S’il fallait songer à préparer nos bagages, que pourrions-nous mettre dans la valise ?
Nous nous accordons une valeur. Selon l’humeur, cette valeur est grande, nulle ou parfois négative, mais nous nous accordons une valeur. Même négative, cette valeur nous place au-dessus de ce que nous appelons « le monde », parce que nous croyons savoir que cette valeur ne peut pas être physique, c’est une valeur que nous disons « morale ». Pas loin de cette notion de morale, il y a la notion de « justice ». Pas la peine de définir la notion, tenons-nous en au fait que nous avons tous ressenti pour nous-mêmes ou pour les autres un sentiment d’injustice, l’important, c’est que cela renforce l’idée que nous avons une valeur dont nous sommes responsables, mieux : que nous sommes cette valeur.
Or, comme cette valeur n’est pas physique, il n’y a pas de raison qu’elle disparaisse avec la mort physique. Comme nous ne voyons pas très bien comment cette « valeur morale» aurait bien pu émerger de manière immanente d’un monde matériel, que nous ne voyons pas non plus comment nous aurions pu la créer de nous-mêmes (en tout cas, aucun d’entre nous n’a le souvenir de l’avoir fait), nous pensons qu’il s’agit d’une valeur transcendantale, un nom compliqué pour dire Dieu.
En résumé, si nous pensons avoir une valeur, nous croyons en Dieu, si nous ne croyons pas en Dieu, nous ne pouvons pas avoir de valeur : si le soleil venait à s’éteindre, dans l’instant, l’homme disparaîtrait.
En plus de la justice, il y a la vérité. Là encore, inutile de trop développer, au seuil de la mort, tenons-nous au fait que de temps à autre, il nous est arrivé d’avoir l’impression de comprendre quelque chose, ou au moins, de comprendre qu’il y avait quelque chose à comprendre. Ne perdons pas de vue que l’idée est de faire l’inventaire de tout ce que nous avons connu dans le monde physique que nous pourrions emporter dans l’éternité. Et de ce point de vue, cette valeur de vérité nous semble assez cousine de la valeur morale.
Une chose nous fait tiquer au sujet de la « vérité », c’est qu’il existe trois mots pour dire, semble-t-il, à peu près la même chose : « vérité », « réel » et « matière ». C’est embêtant parce que le dernier terme, la matière, nous rattache entièrement au monde d’ici-bas, s’il n’y a pas d’autre vérité que la matière, alors nous ne sommes pas sûrs de pouvoir emporter la vérité dans l’au-delà, ni par suite, sa cousine la morale, en fait, nous ne pouvons plus du tout être sûrs qu’il y ait un au-delà.
Il est donc vital de se demander, premièrement : qu’est-ce que la « vérité » apporte au réel ? Des petits malins ont remarqué que le champ de la vérité tournait autour de termes comme « tout » ou « aucun », ça a l’air assez mathématique tout ça, d’ailleurs les mathématiciens pensent que « un + un » font « deux » de toute éternité. Pour eux, « aucun », c’est l’ensemble vide, et « un » c’est l’ensemble qui contient l’ensemble vide.
Problème, c’est que lorsqu’on regarde un lampadaire, on n’a pas du tout l’impression de contempler l’ensemble qui contient l’ensemble vide. Qu’est-ce qui nous assure que la notion d’« un » va subsister s’il n’y a plus de lampadaire ?
Et encore, dans le raisonnement qui précède, et c’est significatif du poids invincible de la matière, nous sommes allés trop vite en passant directement du champ de la vérité, disons des « nombres » à celui de la matière, disons celui des « lampadaires ». Nous avons allègrement sauté par-dessus la tête du « réel ».
Dommage, la question de savoir ce qu’est le réel en tant que tel, savoir si nous pouvons le mettre dans notre valise ou s’il va rester à quai avec la matière, semble également tout à fait vitale : qu’est-ce que le réel apporte à la matière que la vérité ne lui apporte pas ?
Le réel, dit-on, c’est ce qui est perçu par un sujet libre. Intéressant, ceci veut dire que pour qu’il y ait un lampadaire « réel », il faut qu’il y ait un sujet, or, le sujet, chacun de nous, c’est ce que nous aimerions sauver et emmener dans le voyage. Ce sujet doit en plus être libre, c’est-à-dire libre de la matière. Ça aussi, ça nous arrange, puisque la matière, c’est ce que nous allons laisser sur le quai.
Mais une inquiétude pointe à l’horizon, nous avons l’intuition que le lampadaire n’a pas vraiment besoin de nous pour exister, c’est le contraire, alors, si le réel est ce qui est perçu par un sujet libre et qu’il n’y a plus de lampadaire à percevoir, la réalité – et en particulier la réalité du sujet – semble très menacée, du moins, celle d’un sujet éternel capable de subsister à la matière et à la décomposition de son corps.
