Hindenburg (1847-1934) est un maréchal allemand et homme d’Etat de premier plan. Vétéran de la guerre de 1866 contre l’Autriche et de 1870-1 contre la France, avec des combats héroïques en première ligne, il a mené par la suite, au fil des décennies du Deuxième Empire allemand (fondé en 1871), une carrière tranquille jusqu’aux sommets de la hiérarchie militaire. Il a été rappelé de sa retraite à l’été 1914, et est devenu un héros national pour sa victoire sur les Russes à Tannenberg (26-30 août 1934), en Prusse Orientale. Cette victoire lui a assuré une sympathie universelle et durable en Allemagne, d’où une assise politique, unique, majeure, expliquant sa quasi-dictature militaire sur son pays en 1916-1918 et sa présidence de la République de Weimar (1925-1934).
Hindenburg a été fondamentalement un officier prussien du milieu du XIXème siècle, et il l’est resté toute sa vie, avec les croyances de cette époque, notamment un protestantisme luthérien convaincu (au sens évidemment strict du XIXème siècle), une méfiance contre le catholicisme et a fortiori toute forme de scepticisme ou de matérialisme. Il a toujours cru à une forme de supériorité intrinsèque d’un modèle prussien, protestant et relativement autoritaire, appelé à façonner l’Allemagne à son image. Pour le comprendre, il faut essayer de retrouver cet univers mental complètement disparu aujourd’hui, et déjà en partie anachronique dans les années 1920-1930. Son modèle politique de toute sa vie est resté Bismarck, le « chancelier de fer » (1867-1890), libéral-conservateur semi-autoritaire, nationaliste allemand modéré, et pieux luthérien.
Nous proposerons ici un commentaire très libre de la dernière biographie de Hindenburg par Jean-Paul BLED Hindenburg, l’homme qui a conduit Hitler au pouvoir; comme le titre l’indique, l’auteur lui reproche un dernier choix politique majeur, un certain 30 janvier 1933. Donc, il n’aime pas son personnage. Toutefois, M. Bled est un bon historien, et on peut lire de façon critique mais relativement en confiance son travail. En outre, il est incontestable que Hindenburg, grand militaire et homme d’Etat, a commis des choix bien discutables, voire de grosses erreurs manifestes. Les analyses que nous développerons infra sont pour l’essentiel de notre fait.
HINDENBURG DURANT LA PREMIERE GUERRE MONDIALE
Militaire compétent, Hindenburg a su se servir du talent de Ludendorff, son chef d’état-major dès Tannenberg et sur toute la guerre. Il a mené victorieusement la guerre à l’Est face à la Russie, jusqu’au traité de Brest-Litovsk de mars 1918, offrant à l’Allemagne le contrôle des Pays Baltes et de l’Ukraine. Cette riche région, aux ressources agricoles, minières, industrielles, considérables, et peuplée d’Ukrainiens alors plutôt favorables à l’Allemagne, aurait pu permettre de poursuivre une guerre longue. Hindenburg a mené à l’Est une bonne gestion des opérations militaires et de leur exploitation politique, avec notamment le choix de l’alliance avec les nationalistes ukrainiens. Ces militaires allemands de la première guerre mondiale, autour de Hindenburg, ont été beaucoup plus habiles que les politiques nationaux-socialistes dans le conflit suivant, qui commettront eux en 1941-1942 l’erreur capitale de s’aliéner complètement les populations ukrainiennes initialement pro-allemandes -par détestation de la Russie, tsariste, libérale-nationale ou bolchevique-.
S’il a connu des succès majeurs indiscutables, du fait de compétences certaines, Hindenburg a commis toutefois aussi des erreurs tout aussi majeures, comme décider la guerre sous-marine à outrance au début de 1917 –causant l’entrée des Etats-Unis dans la guerre-, et les offensives massives à l’Ouest au printemps 1918, infructueuses stratégiquement et aux pertes lourdes. Ces erreurs ont été décisives, et ont coûté la guerre à l’Allemagne. Il aurait fallu tout faire pour éviter l’entrée en guerre des Etats-Unis, au lieu de la provoquer. Même en cette hypothèse historique de présence militaire américaine de plus en plus massive sur le front français en 1918, il aurait fallu plutôt mener une stratégie défensive en France et en Belgique, surtout après la victoire à l’Est en 1917. Hindenburg a attribué la défaite à la décomposition politique de l’armée allemande en novembre 1918, indiscutable, aussi subite -à partir de fin septembre 1918- que massive et probablement sans remède à court terme.
Cependant, il y a aussi là le résultat du calcul géostratégique, excellent à très court terme -avec l’effondrement complet de l’ennemi russe à l’automne 1917-, et vite dangereux, d’avoir lancé le communiste Lénine sur la Russie au printemps 1917. Lénine, exilé en Suisse, avait traversé l’Allemagne, en guerre contre son pays. Le bolchevisme a rapidement contaminé les marins, les soldats, et les ouvriers allemands à l’automne 1918. Sur le temps long, le communisme a ravagé le monde, et continue de le faire ; les généraux allemands de 1917 ne l’avaient nullement envisagé, mais enfin, ils ont bien légèrement contribué à la réussite de cette calamité pour l’humanité.
Enfin, Hindenburg a commis l’erreur, couramment oubliée aujourd’hui, de négliger des fronts secondaires, tenus par des alliés fragiles de l’Allemagne, qui se sont effondrés en septembre et octobre 1918, dans les Balkans en particulier, rendant les situations militaires de la Turquie, de la Bulgarie, de l’Autriche-Hongrie, et donc in fine de l’Allemagne, absolument intenables de toute façon en novembre 1918. Quelques bonnes divisions allemandes envoyées à temps au printemps ou à l’été 1918, au lieu de les gaspiller en pure perte au Nord de la France, auraient pu permettre à ces fronts de tenir, au moins dans les Balkans.
