Le titre était placardé en lettres géantes en travers de la première page du Chicago Tribune du 4 décembre 1941 [trois jours avant Pearl Harbor] : « F.D.R.’S WAR PLANS ! » (le plan de guerre de Roosevelt). Le Times Herald et le Washington Tribune déployaient des bannières tout aussi enfiévrées. Dans ces deux journaux, Chesly Manly, le correspondant du Washington Tribune révélait ce que le président Franklin D. Roosevelt avait toujours nié : qu’il se préparait à conduire les États-Unis à une guerre contre l’Allemagne.
La source d’information du journaliste n’était rien moins qu’une copie textuelle du Rainbow Five, le plan top secret établi à la demande de FDR par l’état-major conjoint de l’armée et de la marine. Le récit de Manly comportait même une copie de la lettre du président ordonnant qu’on prépare le plan. Le reporter informait les lecteurs du Tribune et du Time Herald que le Rainbow Five prévoyait la création d’une armée de dix millions d’hommes comprenant un corps expéditionnaire de cinq millions d’hommes qui envahiraient l’Europe pour vaincre Hitler. De toute évidence, l’histoire était extrêmement embarrassante pour un président qui avait fait toute la campagne pour son troisième mandat en 1940 en jurant qu’il n’enverrait jamais les « boys » combattre dans une guerre étrangère…
Cela ridiculisait aussi le sénateur Alben Barkley, le chef de la majorité. Le 18 août 1941, suite à la rencontre entre Roosevelt et Churchill de Placent Bay à Terre-Neuve, Manly avait rédigé un article sur la base d’une autre fuite, sans documentation cette fois, au sujet d’un corps expéditionnaire américain. Le lendemain, Barkley s’était élevé au Sénat pour dénoncer «les supercheries délibérées» de Manly.
Au Congrès, les antiguerre ont donné de la voix. Les responsables Démocrates aux abois ont dû retarder de deux heures la discussion d’un crédit d’armement de $8 244. Le congressman Républicain, George Holden Tinkham du Massachusetts déclarait que la nation avait été «trahie» et sa motion pour insérer le sujet dans le compte rendu des débats du Congrès recevait un consentement unanime. «La question la plus brûlante du jour aux yeux de la nation, c’est l’histoire du Tribune» déclarait pour sa part le congressman Républicain William P. Lambertson du Kansas. «Si ce n’est pas vrai, pourquoi le Président ne dit-il rien?». Au Sénat, Burton K. Wheeler, un Démocrate du Montana, principal porte-parole des antiguerre qui avait prédit que Roosevelt irait «labourer sous un quart des jeunes Américains» [allusion aujourd’hui énigmatique au plan agricole du New Deal qui prévoyait que les agriculteurs sacrifient un quart de leur récolte pour faire remonter les cours, une absurdité patente à laquelle le sénateur veut comparer la mise en danger de la jeunesse américaine], déclarait que l’affaire venait confirmer tout ce qu’il avait dit.
Même si Hitler avait écrasé la France et le reste de l’Europe à l’exception de la Grande-Bretagne et qu’il était en train d’avancer en Russie, la plupart des Américains ne manifestaient pas grand désire de l’arrêter. La menace du Japon semblait encore plus éloignée même si les Japonais étaient visiblement sur le point de dominer l’Asie. Depuis 1937, leur guerre contre la Chine leur avait donné le contrôle de pratiquement tout le littoral chinois. À l’été 1941, ils s’étaient emparé de l’Indochine française. Une majorité d’Américains étaient en faveur d’une aide à la Chine et à l’Angleterre, mais les sondages montraient que 80 pour cent d’entre eux s’opposaient à une déclaration de guerre contre l’Allemagne ou le Japon. Ils étaient nombreux à voir d’un mauvais œil la politique d’escalade contre l’Allemagne de Roosevelt dont la décision de faire escorter les convois maritimes jusqu’en Islande avait déjà provoqué trois affrontements entre des U-boats et des destroyers américains.
Au Congrès, on retrouvait la même ambivalence que dans le public américain. Le 13 août 1941, la Chambre des Représentants avait voté de justesse, par une seule voix d’avance, la prorogation de la loi sur la conscription de 1940. Ce n’est que par un effort désespéré de dernière minute de la Maison- Blanche qu’une défaite politique catastrophique a été évitée. Le 11 septembre, Roosevelt signalait que l’USS Greer avait été attaqué par un sous-marin Allemand et qu’en conséquence il avait ordonné aux navires américains de «tirer à vue» dans les eaux soi-disant neutres à l’ouest de l’Islande. Le président avait négligé de préciser que le Greer avait pourchassé le sous-marin trois heures durant en liaison avec un avion de patrouille britannique. Récemment encore, le 27 octobre 1941, Roosevelt en était réduit à montrer une carte trafiquée par le renseignement britannique, censée être le plan d’invasion allemand de l’Amérique du Sud. Sans ce stratagème, il n’aurait jamais réussi à persuader le Congrès d’assouplir la loi sur la neutralité (des USA) pour permettre aux navires américains de livrer des armes aux ports britanniques
Si l’atmosphère au Congrès était à la consternation, au War Department on était quasiment au bord de l’explosion. Celui qui en garde le souvenir le plus cuisant, c’est le général Albert C. Wedemeyer. «Même si je devais vivre centenaire», me disait-il lorsque je me suis entretenu avec lui au printemps 1986, «je me souviendrais encore du 5 décembre 1941 comme si c’était hier». Bien qu’il n’était encore qu’un major au War Plans Division [Planification Stratégique], Wedemeyer avait déjà été remarqué par ses supérieurs et on lui prédisait un grand avenir. En 1936, on l’avait envoyé en Allemagne où il a passé deux ans à l’École de guerre de Berlin. Quand Roosevelt a ordonné la préparation de Rainbow Five, le major qui n’avait alors que 44 ans, s’était vu confier la tâche de le rédiger.
