Poursuivant notamment le travail de l’historien palestinien Walid Khalidi et son ouvrage « All That Remains » [Tout ce qui reste], véritable almanach des villages détruits, avec « Le nettoyage ethnique de la Palestine » Ilan Pappé explore le mécanisme du nettoyage ethnique de 1948 et « le système cognitif qui a permis au monde d’oublier ».
(…) Selon Pappé, quand il a auto-proclamé la création de l’État juif le mouvement sioniste n’a pas fait une guerre dont la conséquence « tragique mais inévitable » a été l’expulsion. C’est le contraire : l’objectif était le nettoyage ethnique de la Palestine que le mouvement convoitait pour son nouvel État. Quelques semaines après le début de ce nettoyage, les États arabes voisins ont envoyé une petite armée pour essayer, en vain, de l’empêcher. La guerre avec les armées régulières arabes n’a pas interrompu les opérations de nettoyage ethnique, achevées à l’automne 1948. (…)
Les origines
Pappé rappelle quel groupe précis a forgé le plan, donné les ordres : les « héros de la guerre d’Indépendance d’Israël ». À commencer par le chef incontestable du mouvement sioniste David Ben Gourion : c’est à son domicile qu’ont été finalisés tous les chapitres du nettoyage ethnique. Ce groupe ayant préparé le nettoyage ethnique et supervisé son exécution comprenait les plus hauts gradés, « comme les légendaires Yigaël Yadin et Moshe Dayan ». Aidés par des commandants régionaux : Yitzhak Rabin a opéré à Lydda, à Ramla et dans la région du grand Jérusalem. Il y eut aussi les officiers du renseignement. Dans les souvenirs des survivants palestiniens ce sont eux qui, après l’occupation d’un village ou d’un quartier, décidaient du sort de ses habitants, et faisaient la différence entre la prison et la liberté, entre la vie et la mort.
En 1917 le penseur « libéral » du sionisme Leo Motzkin évoquait « la colonisation de la Palestine » : « installation des Juifs en Eretz Israël, réinstallation des Arabes en dehors. Le transfert de tant d’Arabes peut paraître à première vue économiquement inacceptable. Mais c’est faisable. » Jusqu’à l’occupation britannique de la Palestine à partir de 1918, le sionisme a été un mélange d’idéologie nationaliste et de pratique colonialiste. Son rayon d’action était limité : à cette époque, les sionistes ne représentaient pas plus de 5% de la population totale du pays. Après la Déclaration Balfour (1917), les Britanniques ont entrepris de diviser la Palestine en deux entités. En 1936, la révolte palestinienne contre ce plan fut implacablement réprimée par l’armée britannique: beaucoup de villageois furent arrêtés, blessés ou tués.
Parmi les grandes figures du sionisme, Y. Weitz écrivait en 1940 : « C’est notre droit de transférer les Arabes ». « Les Arabes devront s’en aller » écrivait Ben Gourion. Le fondateur de l’État d’Israël a aussi été selon Pappé « la tête pensante du nettoyage ethnique de la Palestine ».
Le « plan de partage »
Après la guerre et avec la vulgarisation d’un « génocide des juifs d’Europe », la Grande-Bretagne décida en février 1947 de se retirer de Palestine où beaucoup de Juifs persécutés s’étaient réfugiés. Elle transféra la question à l’ONU. En 1947, les Palestiniens autochtones représentaient les deux tiers de la population (ils étaient 90% 30 ans plus tôt). L’autre tiers était composé des nouveaux venus juifs : colons sionistes et réfugiés venus d’une Europe en proie à la guerre.
Une ONU inexpérimentée, qui n’avait que 2 ans, confia le destin du pays à une commission spéciale, l’UNSCOP. Aucun de ses membres ne connaissait grand-chose à l’histoire de la Palestine. Elle proposa sa partition. Les Palestiniens, qui souhaitaient un État commun, s’y opposaient. L’UNSCOP a décrété que 56% du territoire reviendrait au nouvel État juif. Depuis, « rétablir la paix en Palestine » a toujours signifié appliquer une stratégie discutée entre les États-Unis et Israël, sans consulter les Palestiniens et encore moins tenir compte de leurs intérêts.