Il est certes facile a posteriori de dresser une liste des erreurs manifestes, lorsqu’elles deviennent évidentes avec le recul. Mais elles ont bien été commises, et n’étaient pas imprévisibles ou imprévues. Au moment des prises de décisions, les catastrophes à venir avaient été annoncées par bien des conseillers diplomatiques ou militaires, ignorés par Hindenburg.
Sur le plan politique, Hindenburg a mené une quasi-dictature militaire sur l’Allemagne de 1916 à 1918, tout en respectant formellement les institutions en place, l’empereur comme le parlement. Il a échoué sur ce plan aussi ; il en a peut-être trop fait dans la suspension des libertés en Allemagne et dans les territoires occupés, assez pour faire détester son régime semi-militaire à l’automne 1918, mais pas assez pour empêcher de nuire en réprimant préventivement les socialistes, ou du moins les socialistes vraiment révolutionnaires -admirateurs des bolcheviques-, très agités à partir de l’été 1918. L’armée a été minée de l’intérieur, c’est certain ; il faut donc constater l’échec de la répression, qui était aussi de la responsabilité de Hindenburg.
De nombreuses erreurs ont donc été commises par Hindenburg ou sous sa responsabilité. Le plus étonnant est qu’il ait réussi politiquement à s’en remettre, et demeurer avant tout dans le temps long le héros-vainqueur de Tannenberg.
HINDENBURG SOUS LA REPUBLIQUE DE WEIMAR
Au début de novembre 1918, une éventuelle répression dure de l’agitation révolutionnaire, au nom du Kaiser, n’aurait trouvé personne pour l’exécuter, que ce soit au niveau de l’armée ou de l’Etat. Hindenburg a donc poussé Guillaume II, hésitant, à l’abdication et l’exil à l’étranger, afin d’éviter à l’Allemagne une guerre civile terrible sur le modèle russe, quand bien même l’empereur aurait trouvé d’ultimes défenseurs. Hindenburg n’a eu à ce moment, dans ces circonstances, pas forcément tort, même si les monarchistes le lui ont toujours reproché.
Hindenburg, sans s’en vanter publiquement le moins du monde, pour des raisons évidentes de prestige personnel, et de sens politique, a conseillé discrètement mais clairement dans les faits aux nouveaux gouvernements allemands républicains d’accepter les conditions dures de l’armistice du 11 novembre 1918, comme du traité de Versailles du 28 juin 1919. Ce dernier était moralement inacceptable pour tout patriote allemand, avec en particulier des amputations territoriales massives à l’Est face à la Pologne ressuscitée, ou des réparations colossales, d’un montant pas même fixé à Versailles. Toutefois l’armée allemande, ou ce qu’il en restait, en novembre 1918 comme a fortiori en juin 1919, n’était plus en état de résister à la moindre offensive des Alliés. Un rejet du traité de Versailles par Berlin aurait causé des maux supérieurs à l’Allemagne, une invasion générale du pays, des amputations territoriales supérieures à l’Ouest comme à l’Est, et peut-être même un éclatement du pays avec des Etats séparés en Rhénanie, Bavière, Saxe…
Politiquement, Hindenburg a été habile. Il a su s’effacer en 1919-1920, années de fondation de la République de Weimar, rejetant l’ancienne classe dirigeante militaro-politique -dont il était typiquement une figure de proue-, pour mieux revenir par la suite. Elu président en mai 1925, et réélu en 1932, directement par la population, il a essayé de redresser l’Allemagne, en respectant en partie les institutions et le parlement durant sa présidence. Il a su rester au centre d’une vie politique compliquée et agitée. Il a seulement trop longtemps soutenu de 1930 à 1932 une politique économique erronée face à la Crise de 1929, terrible en Allemagne, celle de la déflation, soit la baisse des prix et des salaires. Elle a aggravé l’effondrement économique. Il a eu toutefois l’intelligence de le comprendre, et cet aspect économique a joué dans ses choix de l’hiver 1932-1933.
Ainsi, aujourd’hui, à peu près oublié à l’étranger, Hindenburg demeure au mieux connu pour avoir appelé Hitler à prendre la tête du gouvernement un certain 30 janvier 1933. Le biographe Jean-Paul BLED y voit non pas quelque effet de la manipulation d’un grand vieillard par un entourage peu inspiré (selon l’opinion commune a posteriori), mais une forme de choix logique et conscient pour un nationaliste allemand. Hindenburg a préféré à l’hypothèse hasardeuse d’une dictature militaire sans soutien populaire celui de faire appel au premier parti au Reichstag, qu’il n’aime pas, mais pas fondamentalement si éloigné de ses convictions profondes. Hindenburg n’est évidemment pas responsable de ce qui a suivi, plusieurs années après sa mort. Avec un mélange de réussites et d’échecs, il a toujours essayé de servir son pays de son mieux, et cette saine conduite n’est hélas pas si fréquente.
Scipion de SALM
Jean-Paul BLED Hindenburg, l’homme qui a conduit Hitler au pouvoir, Tallandier, 2020, 332 pages, 22,50 €
La bataille de Tannenberg, c’est 1410 (dite aussi bataille de Grunwald) ou 1914, pas 1934…
Sic transit gloria mundi. Bismarck et Hindenburg, luthériens? Peut -être le second. Pour le premier, il a déclenché une guerre qui a d’abord frappé l’Alsace du Nord, très luthérienne. Avec les morts ainsi provoqués. Mais le diable porte pierre: mes ancêtres se sont installés à Paris et ont fait souche. C’est grâce à Bismarck que j’existe. De là à admirer ce traîne sabre…