Le général Wedemeyer, toujours aussi droit et vif d’esprit, se rappelle de l’ambiance qu’il a trouvée ce jour-là en pénétrant dans le Munitions Building [en réalité, le bâtiment n’a jamais contenu de munitions] à 7 heures 30 du matin.
«Les officiers se tenaient en petits groupes et parlaient à voix basse. Le silence est tombé et ils se sont dispersés aussitôt qu’ils m’ont vu. Ma secrétaire, les yeux rougis d’avoir pleuré, me passa un exemplaire du Times Herald avec l’histoire de Manly en première page. Je n’aurais pas été plus atterré et plus pétrifié si une bombe avait été larguée sur Washington».
Dans les jours suivants, Wedemeyer aurait presque espéré qu’une bombe tombe réellement et qu’elle lui arrive dessus. C’était lui le principal suspect dans la fuite du plan Rainbow Five – ou Programme de la Victoire comme on l’appelait aussi entre initiés du War Department. Il entretenait des liens étroits avec America First, le plus important mouvement contre la guerre du pays. Aussi bien lui que son beau-père, le lieutenant général Stanley D. Embick, étaient connus pour être des opposants à la politique étrangère de Roosevelt qu’ils considéraient comme dangereuse et pouvant conduire à une guerre prématurée.
Embick et Wedemeyer voyaient le monde par la realpolitik et avec des yeux de militaire. Ils pensaient que les États-Unis devaient s’abstenir d’entrer en guerre tant que leur territoire n’étaient pas sérieusement menacés. Ils ont manqué s’étouffer en entendant Roosevelt raconter que l’Allemagne prévoyait d’envahir l’Amérique du Sud, faisant aigrement remarquer au passage que si Hitler débarquait une armée au Brésil, réputé être sa première cible, les Allemands seraient plus éloignés des États-Unis qu’ils ne le sont en Europe. Les deux hommes savaient en outre que l’Amérique n’était pas prête à affronter les machines de guerre de l’Allemagne et du Japon.
Pour autant, Wedemeyer et Embick étaient des hommes d’honneur, fidèles à leur serment d’allégeance en tant qu’officier de l’armée des États-Unis. Même s’ils étaient en désaccord avec la politique du président, il n’y avait pas d’hésitation pour obéir aux ordres :
«De ma vie, je n’ai jamais travaillé plus dur que pour le Victory Program», disait Wedemeyer. «J’en voyais toute l’importance que nous allions en guerre ou non. Nous étions en train de dépenser des milliards pour des armes sans avoir la moindre idée de celles dont nous pourrions avoir besoin, ni où ni quand. Il me fallait consulter tous les experts de l’Armée et de la Marine pour définir les bateaux, les avions, l’artillerie, les chars dont nous aurions besoin pour vaincre des ennemis déjà bien armés.»
L’une des conclusions qu’il tirait de ses recherches était particulièrement inquiétante. Il y avait un délai minimum de dix-huit mois en partant de l’état de préparation militaire actuel pour que les États-Unis soient pleinement opérationnels pour entrer en guerre avec succès. De voir ce secret étalé en première page de deux grands journaux, sous les yeux des Allemands et des Japonais, avait de quoi donner le vertige. Mais c’est l’aspect politique de la révélation qui lui paraissait le plus explosif et redoutable.
Son ministre de tutelle, le secrétaire à la Guerre Henry Stimson, déclarait que celui qui avait divulgué le Rainbow Five «manquait de loyauté et de patriotisme», tout comme ceux qui l’avait publié. Wedemeyer a été convoqué au bureau de John McCloy, l’adjoint du secrétaire à la Guerre. On ne l’a pas invité à s’asseoir, il est donc resté au garde-à-vous. «Wedemeyer», lança McCoy, « il y a du sang sur les doigts de celui qui a divulgué cette information ».
Frank C. Waldrop, à l’époque le rédacteur du service étranger du Times Herald, rapporte d’autres détails de cette matinée tendue au Munitions Building. Il s’était rendu au bureau du War Department pour une autre affaire et a rencontré dans les couloirs un ami de l’équipe de planification stratégique, le major Laurence Kuter. «Frank» lui dit-il d’une voix blanche, «il y a ici des gens dont il aurait fallu passer sur le corps pour parvenir à ce document».
