L’île de Chypre, héritière des cultures minoenne et mycéenne grecques a subi de nombreuses tutelles : hellénique, romaine, byzantine, arabe, franque, vénitienne, ottomane et enfin britannique. La république de Chypre actuelle obtient son indépendance du Royaume-Uni le 16 août 1960, celle-ci est régie par le traité de garantie qui réunit la Turquie, la Grèce et le Royaume-Uni. Ce dernier conserve deux bases souveraines dans le sud et l’est de l’île où sont stationnés près de 4 200 soldats britanniques.
Sa population est largement grecque avec une minorité ottomane qui provoque depuis l’indépendance de nombreux affrontements. Le 20 juillet 1974, la Turquie intervient militairement arguant la protection des intérêts de la minorité turque, en lançant l’opération Attila, et occupe le nord de l’île en deux jours (s’assurant le contrôle de 38 % du territoire). Elle impose la partition du pays de part et d’autre de la « ligne verte » (appelée « ligne Attila » par les Turcs). En conséquence, 200 000 Chypriotes grecs sont contraints à l’exode entre 1974 et 1975, chassés du territoire occupé par la Turquie ; les Chypriotes turcs sont forcés de s’installer au nord en 1975 à la demande de leur chef Rauf Denktaş, lors de pourparlers à Vienne (Autriche). Le 13 février 1975, se met en place l’« État fédéré turc de Chypre » qui n’est reconnu que par la Turquie. En 1983, il devient la « République turque de Chypre du nord ». L’ONU désapprouve cette occupation dans sa résolution 541 du 18 novembre 1983.
Depuis, l’île est divisée depuis entre la République de Chypre – membre de l’Union européenne – qui exerce son autorité dans le sud, et la République turque de Chypre-Nord autoproclamée et uniquement reconnue par la Turquie. Celle-ci y mène mène une politique de colonisation de Turcs d’Anatolie vers la partie nord de Chypre (condamnée par l’ONU), ce qui fait passer le pourcentage de turcophones dans l’île de 18 % en 1970 à 22 % en 1997. Au début des années 2000, Chypre dénombre 93 000 colons venus de Turquie.
Poursuite de la colonisation de Chypre
Chypre est depuis toujours un carrefour d’importants courants commerciaux ce qui motive particulièrement la poursuite de l’attitude coloniale de la Turquie.
Récemment au cours d’une visite à Chypre-nord en 2021, le Président Erdogan a estimé que « nul progrès dans les négociations ne (pouvait) être fait sans accepter qu’il y ait deux peuples et deux États » et a proposé de repeupler une des villes abandonnées, Varosha, depuis l’intervention turque en 1974. Cette ville côtière vidée de ses habitants d’origine, des Chypriotes grecs, ne peut pourtant être habitée que par sa population de souche, en vertu d’une résolution du Conseil de sécurité de l’Onu adoptée en 1984.
Le Conseil de sécurité des Nations unies a unanimement adopté en réaction une déclaration en faveur d’un règlement du conflit chypriote « fondé sur une fédération bicommunautaire et bizonale avec l’égalité politique » et condamnant explicitement le président turc Recep Tayyip Erdogan et ses « actions unilatérales qui vont à l’encontre de ses résolutions ».
Mais Erdogan n’en a cure et son ministre des Affaires Etrangères a répondu :
« Nous rejetons la déclaration du Conseil de sécurité de l’Onu concernant le projet de réouverture sous contrôle chypriote turc de la station balnéaire de Varosha ainsi que les déclarations de divers pays qui sont fondées sur des demandes injustifiées et incompatibles avec les réalités sur l’île ».
Le 17 septembre dernier, le secrétaire d’Etat américain, Antony Blinken, a levé des restrictions commerciales en matière de défense imposées à Chypre, pays membre de l’Union européenne, qui la frappait depuis des décennies (à condition que Chypre continue d’empêcher les navires de guerre russes d’accéder à ses ports…)
On constate que la Turquie d’Erdogan est de plus en plus mise à l’écart et que l’OTAN et les Etats-Unis réaxent progressivement leurs intérêts vers la Grèce jugée plus « fiable ».
