Il y a quelques jours, Emmanuel Macron s’est rendu à Kiev flanqué de l’Allemand et de l’Italien Olaf Scholz et Mario Draghi. Sous couvert de déclarations officielles tonitruantes, en faveur de la victoire ukrainienne (« Il faut que l’Ukraine puisse résister et l’emporter. Nous sommes aux côtés des Ukrainiens et des Ukrainiennes sans ambiguïté », Emmanuel Macron), il se dit que dans la coulisse, le trio a appelé Zelensky à s’asseoir à la table des négociations et a proposé à l’Ukraine de céder une partie de son territoire à la Russie (source : Die Welt). Au contraire, le 19 juin, le Premier ministre britannique a lancé un avertissement, appelant à un soutien appuyé à Kiev sous peine de voir « l’agression triompher en Europe comme jamais depuis la Seconde guerre mondiale ». Et le 22 mai dernier, le président polonais avait lancé : « Après Boutcha, Borodianka, Marioupol, il ne peut plus y avoir de « business as usual » avec la Russie ».
On le voit, au sein de l’Union européenne, la façade de la condamnation unanime de l’agression russe se lézarde et deux groupes de pays voient le jour. Tous sont atlantistes et valets des États-Unis, mais on trouve d’un côté ceux qui souhaitent « une victoire de l’Ukraine » qui ne conduisent pas à un isolement total et définitif de la Russie ; et de l’autre ceux qui souhaitent « une victoire de l’Ukraine » qui mette durablement à genoux militairement, géopolitiquement et économiquement la Russie.
Outre-Atlantique, à la différence des politocrates européens on ne s’illusionne plus depuis longtemps à propos d’une possible victoire ukrainienne (quelles que soient les déclarations officielles contraires qui n’ont plus qu’un usage propagandiste), et ce pour 3 raisons :
- la puissance militaire dont la Russie fait la démonstration en Ukraine avec des armes technologiquement autant voire plus avancées que les armes occidentales et une armée rôdée à la guerre conventionnelle de haute intensité,
- l’échec de la tentative d’isolement politico-diplomatique mondial de la Russie qui a révélé, en réalité, l’isolement euro-américain, l’essentiel des pays représentant plus de la moitié ou des deux-tiers de la population mondiale refusant d’embrayer dans le sillage russophobique,
- les sanctions dont ils s’aperçoivent qu’elles ne mettront jamais à genoux à court terme la Russie, qui s’y est préparée et qui, même, contre-attaque, avec en plus l’effet boomerang contre les pays qui s’y joignent.
L’« Intermarium » ressortie du placard atlantiste
Alors les génies du mal que sont les think tank atlantistes et autres groupes neo-cons ont frotté la lampe magique qui leur sert de boite à idées. Ils en ont fait surgir d’abord le fantasque projet – ou plutôt souhait – d’une « révolution de palais » au Kremlin, fondée par exemple sur leurs fantasmes de prétendues folie et/ou maladie agonique de Vladimir Poutine ou sur une rébellion des oligarchies sanctionnées qui conduirait son entourage à le déposer. Tardant à se réaliser et sans garantie sur un « après Poutine », l’idée a rapidement fait pschitt.
On les voit alors aujourd’hui réactiver le vieux projet d’« Intermarium » ou d’« Initiative des 3 mers ». Il s’agit pour le coup de coaliser et de regrouper certains pays de l’Est sur un axe de la Baltique à la mer Noire, au sein d’une sorte de « nouvelle organisation supranationale » dirigée contre « l’expansionnisme russe », qui serait bien entendue aiguillonnée, financée et armée par les États-Unis.
Une sorte de « sous-Otan », plus maniable et manipulable, puisque l’Otan actuelle, devenue une grosse machine, est sensiblement paralysée par la règle de l’unanimité de prise des décisions et par des pays membres qui y défendent leur petits intérêts (comme la Turquie refusant son accord à l’adhésion de la Finlande et de la Suède sans qu’on ne lui livre les marxistes du PKK et autres terroristes kurdes qui ont trouvé refuge et ont pignon sur rue dans ces pays nordiques).
Entretenir les fractures en Europe
Le projet ne date pas d’hier, il est fondé historiquement sur la volonté américaine de démanteler l’Europe après la Première Guerre Mondiale, et en particulier sur le projet polonais « Intermarium » que Paris voulait déjà imposer à l’Europe de l’Est au début des années 1920 (il y a exactement un siècle), contre l’avis de Moscou.
On verrait alors la naissance d’un nouveau « rideau de fer » en Europe, un nouveau « glacis » (mais pas à l’initiative d’un Staline soviétique cette fois-ci), pour alimenter une perpétuelle « guerre » (chaude ou froide, de haute ou basse intensité) aux frontières de la Russie :
- L’objectif, pour les États-Unis, toujours le même : rester la seule puissance impériale mondiale en tous les domaines, et donc empêcher le retour sur la scène internationale de la puissance russe avec son projet de monde multipolaire.
- Le moyen, toujours le même : diviser pour mieux régner en alimentant les troubles à tous les abords russes et donc en entretenant les lignes de fractures entre la Russie et l’Europe d’une part et entre Européens d’autre part pour ce qui concerne notre continent.