Un autre personnage, et non des moindres, le directeur du FBI, J. Edgar Hoover, était appelé au bureau de Frank Knox, le secrétaire de la Marine. Hoover a fait venir l’amiral Harold R. Stark, le chef des opérations navales, et le contre-amiral Richmond Kelly Turner qui était chargé d’élaborer la partie navale du Victory Program et il a commencé à les interroger. Hoover demandait s’il y avait des insatisfactions au sujet du plan parmi les officiers. Turner, avec tout le doigté politique qu’on lui connaissait, répliquait sur un ton caustique que tous les officiers de la Navy considéraient le Rainbow Five «impropre à la consommation» et «mal inspiré».
Plus tard au cours de cette matinée tumultueuse, deux agents du FBI se sont présentés au bureau de Wedemeyer et ont examiné le contenu de son coffre. Ils ont écarquillé les yeux en découvrant un exemplaire du Victory Porgram avec tous les passages qui étaient parus dans la presse, soulignés. Wedemeyer, suintant à grosses gouttes, expliqua qu’il venait de souligner le document pour se faire une idée précise de ce qui avait été révélé. C’était le début d’une enquête qui pour Wedemeyer et quelques autres officiers de l’armée et de la marine se prolongera durant des mois.
Plusieurs officiers de l’armée ont déclaré qu’ils suspectaient fortement Wedemeyer d’être l’auteur de la fuite. Une lettre anonyme adressée au secrétaire de la Guerre et manifestement écrite par un initié, l’accusait lui et le général Embick. Les perspectives s’assombrirent encore pour Wedemeyer lorsque le FBI découvrit qu’il avait dernièrement déposé plusieurs milliers de dollars à la Riggs National Bank de Washington. Il a dû leur expliquer qu’il s’agissait d’un héritage et a poursuivi en reconnaissant ouvertement qu’il connaissait le général Robert E. Wood, Charles A. Lindbergh et d’autres responsables d’America First et qu’il partageait certaines de leurs opinions. Il assistait souvent aux meetings d’America First, mais jamais en uniforme.
Les agents se sont alors précipité au siège de l’état civil, au Nebraska, pour enquêter sur ses origines allemandes. Ils ont été assez estomaqué d’apprendre que son grand-père allemand de naissance, avait combattu aux côtés des confédérés. Sa mère d’origine irlandaise a été interrogée et l’a rappelé en appel longue distance pour lui demander ce qu’il avait bien pu faire. Elle pensait qu’il risquait d’être fusillé un de ces quatre matins. Le général Wedemeyer sourit quand il raconte l’histoire maintenant, mais en 1941, il ne voyait pas ce qu’il y avait de drôle à son calvaire.
Wedemeyer n’était pas le seul officier aux abois. Le FBI signalait qu’un major de l’armée de l’air qui connaissait Charles A. Lindbergh, transpirait abondamment, bafouillait sa grammaire, et montrait tous les signes d’une extrême nervosité. «Il est manifeste qu’il a trempé au War department dans des grenouillages politiques [ah bon ?] ou des magouilles [non !] et qu’il n’a pas la conscience tranquille» concluait l’agent dans son rapport.
Pendant ce temps-là à la Maison-Blanche on réagissait très diversement à la fuite. Même si FDR «approuvait» la déclaration de son secrétaire à la Guerre, Stimson, le président refusait d’assister à la conférence de presse du 5 décembre. Il permettait toutefois aux journalistes de poser leurs questions à son porte-parole, Stephen Early, lequel prétendit ne pas être en mesure de confirmer ou d’infirmer l’authenticité de l’histoire du Tribune.
Early s’est contenté de dire qu’il était d’usage pour l’armée et la marine de concocter des plans de guerre pour parer à toute éventualité. Sentant qu’il était absurde de présenter ainsi Rainbow Five, qui faisait quand même suite à une lettre du président, Early s’est encore enfoncé en faisant remarquer qu’il était aussi d’usage de demander la permission du président avant d’en publier une lettre: pour une correspondance privée, certes, mais il s’agissait en l’occurrence, comme il était obligé de le reconnaître, d’un courrier officiel, c’était donc un document public.
Early a ensuite timidement tenté de faire valoir que la lettre du président ne faisait pas mention d’un corps expéditionnaire – alors que dans le rapport lui-même il était question d’une flotte d’un millier de navires d’une capacité de sept millions de tonnes pour faire affluer cinq millions d’hommes en Europe.
Sur un point Early semblait à son aise. Il déclarait que les journaux «opéraient comme une presse libre» et avaient parfaitement le droit de publier un contenu «s’ils pensaient que l’histoire était authentique», qu’il était de la responsabilité du gouvernement et non de la presse de tenir un rapport secret, mais ajoutait-il dans un même souffle, les journaux sont libres de publier ou non l’histoire, selon qu’ils pensent que cette décision relève du «patriotisme » ou de la «trahison». Visiblement, Early se livrait à un exercice que ses successeurs à Washington nomment aujourd’hui le «contrôle des dommages».