Le 29 septembre, en réponse, le ministre turc des affaires étrangères, Mevlut Cavusoglu a déclaré qu’Ankara enverrait des renforts et des armes à la République turque séparatiste de Chypre du Nord si nécessaire :
« Nous enverrons plus de forces là-bas pour protéger les Chypriotes turcs et nous fournirons tout ce dont ils ont besoin comme armes. Ankara fournira au nord de l’île toutes les armes dont il a besoin pour protéger les intérêts des Chypriotes turcs – et cette décision est une réponse aux actions de Washington. Même si le monde s’oppose à la Turquie, nous continueront à protéger nos droits et nos lois à Chypre, dans la mer Égée et en Méditerranée orientale et nous sommes déterminés à cet égard »
Il a réaffirmé la rhétorique, habituelle mais inquiétante pour l’Europe, de puissance et d’expansion turque :
« Il y a beaucoup de problèmes. Comment pouvons-nous faire face à ces problèmes ? Comment allons-nous y faire face ? C’est ce que nous essayons de faire aujourd’hui. Il n’y a plus de Turquie statique qui suit les développements, nous sommes devenus un pays qui oriente des développements dynamiques. Bien sûr, cela nécessite aussi une puissance. En d’autres termes, un grand pays, une grande nation, nous parlons de la Turquie, qui a une grande population de 85 millions d’habitants, une puissance économique et une puissance intelligente qui utilise judicieusement le hard power et le soft power. »
Depuis lors, la Turquie a livré de nouvelles armes et évoqué l’éventuelle ouverture d’une autre base militaire sur le territoire de la RTCN non reconnue. Le président turc a ajouté sans ambiguïté que même sans cela, les avions de l’armée de l’air turque peuvent aujourd’hui atteindre l’île dès que nécessaire.
La Turquie a également déployé des drones d’attaque dans la zone occupée de Chypre pour soutenir ses navires pillant le pétrole dans les eaux chypriotes (y compris dans les zones non envahies par la Turquie). Comme en Syrie, la Turquie pille par la force les terres, les mers et les ressources de ses voisins (ils ont été à bonne école avec l’exemple américain) au profit de ses projets énergétiques en Méditerranée orientale.
Le vol des ressources maritimes chypriotes
Chypre Sud a déclaré sa ZEE en 2003, puis a signé des accords de juridiction maritime avec l’Égypte, le Liban et Israël. Mais la Turquie ne reconnaît pas le Droit de la mer donc les ZEE (pas plus que la Syrie, Israël, le Venezuela et les États-Unis).
Ankara considère qu’une grande partie des eaux de Chypre Sud lui appartiennent, et elle a décidé d’établir un couloir maritime Turquie-Libye, à cheval sur les eaux grecques et marginalement égyptiennes pour contrôler la réalisation du projet israélien de gazoduc EastMed qui enverra son gaz à Chypre, en Grèce et en Italie, pour approvisionner l’Union européenne (l’accord a été signé le 2 janvier 2020 par la Grèce, Chypre et Israël).
La Turquie s’est donc octroyé la propriété d’un couloir en travers de la Méditerranée en volant les eaux de Chypre pour valider ou non la construction du gazoduc Israël-Chypre-Grèce-Italie, et d’en réclamer le paiement des droits de passage.
Ankara a même proposé à Israël de lui céder une partie des eaux chypriotes qui ne lui appartiennent pas contre l’abandon du gazoduc EastMed d’origine, et pour devenir elle-même un hub gazier important pour l’Europe : le gaz israélien passerait par la Turquie au lieu d’être transporté directement vers l’Union européenne.
La normalisation des relations entre Israël et la Turquie, annoncée le 17 août dernier, y est sans doute liée. Elle met la question de la juridiction maritime à l’ordre du jour, et donc, une nouvelle route pour ce gazoduc israélien sur le dos des droits maritimes de Chypre, par un État qui colonise une partie du territoire européen et y brandit ses armes.
On attend les réactions de l’Union européenne quant au projet turc qui mettrait un peu plus notre approvisionnement énergétique sous dépendance d’un pays qui a toujours été agressif et hostile à l’Europe, à la différence de la Russie qui ne demande rien d’autre que nous fournir les ressources dont nous avons besoin.
Les USA ont une base dans la partie Nord occupée par la Turquie. C’était une condition imposée par Washington à la demande de la Turquie d’acheter aux Américains du matériel offensif quelques années avant l’invasion. L’argument de la volonté de réunification avec la Grèce était dont un prétexte.