L’injustice était aussi flagrante à l’époque qu’aujourd’hui. Pourtant, elle a été à peine commentée par les grands journaux occidentaux. Les Juifs, qui possédaient moins de 6% de l’ensemble de la superficie foncière de la Palestine, recevaient plus de la moitié du territoire. La résolution de l’ONU intégrait à l’État juif 400 villages palestiniens & les terres les plus fertiles. Selon W. Khalidi c’était à la hâte « donner la moitié de la Palestine à un mouvement idéologique qui dès les années 1930 déclarait ouvertement vouloir désarabiser la Palestine ».
Cette résolution arbitraire et brutale de partition a été rejetée par le monde arabe et par la direction palestinienne, qui avaient suggéré de maintenir la Palestine en tant qu’État unitaire et entendaient aboutir à une solution par un processus de négociation bien plus prolongé. Dès février 1948, l’administration américaine conclut que la résolution de partition de l’ONU, loin d’être un plan de paix, alimentait l’effusion de sang. Elle proposa un projet de désescalade. Il fut rejeté par la direction sioniste qui annonça le plan Daleth d’expulsion forcée. La direction sioniste était très sûre de sa supériorité militaire et de sa capacité à opérer cette expulsion forcée. En décembre 1947, Ben Gourion affirmait dans une lettre : « Nous pouvons affamer les Arabes d’Haïfa et de Jaffa [si nous le souhaitons]. »
Le plan Daleth
En décembre 1947, les unités de la milice Haganah commencèrent à mener des incursions dans les villages. Toute résistance se terminait en général très mal : les soldats tiraient et tuaient des villageois. Comme à Deir Ayoub où les soldats tirèrent au hasard sur les maisons. Ou à Khisas, village où quelques centaines de musulmans et une centaine de chrétiens vivaient paisiblement : les troupes sionistes firent sauter au hasard des maisons en pleine nuit, alors que leurs occupants dormaient encore. Quinze villageois, dont cinq enfants, furent tués.
La tuerie de Khisas choqua le correspondant du New York Times. Il alla demander des explications à la Haganah. Elle commença par nier l’opération puis finit par la reconnaître. Quelques mois plus tard, Ben Gourion allait l’inclure dans la liste des « opérations réussies ».
À Haïfa, 75 000 Palestiniens subirent une campagne de terreur. Les combattants de l’Irgoun et de la Haganah faisaient dévaler des barils bourrés d’explosifs et d’énormes boules d’acier dans les quartiers arabes, versaient un mélange d’huile et de fioul et mettaient le feu. À Haïfa, quand les habitants palestiniens sortaient de leurs maisons pour tenter d’éteindre ces rivières de flammes, ils étaient fauchés à la mitrailleuse. Ces tueries exacerbèrent les tensions dans l’un des principaux lieux où Juifs et Arabes travaillaient côte à côte.
Pappé avait d’ailleurs retracé dans son autre livre Une terre pour deux peuples l’histoire de grèves communes aux ouvriers juifs et arabes à Haïfa dans les années 1930 notamment. Ces solidarités ouvrières furent brisées. Il y eut des représailles (la mort de 39 ouvriers juifs) et des contre-représailles.
Le 31 décembre 1947 la Haganah décida de mettre à sac tout un village en massacrant un grand nombre de ses habitants. Ce fut Balad al-Cheikh, où reposait le cheikh Ezzedine al-Kassem, l’un des plus respectés des dirigeants palestiniens. Il y eut plus de 60 morts, dont des femmes. Le commandant local avait reçu l’ordre d’encercler le village et de tuer le plus d’hommes possible. À ce moment, décembre 1947, la Haganah parlait encore d’épargner les femmes et les enfants (même si des femmes furent tuées à Balad al-Cheikh). Plus tard elle en décida autrement.
Ces opérations furent accompagnées d’actes de terrorisme de l’Irgoun et du groupe Stern. Notamment une bombe au siège du comité palestinien de Jaffa (l’immeuble s’écroula : 36 morts), l’attentat contre l’hôtel Sémiramis à Jérusalem qui fit de nombreux morts dont le consul d’Espagne. C’est ce décès qui semble avoir incité Sir Alan Cunningham, le dernier haut-commissaire britannique, à adresser une faible plainte à Ben Gourion, lequel refusa de condamner l’action, en privé comme en public. À Haïfa, ces attentats étaient devenus quotidiens.