Après son numéro d’histrion avec le major Wedemeyer, John McCloy a tranquillement informé Clarence Cannon, le chef du House Appropriations Committee (Comité des crédits de la Chambre) et John Taber, le chef de file des représentants Républicains, de ce qu’il n’existait pas de plan pour un corps expéditionnaire américain. Cannon et Taber ont transmis ces assurances à leurs collègues. Cannon déclarait que toute cette histoire, dont il sous-entendait qu’elle était fictive, était destinée à faire capoter le vote du budget. Le lendemain, la Chambre votait les plus de huit milliards destinés à porter les effectifs de l’armée à deux millions d’hommes.
Dans son journal, le secrétaire à l’intérieur, Harold Ickes, notait sa réaction scandalisée à la lecture de l’article de Manly. Lors de la réunion du cabinet du 6 décembre, Ickes pressait le Président de punir le Tribune et le Times Herald. Le procureur général, Francis Biddle, pensait qu’ils pourraient être poursuivis pour avoir violé la loi sur l’espionnage. Mais à la grande stupéfaction d’Ickes, Roosevelt, même s’il se montrait mécontent, ne semblait guère enthousiaste à l’idée de poursuivre le Tribune.
Ce n’est pas l’amour du premier amendement qui motivait Roosevelt. Par la suite, en juin 1942 lorsque le Tribune publiait certains détails censurés de la bataille de Midway, le président a demandé à Biddle de poursuivre, et l’avocat général s’est exécuté même s’il trouvait, comme il l’a déclaré par la suite, que l’affaire était si minuscule qu’il se trouvait un peu bête de le faire. Un grand jury était convoqué à Chicago pour s’occuper du dossier, mais sur ce, le FBI, qui avait alors amassé plus de mille pages de documentation au sujet de la fuite du Victory Program, a sauté sur l’occasion pour demander que le jury se penche aussi sur cette affaire. Et au beau milieu des auditions, le gouvernement abandonnait toutes les poursuites.
Dans d’autres antennes du gouvernement, la réaction à la grande fuite a été complètement différente. Loin de montrer le moindre embarras, l’Office of War Information (l’agence de presse de la défense) décida au contraire de diffuser l’histoire à l’étranger en ondes courtes comme preuve de la détermination américaine à vaincre les puissances de l’Axe. Les Anglais qui se battaient bec et ongles contre les avions et les sous-marins allemands, ont porté l’information en une de leurs journaux comme une lueur d’espoir.
Le 7 décembre 1941, la question des répercussions politiques du Rainbow Five tombait d’elle-même. Les avions japonais surgissaient dans le ciel de l’aube pour couler la flotte américaine de Pearl Harbor. Le Victory Program avait prévu de consacrer la quasi-totalité des capacités militaires américaines à vaincre Hitler. Le Japon, dans ce scénario devait simplement être contenu par des stratégies défensives en veillant à rester sous le seuil de la guerre. Cette posture reflétait la crainte face à la perspective d’une victoire de l’Allemagne sur la Russie et la Grande-Bretagne en l’absence d’une intervention rapide des États-Unis.
Les responsables militaires américains se sont montrés particulièrement inquiets lorsque Roosevelt a décrété en juin 1941 un embargo sur les livraisons de pétrole vers le Japon lorsque celui-ci s’est emparé de l’Indochine, un embargo imité par les Anglais et les Néerlandais. Les militaires craignaient que les Alliés étaient en train de pousser le Japon au bord de la guerre. Lorsque les Japonais ont envoyé des négociateurs à Washington pour essayer de résoudre pacifiquement le litige, le général George Marshall, le chef d’état-major de l’armée avait exhorté le Département d’ État à faire des concessions pour maintenir la paix dans le Pacifique. Dans son livre Going to War with Japan 1937–1941, Jonathan G. Utley décrit la façon dont Roosevelt et son secrétaire d’État Cordell Hull ont tenté de négocier un accord global avec le Japon qui prévoyait un retrait de la Chine — un objectif diplomatique bien trop ambitieux dans le contexte des réalités politiques et militaires de 1941.
Après Pearl Harbor, plus personne aux États-Unis ne s’intéressait à l’histoire du Tribune, sauf le FBI. Mais les informations secrètes révélées par Chesly Manly ont connu une seconde vie dans l’Allemagne nazie. Le 5 décembre, l’ambassade allemande avait câblé l’intégralité de la transcription de l’affaire à Berlin. Pour les Allemands il s’agissait de passer en revue et d’analyser ce qu’ils appelaient le «plan de guerre de Roosevelt».