Actualité de l’« Intermarium »
Pour ceux qui pensent en nous lisant que ces considérations sont bien théoriques et abstraites, qu’ils se détrompent. Ces « Initiatives des 3 mers » ou « Intermarium » s’incarnent dans le réel aujourd’hui. Elles séduisent, elles inspirent, elles avancent, notamment dans les pays de l’Est concernés et ça ne date pas d’aujourd’hui.
Par exemple, en Ukraine, à petit niveau, cette « stratégie » se déploie depuis plusieurs années autour de « l’Union Baltique Mer Noire-Intermarium », que l’organisation « Corps national », expression politique du mouvement « Azov », entend populariser dans le pays mais également auprès des mouvements restant authentiquement nationalistes en Europe.
Elle signe, comme un indice supplémentaire, le glissement de ces « nationalitaristes » galiciens et russophobes vers des positions néo-conservatrices – parfaitement compatibles avec le projet atlantiste – plutôt que vers un idéal d’Europe des nations soucieuse d’indépendance.
À plus haut niveau, on observe que cette année est apparue au Forum de Davos tout un pavillon appelé « Maison des 3 mers ».
De même il y a quelques jours, le 20 juin, à Riga, s’est tenu un sommet à grande échelle des pays participants à cette initiative (7e édition du « Sommet de l’Initiative des Trois Mers »). De nombreuses conférences et communication scientifiques ont été consacrées à son développement stratégique et ont abouties à un consensus autour :
- des questions et projets énergétiques,
- de la participation des représentants de haut niveau des États-Unis,
- de la nécessité que l’Ukraine rejoigne l’initiative dès que possible.
Le Premier ministre polonais y a déclaré que sans Kiev l’« Initiative des 3 mers » sera impossible. Varsovie n’a jamais vraiment abandonné le projet de restaurer la Pologne allant de l’Ukraine aux portes de Moscou, disparue en 1795. En 1939, cinq régions actuelles de l’Ukraine avaient été annexées à la Pologne. Ce sont celles où se recrutent aussi les éléments les plus virulents antirusses des milices galiciennes.
On le voit, le conflit en Ukraine réveille de vieilles tendances lourdes de géopolitique. Comme en 1918-1922, les États-Unis participent activement à la redéfinition des frontières en Europe, en particulier en Europe de l’Est. Daniel Fried, « coordinateur de la politique de sanctions » sous Obama, a assisté en « distanciel » le 8 juin dernier à la conférence de Sofia (« Trois mers : innovation et sécurité énergétique »), lors de laquelle la Bulgarie a proposé d’inviter l’Ukraine et la Moldavie dans le bloc. Karen Donfried, représentant les États-Unis à la même conférence a déclaré que les États-Unis étaient prêts à fournir tout le soutien nécessaire à cet effet.
Quelles tâches seront assignées à ce bloc de pays, au-delà du rôle de « cordon sanitaire » devant couper la Russie de l’Europe et pourquoi cette union ne peut exister sans l’Ukraine ? L’initiative actuelle serait la création d’une « coalition gazière » de pays situés entre l’Adriatique, la Baltique et la mer Noire. Et sa tâche principale serait d’évincer définitivement la Russie du marché européen de l’énergie.
C’est pourquoi le corridor gazier dit « vertical », qui va du nord-ouest de la Pologne jusqu’au nord-ouest de la Croatie, a été récemment construit. Dans le contexte actuel, le rythme de développement de l’infrastructure du réseau européen de transport de gaz pour les livraisons de GNL s’est également considérablement accéléré. Les installations souterraines de stockage de gaz en sont l’élément le plus important. Or, une partie importante des installations de stockage d’Europe de l’Est, dont le volume utile dépasse le volume des plus grandes installations de stockage de l’Union européenne, est située en Ukraine.
Les Européens authentiques de l’Est et de l’Ouest, devraient méditer sur les conséquences à long terme de ce type de projets tirés de la boite à malice atlantiste et néo-cons.
L’existence d’une Europe des nations et des peuples libres et souverains ne sera possible que dans l’acceptation des équilibres politico-diplomatiques d’un monde multipolaire qui valent mieux qu’un acharnement irréaliste à tenter de sauvegarder à tout prix l’impérium Yankee déclinant.
L’Europe gagnerait à faire émerger sa voie indépendante plutôt qu’à être la béquille de l’Empire du mensonge qui sinon pourrait bien l’emporter dans son déclin.
À lire :
Ne soyons pas dupes de la géopolitique des États-Unis pour l’Europe !
Dans un tel contexte, la lutte pour le contrôle d’Odessa qui fermerait l’accès de l’Ukraine à la mer noire et sonnerait la ruine du projet polono-otanien d’intermarium s’annonce âpre.
L’Intermarium ne fait que reconduire la voie médiévale « des Varègues aux Grecs », relevée par le Grand-Duché de Lituanie après la chute de Kiev au XIIIe siècle, et qui s’est partiellement retrouvée dans les régions orientales de l’Autriche-Hongrie et du royaume de Pologne. Cette voie naturelle qui réunit les bassins fluviaux S – N est un axe géographique majeur de notre continent. Ce que l’impérialisme moscovite ne peut tolérer.
Que les USA tentent de se l’approprier montre seulement l’impotence de l’Europe vassalisée en 1945, pour le plus grand bénéfice de la Moscovie sous tous ses avatars historiques.
C’est encore le dernier territoire européen qui aura une chance d’être encore… européen dans une quarantaine d’années.
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