À Lifta, village où vivaient musulmans et chrétiens et où une école de filles venait d’ouvrir, financée par l’association de plusieurs villages des environs, la Haganah tira à la mitrailleuse dans un café et le groupe Stern tira au hasard dans un bus. C’était le 28 décembre 1947.
Créer des faits accomplis devint l’une des composantes de la stratégie globale. En janvier, la Haganh ordonna une autre expédition contre le même village pour achever l’expulsion. Elle fit sauter la plupart des maisons et chassa tous ceux qui se trouvaient encore sur place.
La Nakba
En janvier 1948, une première unité de l’Armée de libération arabe entra en Palestine, avec un positionnement essentiellement défensif (mise en place de lignes fortifiées pour protéger la population, en coopération avec les comités palestiniens locaux et nationaux). Toutefois des soldats de l’Armée de libération arabe attaquèrent deux colonies juives, Kfar Sold et Kfar Etzion. 35 soldats juifs tombèrent dans une embuscade et furent tués. « 35 » fut le nom des opérations militaires sionistes qui suivirent, comme s’il s’agissait de représailles. Mais d’après Michel Bar-Zohar, ces opérations au nom de code « 35 » avaient déjà été prévues lors des réunions de 1947 chez Ben Gourion : ce n’étaient pas des représailles, bien qu’on les ait fait ensuite passer pour telles. La mort des 35 soldats fut un « prétexte » selon Pappé.
1500 Palestiniens avaient déjà été tués. Dans les implantations juives on estime le nombre de victimes à 400, en particulier à Kfar Etzion dans le territoire attribué par le plan de partage aux Arabes (mort de 131 combattants juifs, parmi lesquels 21 femmes).
Ben Gourion suivit personnellement l’acquisition d’une arme dévastatrice, qui servirait à incendier les champs et les maisons des Palestiniens : le lance-flammes. L’histoire orale de la Nakba regorge de preuves des terribles effets de cette arme sur les personnes et sur les biens. Le projet « lance-flammes » était l’une des activités d’une unité œuvrant à la mise au point d’armes biologiques, sous la direction du chimiste Ephraim Katzir (futur président d’Israël qui, dans les années 1980, révéla au monde, par un lapsus, qu’Israël possédait l’arme nucléaire). Alors les villages palestiniens furent peu à peu rayés de la carte. Comme Barrat Qisariya en février 1948, disparu dans une attaque jugée « soudaine et féroce ». Aujourd’hui, une ville nouvelle juive, Or Akiva, s’étend sur chaque mètre carré de ce village détruit. Certaines maisons anciennes s’y trouvaient encore dans les années 1970, mais elles ont vite été démolies quand des équipes de chercheurs palestiniens ont entrepris de les étudier dans le cadre d’un effort global pour reconstituer l’héritage palestinien dans cette partie du pays. Ou encore le village d’Atlit, qui avait été un lieu exemplaire de la coopération judéo-arabe dans l’industrie du sel sur ses plages. Pourtant, les soldats sur ordre de la Haganah n’ont pas hésité à expulser du village commun leurs camarades de travail palestiniens.
Toujours en février 1948, sur ordre de Moshe Kalman, les soldats prirent la rue principale de Sasa et firent sauter les maisons méthodiquement, avec les familles encore endormies à l’intérieur. « Nous avons laissé derrière nous 35 maisons démolies, 60 à 80 cadavres », dit Kalman.
La nature systématique du plan Daleth s’est manifestée à Deir Yassin, « village pastoral et cordial » qui avait conclu un pacte de non-agression avec la Haganah de Jérusalem, mais condamné à disparaître parce qu’il se trouvait dans une zone que le plan Daleth entendait « nettoyer ». À Deir Yassin en avril 1948, les soldats arrosèrent les maisons à la mitrailleuse, tuant une centaine d’habitants (une trentaine de bébés selon Pappé). « En plus des massacrés, des dizaines d’autres ont été tués pendant le combat et n’ont pas été inclus dans la liste des victimes ».
« Imaginez que, dans un pays que vous connaissez, la moitié de la population ait été expulsée de force en un an, et la moitié des villages et des petites villes rasés, ne laissant que décombres et pierres. Puis imaginez que l’opération n’entre jamais dans les livres d’histoire… »
À Haïfa en avril 1948, le choc et la terreur perpétrés par la brigade Carmeli firent fuir les habitants dans un terrible chaos et beaucoup de morts. Le chef de la brigade Mordechai Maklef avait ordonné d’ouvrir les portes à l’explosif et d’incendier tout ce qui était inflammable.