Laissant ses conseillers militaires le digérer, Hitler était aux prises avec une terrible décision politique: fallait-il déclarer la guerre aux États-Unis? L’attaque japonaise sur Pearl Harbor l’avait au moins autant surpris que Franklin D. Roosevelt. Le Pacte Tripartite signé par les puissances de l’Axe en 1940 n’avait jamais été complété par un accord visant à coordonner leurs actions militaires. Le ministre des affaires étrangères, Joachim von Ribbentrop, avait fait la promesse à Hiroshi Oshima, l’ambassadeur japonais au Troisième Reich, que l’Allemagne soutiendrait le Japon s’il se trouvait embarqué dans une guerre avec les États-Unis. Mais ni lui ni Hitler n’avaient envisagé le genre d’attaque surprise lancée par le Japon à Pearl Harbor. Oshima pressait Ribbentrop d’honorer sa promesse, mais la réaction d’Hitler à Pearl Harbor laissait clairement entendre qu’il ne se sentait pas particulièrement tenu de déclarer la guerre du seul fait des assurances personnelles de Ribbentrop.
Au contraire, la stratégie d’Hitler consistait fondamentalement à maintenir les États-Unis en dehors du conflit en tirant le meilleurs parti possible du levier isolationniste au Congrès et ailleurs. Même après que Roosevelt ait émis son ordre de «tir à vue» aux navires de guerre américains contre les sous-marins allemands, Hitler avait ordonné au grand amiral Erich Raeder, le commandant en chef de la marine, d’éviter tout incident qui pourrait permettre à Roosevelt de faire entrer les USA dans la guerre. Après la guerre, le colonel général Alfred Jodl, le planificateur en chef d’Hitler, disait qu’Hitler voulait que le Japon attaque la Grande-Bretagne en Extrême-Orient et l’URSS, mais pas les États-Unis : Hitler voulait «un nouvel allié puissant sans un nouvel ennemi puissant».
Le 8 décembre 1941, le président Roosevelt semblait confirmer la sagesse de la politique d’Hitler par son discours devant le Congrès appelant à une guerre contre le Japon. Condamnant l’attaque sur Pearl Harbor comme «un jour d’infamie», FDR n’a pas fait mention de l’Allemagne. La plupart des historiens s’accordent à dire que même dans le sillage de Pearl Harbor, Roosevelt n’aurait pas pu persuader le Congrès de déclarer la guerre à l’Allemagne, la colère de la nation était focalisée sur le Japon.
Le 6 décembre, à la veille de l’attaque japonaise, l’amiral Raeder a fait preuve d’une grande prescience qui a dû peser sur la décision globale du chancelier du Reich. Il soumettait à Hitler un rapport préparé par son état-major qui mettait en avant le point saillant des révélations du Rainbow Five et qui demandait une attention urgente : le fait que les États-Unis ne seraient pas prêts à lancer une offensive contre l’Allemagne avant juillet 1943. Raeder estimait que cela nécessitait une réévaluation immédiate de la stratégie actuelle de l’Allemagne. Il préconisait une offensive sur terre et sur mer contre l’Angleterre et son empire pour la mettre hors-jeu avant cette date cruciale. Il envisageait sérieusement la possibilité d’autres incidents entre les navires de guerre américains et les sous-marins allemands dans l’Atlantique Nord et reconnaissait que cela pourrait entraîner une guerre avec les États-Unis. Mais il a fait valoir que Rainbow Five avait clairement indiqué que l’Amérique était déjà un allié «non belligérant» de la Grande-Bretagne et de l’Union soviétique et qu’une déclaration de guerre n’était plus quelque chose que l’Allemagne devait chercher à éviter en restreignant ses U-Boats. De plus, concluait Raeder, Roosevelt a fait une sérieuse erreur de calcul « en escomptant que la faiblesse du Japon et sa crainte des États-Unis» suffiraient à le tenir à distance. Roosevelt se trouvait maintenant placé devant l’éventualité d’une guerre avec le Japon deux ou trois ans avant d’avoir pu réaliser une marine sur deux océans.
Le 9 décembre, Hitler, rentrant à Berlin du front russe, se plongeait dans une conférence de deux jours avec Raeder, le Field Marshal Wilhelm Keitel, le chef d’état-major du commandement suprême de la Wehrmacht (Oberkommando der Wehrmacht ou OKW), et du Reich Marshal Hermann Göring, commandant les forces aériennes. Les trois conseillers mettaient l’accent sur la détermination du Victory Program à vaincre l’Allemagne, ils soulignaient que le plan envisageait la possibilité d’un effondrement russe et même d’une reddition anglaise qui forceraient les États-Unis à poursuivre la guerre contre l’Allemagne seuls.
Pendant ce temps-là, le 9 décembre, Roosevelt s’adressait une nouvelle fois à la nation, il accusait Hitler d’avoir poussé le Japon à attaquer les États-Unis :
«Nous savons que l’Allemagne et le Japon mènent leurs opérations navales et terrestres avec un plan conjoint. […] L’Allemagne et l’Italie se considèrent en guerre contre les États-Unis sans même se préoccuper de faire une déclaration officielle».
C’était le moment où jamais, et Roosevelt le savait, il essayait de pousser Hitler à la déclaration de guerre. Le 10 décembre, lorsqu’Hitler reprenait sa conférence avec Raeder, Keitel et Göring, il s’était fait son idée. Il déclarait que le discours de Roosevelt confirmait en tout point l’histoire du Tribune et qu’il revenait de facto à une déclaration de guerre. Il adoptait la thèse de Raeder selon laquelle la guerre avec le Japon rendait impossible la poursuite par l’Amérique de sa stratégie de battre d’abord Hitler telle qu’elle avait été définie dans Rainbow Five.
