer en plein terrain vague en tirailleurs et de pousser sur la tranchée où il doit y avoir pas mal de Turcs et de mitrailleuses, à en juger par les rafales qu’ils nous envoient de moment en moment.
On nous criaille de derrière qu’il faut avancer et se déployer. Mais on reste ployé.
Il y a quelque chose qui ne va pas dans la section. Ils n’aiment pas le nouveau lieutenant qui, en queue du boyau, gueule comme un diable.
« Ben, qu’il avance, qu’il sorte, gueule une voix. s’il sort, on sort. »
Le capitaine a été tué le premier jour, le lieutenant blessé. Et notre commandant de compagnie maintenant, c’est un sous-lieutenant, un ancien juteux, un chien de quartier qui s’est esbigné dès la retraite de Charleroi et depuis s’est planqué dans l’instruction de la classe 14. Il a profondément les foies, mais il n’a pas perdu sa jactance pour ça ; il se raccroche à elle comme un perdu. Les hommes sont décidés à le briser. Tout est à craindre de Camier, qui ne parle pas.
Quant à moi, je sais déjà que dans la vie tout est affaire de temps, c’est-à-dire qu’il ne faut jamais perdre une minute dans ce boyau, ils n’en sortiront plus jamais et nous aurons perdu la ligne tranchées. Ou pour la reprendre dans huit jours, renforcée comme elle sera, il faudra faire tuer un millier de bonshommes, noirs, bruns ou blancs. Finalement on sera à la mer.
Il y a toujours en moi… quoi ? Un vieux zèle – tout simplement une vieille énergie qui travaille. Je ne peux pas voir de l’ouvrage mal fait. Je m’en vais ou je fais marcher le truc. […]
« Les hommes ne marcheront que si vous allez en tête et si vous sortez le premier. Nous, les sergents et les caporaux, nous allons grimer sur le talus, dès que vous serez en tête. Sortez et ça ira. »
Je le regarde dans les yeux.
« Ils n’ont qu’à obéir.
-Pour obéir, il faut l’exemple. Si vous n’y allez pas, nous serons encore là demain matin.
-Je n’ai pas à recevoir d’ordre de vous », mâchonne-t-il bêtement.
Je ne réponds pas et continue à le regarder. Le Sénéchal qui est en queue, le regarde en haussant les épaules.
Alors je grimpe sur le talus, pour lui faire honte. Le Sénéchal devient furieux et gueule :
« Tu vas pas te faire tuer pour ce péteux. Descends, sergent. »
À ce moment, je me dis que si je fais ça, c’est que j’ai vraiment envie de crever et que vraiment je vais crever. Mais je suis excité : on ne fait pas ce qu’on veut.
Les balles sifflent. Un plus gros sifflement me fait redégringoler dans le trou. Mais c’est un obus qui n’éclate pas, sans ça, j’étais fait. Le Sénéchal jure comme un possédé.
« Nom de Dieu de nom de Dieu, bordel de Dieu, c’est-y pas malheureux de voir ça. »
Le lieutenant me jette des regards affolés, son âme se tord dans son ventre et ne peut pas sortir. Tout d’un coup Le Sénéchal et Mauvier qui est derrière se jettent sur lui, l’empoignent et le passent à Delplanque qui prend livraison et le refile au type qui est devant lui. Voilà mon petit bougre qui voltige de bras en bras et arrive en tête, bon premier. Je le vois jaillir soudain du boyau, vomi par toute la section. Mon collègue corse se hisse en haut et les types se décident. Un vieux clairon mythique nous arrive du fond des âges et en sonne une. Et nous voilà partis.
Les Turcs, au lieu de nous massacrer, foutent le camp. Nous arrivons dans la tranchée. Il y a trois ou quatre loqueteux blessés qui poussent des cris nasillards et puis soudain se taisent en bons musulmans devant le fer.
Bonjour : mon fils vient de passer le Détroit des Dardanelles sur le « Dupuy de Lome » . On a tous eu une pensée pour mon grand-père Benoit BIGNON, petit gars de la Montagne Bourbonnaise (il habitait à Ferrières sur Sichon) qui n’était même jamais descendu à Vichy et qui s’est retrouvé à la Guerre. J’aimerais tant retrouver son parcours !