Pappé évoque un « urbicide » à propos du pilonnage des villes dont les habitants ont été chassés dans l’effroi et la terreur (urbicide : « urbs » la ville et « cide » meurtre, destruction). Dans le grand Jérusalem, 8 quartiers palestiniens et 39 villages ont subi le nettoyage ethnique. Le lieutenant Petite, observateur français de l’ONU, signala qu’après la chute d’Acre l’armée se livra à un pillage massif et systématique, emportant les meubles, les vêtements et tout ce qui pouvait être utile aux nouveaux immigrants. Aussi pour dissuader les réfugiés de revenir. Tout cela a eu lieu AVANT qu’un seul soldat des armées régulières arabes ne soit entré en Palestine. Du 30 mars au 15 mai, 200 villages ont été occupés et leurs habitants expulsés. Près de la moitié des villages arabes avaient déjà été attaqués avant l’envoi de troupes arabes.
Durant un bombardement ordonné par le commandant syrien al-Qawuqji, une frappe tua trois enfants du kibboutz Mishmar Ha-Emek. Cette horrible tragédie est le seul acte d’hostilité mentionné par les livres d’histoire officiels israéliens pour cette région. De nombreux villages subirent un assaut vengeur et furent pilonnés au mortier lourd. De jeunes Palestiniens trouvés en possession d’armes furent exécutés sur place. À Ghuweir les garçons et hommes jeunes de 10 à 30 ans furent envoyés dans des camps de prisonniers pendant 18 mois. Beaucoup de villageois ont été abattus. Il y eut quelques condamnations verbales de responsables politiques sionistes pour, dit Pappé, « apaiser la conscience tourmentée de soldats juifs engagés dans des atrocités et crimes de guerre contre une population civile largement sans défense ».
Ein Zeitoun fut l’un des lieux de massacre, en mai 1948. Les hommes furent alignés sur la place du village, certains emmenés à l’écart et abattus. Quand d’autres se rebellaient ou protestaient, on les tuait aussi. Les adolescents furent fusillés, les mains liées derrière le dos. L’officier Hans Lebrecht, arrivé fin mai, en a témoigné : Ein Zeitoun était « totalement détruit et parmi les décombres il y avait de nombreux cadavres, notamment beaucoup de femmes, d’enfants et de bébés. J’ai persuadé l’armée de brûler les corps. » Chaque village créait un précédent et un modèle facilitant la systématisation des expulsions. À Ein Zeitoun, les habitants, dépouillés de tous leurs biens, ont été conduits à la limite de leur village ; les soldats juifs ont tiré au-dessus de leurs têtes en leur ordonnant de fuir.
Pappé récuse ce qu’il nomme le « mythe fondateur israélien » selon lequel les Palestiniens auraient fui à cause de la guerre. Des centaines de milliers d’entre eux avaient été expulsés de force bien avant son déclenchement, au milieu de massacres qui se poursuivront après mai 1948. Notamment le massacre de Tantoura, un carnage, le 22 mai 1948 : des exécutions systématiques. Parmi les personnes abattues sans distinction, des « hommes » qui étaient en réalité des enfants de 10 ou 12 ans. Un jeune garçon a perdu la raison en voyant son père tué sous ses yeux.
Lors du massacre de Dawaimeh, le 28 octobre 1948, les soldats israéliens ont rapporté des horreurs : bébés au crâne fracassé, femmes violées, brûlées vives dans les maisons, hommes poignardés. Aucun n’a jamais été jugé pour crimes de guerre, malgré les preuves accablantes.
Ilan Pappé évoque trois sources certifiant les cas de viols : les organisations internationales comme l’ONU et la Croix-Rouge ; les archives israéliennes, quand les violeurs ont été traduits en justice ; l’histoire orale, venant des persécuteurs et des victimes.
Source : Ludivine Bantigny
L’auteur : Ilan Pappé (אילן פפה en hébreu), né le 7 novembre 1954 à Haïfa, est un professeur d’université et historien israélien. Il fait partie des « nouveaux historiens » qui ont réexaminé de façon critique l’histoire de l’État d’Israël et du sionisme.
Le nettoyage ethnique de la Palestine, Ilan Pappé, traduit de l’anglais par Paul Chemla, 396 pages, La Fabrique éditions, 20 €