Le 11 décembre, Hitler se présentait devant le Reichstag et annonçait que l’Allemagne et l’Italie avaient été provoqués à une déclaration de guerre contre les États-Unis «par une situation créée par le président Roosevelt». Sa décision définitive, disait Hitler, lui avait été imposée par les journaux américains qui une semaine auparavant avaient révélé «un plan préparé par Roosevelt … selon lequel son intention était d’attaquer l’Allemagne en 1943 avec toutes les ressources des États-Unis, ce qui fait que les limites de notre patience sont atteintes».
Avec une petite tape supplémentaire dans le dos de la part de la Maison-Blanche, l’histoire du Tribune avait offert en cadeau à Roosevelt ce dont il avait si désespérément besoin pour poursuivre le programme tracé dans Rainbow Five [mais ne pas oublier Pearl Harbor n’était pas une petite tape dans le dos]. Contrairement aux attentes de Raeder, ni les chefs militaires américains, ni le président n’ont changé la pierre angulaire du Victory Program : «Parce que c’était la stratégie la plus rationnelle» disait le général Wedemeyer qui est resté responsable de la planification de l’opération Overlord, plus connue sous le nom de «D-Day». [FG : Mais parce que la marine britannique était largement assez forte pour couvrir l’Atlantique, l’Amérique « n’a eu qu’à » constituer une flotte marchande de Liberty Ship, étonnant que Raeder ne s’en soit pas rendu compte]
Dans son livre, Cinq ans au GQG d’Hitler, le général Walter Warlimont, l’adjoint de Jodl à l’OKW, révèle à quel point les généraux disposaient de peu d’information sur les États-Unis, ce qui rendait Rainbow Five d’autant plus important pour eux. Il évoque le coup de téléphone qu’il a reçu de Jodl à Berlin le 11 décembre 1941.
«Vous avez vu que le Führer vient de déclarer la guerre à l’Amérique?» demandait Jodl.
«Oui et j’en tombe des nues» répondit Warlimont.
«L’état-major doit maintenant examiner où les États-Unis sont susceptibles de porter leur effort principal en premier, l’Extrême-Orient ou l’Europe, nous ne pouvons pas prendre de nouvelles décisions tant qu’on n’aura pas éclairci ce point».
«Entendu» dit Warlimont, «Mais jusqu’ici nous n’avions même jamais songé à une guerre contre les États-Unis et nous n’avons aucune donnée sur laquelle notre examen pourrait se baser».
«Voyez ce que vous pouvez faire» dit Jodl, «à notre retour demain nous en parlerons plus en détail»
Le 14 décembre, l’OKW soumettait à Hitler une étude du «plan de bataille anglo-saxon tel qu’il nous est connu de par la publication à Washington du Times Herald». Les analystes concluaient que pour contrecarrer les intentions des Alliés, l’Allemagne devait adopter une «position défensive favorable» et cesser la campagne en Russie. Hitler devrait inclure la péninsule ibérique, la Suède et la France au sein de la «forteresse Europe» et commencer à ériger un «mur de l’Atlantique» de défenses imprenables tout au long du littoral européen. Les objectifs prioritaires seraient de «nettoyer la Méditerranée de toute présence Alliée et d’occuper toute la côte nord-africaine et le canal de Suez».
L’amiral Raeder et le Reich Marshal Göring ont vivement appuyé ces recommandations, disant à Hitler qu’en 1942 l’Allemagne et l’Italie auraient «leur dernière chance de s’emparer du contrôle de l’ensemble de la Méditerranée et du Proche-Orient, une occasion qui ne se représenterait sans doute plus jamais». À la satisfaction générale, Hitler se rangea à ces avis. Le 16 décembre, le commandement suprême de la Wehrmacht émettait la directive n°39 qui appelait à la cessation des opérations offensives contre la Russie et le retrait sur une ligne d’hiver.
Le temps qu’il approuve ces ordres et qu’ils soient édictés par le commandement suprême, Hitler était déjà revenu sur le front russe [en fait le GQG de Rastenburg en Prusse-Orientale], là il était surpris et furieux de voir que ses armées refluaient devant les contre-attaques de l’Armée rouge que ses officiers de renseignements n’avaient pas vues venir. Lorsque la directive n°39 lui est parvenue, il est entré dans une rage folle et a convoqué sur le champ le colonel général Franz Halder, chef d’état-major sur le front russe, et le Field Marshal Walther von Brauchitsch commandant en chef de la Wehrmacht et les a hystériquement éreinté. Il déclarait qu’un retrait général «était hors de question» et que toute ligne défensive devrait obligatoirement passer par Leningrad, Moscou et le bassin du Don [ironie]. Le 19 décembre, il renvoyait Brauchitsch et prenait le commandement de l’armée.