De toute façon, la perspective de n’être qu’un sujet rationnel dans le monde des raisons nous fait horreur, parce que nous soupçonnons que ces raisons n’auraient plus aucun sens ni saveur en l’absence des causes du monde matériel, d’ailleurs, en général, nous ne faisons aucune différence entre « raison » et « cause ».
Que reste-t-il à faire alors ? Peut-être dire un merci sincère. D’abord, ça nous calme un peu, car un « merci sincère », ça n’a rien de matériel. Merci à qui ? À Dieu ? À la matière ? Au monde ? Peu importe, on ne nous en voudra pas de ne pas le savoir, par contre il aurait été particulièrement ingrat – et idiot – d’avoir passé sa vie à chercher un sens à la vie.
Des sens il y en avait des milliers dont il fallait profiter, dans la musique qui n’est pas que du bruit, dans le son du vent dans les feuillages, dans le temps et les saisons, le ciel bleu, le ciel gris, le ciel de nuit, l’aube et l’aurore, dans les paysages, la mer, la plage, les ponts et les virages, la montagne et les torrents, la forêt de chênes et son tapis de feuilles, les bouleaux, les fougères, les genets la bruyère, la garrigue au sol calcaire, les pins parasols et les cyprès, le blé et les coquelicots, le tilleul et le lilas, les vignes et les murets, les chemins creux, les sentiers, les maisons de pierre, les tuiles, les poutres, la beauté ne nous a pas échappé, pas complètement, les plaisirs non plus. Merci pour Biarritz et le Pont de l’Arc, pour Étretat et les Vosges, l’ile de Ré et les bords de la Marne, pour Cahors et pour Cancale, pour Pont-Aven et pour Minerve, pour Briançon et pour Aix, pour Honfleur et le lac d’Annecy, pour Carcassonne et pour Antibes, pour Saverne et pour Sarlat, pour Cordes-sur-Ciel, et pour Riquewihr, pour la montagne d’Alaric et pour Lagrasse, pour Versailles et pour Chambord, pour Notre-Dame et pour la Sainte-Chapelle, pour Paris et pour Camplong. Merci pour les brasseries, les restaurants, les terrasses, les vins, les fromages, le cantal, le camembert, l’époisses, la charcuterie, les rillettes, le jambon de montagne, les andouilles et andouillettes, les saucisses de Morteau ou de Montbéliard, la salade et le persil, le poivre et le sel, la mayonnaise, la rouille, la moutarde, le melon et les radis, les paupiettes de veau, les quenelles, le lapin aux échalotes, les frites et le poulet, tout, le poisson à la bordelaise et la brandade, la lotte à la crème d’ail, le chou farci et l’os à moelle, l’aligot et les saucisses, le confit, le gratin dauphinois, le steak saisi, les poêlées de cèpes, les omelettes baveuses, la quiche lorraine, le boudin noir et les pommes tatins, les rognons d’agneau et le riz aux oignons, la mousse au chocolat, la soupe de fraise, la crème caramel, les religieuses et les meringues, les pêches et les abricots, les prunes et les cerises, les amandes, le fenouil les aiguilles de pins; merci pour les petits déjeuners, les croissants la baguette et le beurre, la confiture de mûre, merci pour le café. Merci pour le champagne, merci pour la France.
Mais maintenant, il y a trop de gens pas beaux, de plus en plus, il n’y a plus qu’eux, ça devient dégueulasse, irrespirable, lamentable, pourri, c’en est révulsant, révoltant. Le pays est aboli, le temps est aboli, la foi est abolie, d’un seul coup tout tombe comme un décor de carton pâte sous le rire prétentieux et dérisoire des marxistes et des sociologues hirsutes. Les fleurs sont encore des fleurs, mais les femmes ne sont plus des femmes, elles sont des mecs que ça fait ch**r d’être des femmes. Les vieux ne portent plus rien du tout, ni le pays ni le souvenir du temps, ils se comportent en ados simplement préoccupés du bien-être de leur petite personne, quinoa, thé vert et marche nordique. Les hommes : ça ne sert plus à rien d’être un homme.
Le plus grave, cependant, c’est vraiment cette invasion, ce métissage irréversible, cette disparition de l’homme blanc et de la beauté. Toutes ces s**** gueules la nuque courte épaisse et plate, la mâchoire forte, les pommettes saillantes, brachycéphale aux arcades forcées, la peau épaisse molle et sans traits, sans rien de droit, de tendu, de fin, la face avant pas redressée, la tête une boule de glaise avec des trous, le corps mou, lâche, rond en drapeau, maronnasse dans la masse.
Vérité ou morale, ce n’est pas pour elles que nous ressentons une douleur, c’est pour la France, seulement pour la France. Si cette douleur n’est pas un mensonge, un mensonge qui nous ferait faussement croire que nous avons une valeur, une valeur de Français, alors qu’il nous soit au moins donné de partir avant de perdre le souvenir de la France, avant de cesser de croire qu’une telle chose ait même jamais été possible un jour.
Francis Goumain