Si Hitler s’en était tenu à sa décision initiale et agi en vue de contrer les objectifs du Victory Program, il aurait pu libérer une centaine de divisions du front de l’est pour une offensive en Méditerranée. Contre une telle force, les Alliés y compris les Américains n’auraient pas pu rassembler plus d’un vingtaine de divisions. Le meilleur général allemand, Erwin Rommel, était déjà en Égypte, montrant ce dont il était capable, avec une petite armée, contre les Anglais et les Australiens.
Il ne fait guère de doute qu’Hitler aurait pu faire de la Méditerranée un lac allemand et ruiner le plan des Alliés qui cherchaient à s’emparer de l’Afrique du Nord et à attaquer l’Europe par le sud. La défaite catastrophique de Stalingrad n’aurait jamais eu lieu et les tentatives des Alliés pour débarquer en Europe en traversant la Manche auraient été beaucoup plus coûteuses.
En 1955, l’historien et ancien officier du renseignement, le capitaine Tracy B. Kittredge a évalué ce scénario dans un article paru dans les annales de l’institut naval américain. D’après les indices qu’il présente, on peut conclure que la fuite du Rainbow Five aurait pratiquement pu faire perdre la guerre aux Alliés. Cela peut paraître excessif, mais des documents saisis démontrent que certains des meilleurs cerveaux de l’armée et de la marine allemande ont essayé d’exploiter les informations pour changer le cours de la guerre et que seul l’entêtement rageur d’Hitler les en a empêché. [FG: raisonnement complètement stupide, l’Allemagne était bloquée en Russie ? Vivement que l’Amérique entre en guerre pour arranger la situation ! Retirer cent divisions devant l’Armée Rouge, et Hitler n’y avait pas pensé…]
Une question reste en suspens: qui est à l’origine de la fuite du Rainbow Five? Pas le général Wedemeyer qui est sorti de l’enquête blanchi et qui a été promu par la suite. Il pense qu’il doit son salut d’abord à son innocence, mais il reconnaît que le soutien indéfectible du général George Marshall, qui lui a toujours maintenu sa confiance, a pu lui être d’un précieux concours.
Au cours des années qui ont suivi, un bon nombre d’informations ont fait surface. Nous savons à présent que c’est le sénateur Burton K. Wheeler qui a transmis le Rainbow Five à Chesly Manly. Dans ses mémoires, Wheeler raconte qu’il a eu le plan par un capitaine de l’armée de l’air. Edward Wheeler, le fils du sénateur, se rappelle que le capitaine disait à son père «qu’il n’était qu’un messager». Le même capitaine était déjà venu voir Wheeler cette année-là pour lui fournir des informations secrètes sur l’état de faiblesse consternant de l’armée de l’air américaine. Toujours d’après son fils, le sénateur Wheeler tenait pour certain que l’expéditeur du message n’était autre que le général Henry H. («Hap») Arnold, le chef de l’armée de l’air.
En 1963, Frank C. Waldrop [Times Herald] publiait un article de ses souvenirs de la grande fuite. Il raconte qu’après la guerre, au cours d’un déjeuner avec l’homme du FBi qui avait mené l’enquête, celui-ci lui avait affirmé que l’affaire avait été résolue en dix jours. Le coupable était «un général d’une grande renommée et d’une importance primordiale pour la guerre». Ce qui l’avait poussé à révéler le plan, c’était «ses carences en matière de puissance aérienne».
Lors d’un récent entretien, Waldrop apportait d’autres précisions intéressantes. L’agent du FBI, c’était Louis B. Nichols un directeur assistant du bureau. Waldrop lui demandait : «Mais bon sang Lou, pourquoi est-ce que vous ne nous êtes pas tombés dessus?». Waldrop et tout le monde au Time Herald et au Tribune espéraient que le gouvernement lance des poursuites. Ils avaient un paquet d’informations sur la manière dont la Maison-Blanche piégeait leur téléphone et plaçait des informateurs dans leurs salles de rédaction et n’attendait que l’occasion de les révéler. Nichols répondit : «lorsque nous avons abouti à Arnold, nous avons laissé tomber».
Murray Green, le biographe officiel du général Arnold, a vigoureusement contesté la culpabilité d’Arnold. Il soutenait que toutes les preuves disponibles montraient qu’Arnold défendait le plan Rainbow Five, lequel, contrairement à ce qu’on a pu dire, ne souffrait pas d’une faiblesse en matière de force aérienne. Et quid, demandait Green, de la fidèle amitié qui liait le général Arnold et le général Marshall? Si le FBI tenait Arnold pour le coupable, il en aurait certainement informé Marshall, or Marshall plaçait la loyauté au-dessus de toutes les autres vertus. Il paraissait inconcevable à Green que Marshall aurait pu continuer de travailler en confiance avec Arnold. Forrest Progue, le biographe du général Marshall semblait enclin à partager cet avis.
Les 1200 pages d’enquête du FBI auxquelles Progue a pu accéder dans le cadre du Freedom of Information Act sont un démenti cinglant de ce que Nichols a dit à Waldrop. Un mémorandum résumant l’enquête, adressé au procureur général avec une lettre introductive du directeur Hoover du 17 juin 1942, conclut : « En raison du nombre d’exemplaires [il existait 35 exemplaires du Rainbow Five, répartis entre l’armée de terre, la marine et l’armée de l’air] et des plusieurs centaines d’officiers et employés civils qui en avaient un accès légitime aussi bien au département de la guerre qu’à celui de la marine, il n’est pas possible de déterminer la source …».
Une explication joker du mystère est apparu en 1976. Dans le livre de William Stevenson A Man Called Intrepid consacré à l’espion britannique William Stephenson, [qui travaillait sur le sol américain, voir ici], l’auteur affirme que la fuite a été conçue et orchestrée par I’Intrepid dans le but de faire rentrer l’Amérique en guerre aux côtés de la Grande-Bretagne : « le Political-Warfare Division [direction à la guerre politique] de la BSC (British Security Coordination, la cellule secrète que dirigeait Intrepid avec l’assentiment et la coopération de Roosevelt) avait concocté le Victory Program à partir des quelques informations dont on savait qu’elles étaient déjà parvenues à l’ennemi auxquelles on avait ajouté des informations trompeuses». Le 26 novembre, James Roosevelt, le fils du président, aurait dit à Intrepid que les négociations avec les Japonais avaient échoué et que la guerre était inévitable. Le capitaine de l’armée de l’air avait alors été chargé de remettre à Wheeler les «faux documents» pour qu’ils fassent la une des journaux et qu’Hitler se décide à déclarer la guerre à l’Amérique.
Le seul élément vérifiable de cette version, c’est la date du 26 novembre 1941. C’est en effet à cette date que les négociations avec le Japon ont été rompues. Mais il est clair d’après les réactions de Stimson et de quelques autres au département de la guerre qu’ils ne considéraient pas que le contenu de Rainbow Five était déjà connu de l’ennemi, donc la version de l’Intrepid relève de la pure élucubration et doit être écartée.
Néanmoins, l’histoire de Stephenson a le mérite de suggérer à sa manière l’identité de l’homme qui a conçu la fuite. «Je n’ai pas de preuves formelles» me disait le général Wedemeyer, «mais j’ai toujours eu l’intuition que Roosevelt l’avait autorisée, je ne vois personne, y compris le général Arnold, pour avoir eu le culot de divulguer un tel document».
Tout le monde ne partage pas ce soupçon. Forrest Pogue dit qu’il n’en a jamais eu le moindre écho au cours des nombreuses conversations qu’il a eues avec le général Marshall pour rédiger sa biographie. Il déclare en outre se méfier des théories qui évoquent des conspirations à un haut niveau. «J’aimerais y croire [que FDR est coupable]» dit Frank Waldrop, «parce que mon face-à-face avec Larry Kuter au Munitions Building m’a longtemps laissé un goût amer». D’un autre côté, il reconnaît qu’il est difficile de croire que Roosevelt aurait pu délibérément «jeter de l’huile sur le feu». C’est ainsi que lui et d’autres isolationnistes analysaient les répercussions politiques de la fuite.
Mais aucune autre explication ne complète aussi bien les trous du puzzle que la complicité de FDR. Même si la prétention d’Intrepid d’avoir concocté la fuite est ridicule, sa présence aux USA, et la raison d’être de sa présence – entraîner l’Amérique dans la guerre contre l’Allemagne – sont des faits reconnus. Qu’il soit présent avec la bénédiction et la connivence du président des États-Unis est aussi un fait admis. Est-ce qu’un président qui avait déjà exploité une fausse carte et caché au Congrès la vérité au sujet de la guerre navale dans l’Atlantique Nord, reculerait devant une nouvelle imposture – surtout sachant que la guerre avec le Japon était imminente?
Cette explication nous permet de comprendre pourquoi le général Marshall, qui avait dû été informé de la supercherie peu après qu’elle ait été commise, n’en ait jamais voulu à Arnold. Elle éclaire l’énigmatique aveu de Nichols, le directeur assistant du FBI disant que «quand on en est arrivé à Arnold, on a laissé tomber», comme si le FBI savait que la fuite venait de quelqu’un de plus haut placé dans la chaîne de commandement. Elle permet également de comprendre pourquoi Marshall a continué de faire confiance à Wedemeyer malgré la lourde suspicion dont il était l’objet. Enfin elle permet de comprendre la réticence de Roosevelt à poursuivre le Tribune.
Ce que nous dit l’histoire d’Intrepid c’est le but de la fuite : d’aiguiller Hitler vers la déclaration de guerre si désespérément recherchée. Seul FDR et une poignée d’autres qui se tenait dans son ombre pourraient confirmer ce scénario. S’il est vrai, c’est un aperçu extraordinaire à l’intérieur du jeu complexe de Franklin D. Roosevelt sur l’échiquier de l’histoire au cours des dernières semaines de 1941. [FG : cela explique aussi la coïncidence extraordinaire entre deux événements spectaculaires, cette fuite retentissante et Pearl Harbor]
Traduction : Francis Goumain
Source : American Heritage