Si dans la presse occidentale (et pas uniquement dans celle de l’opposition nationale extra-parlementaire) on a beaucoup écrit sur l’influence des thèses eurasistes revisitées par Alexandre Douguine sur le gouvernement russe à son plus haut niveau, celle, toute aussi réelle, d’autre courants de l’immigration blanche a trouvé beaucoup moins d’échos. Ainsi, bien rares sont ceux qui connaissent les noms d’Ivan Ilyin, d’Alexandre Kazem-Bek ou d’Ivan Solonevich, et sont capables de percevoir comment leurs analyses des années 1930-1950 sont, dans une certaine mesure, reprises et utilisées, en ce début du XXIe siècle, au Kremlin, au patriarcat orthodoxe ou dans les cercles qui comptent de la nouvelle droite russe.
Ivan Ilyin, un libéral radicalisé
En avril 2015, la télévision russe diffusa un long documentaire consacré aux quinze années de pouvoir de Vladimir Poutine. Le message était clair : il avait sauvé la Russie des forces de destruction extérieures et intérieures. Mais l’aspect politique de l’action de Poutine n’était pas la seule qui intéressait les journalistes, ils insistèrent aussi sur le rôle important qu’il avait joué dans le renouveau spirituel de la Russie et, dans ce cadre, ils consacrèrent six minutes pleines à relater le rôle qu’il avait joué, en 2005, dans le rapatriement à Moscou de la dépouille mortelle du philosophe russe blanc Ivan Ilyin (1883-1954).
C’est en tant que libéral qu’Ivan Ilyin entra dans la vie politique puisqu’il était lié au Parti constitutionnel démocratique et qu’il soutint les révolutions de 1905 et de 1917. Après la révolution bolchevique, il ne participa nullement à la résistance blanche et il continua d’assurer les cours qu’il donnait à la faculté de droit de Moscou. Mais son origine aristocratique et son passé de libéral, firent qu’il fut inscrit sur la liste noire des ennemis du nouveau régime et expulsé de Russie en 1922. Exilé en Allemagne, puis en Suisse, Ivan Ilyin, abandonna ses idées d’origine et devint un journaliste et théoricien conservateur de premier plan.
Dans son œuvre abondante, il analysa les raisons de la révolution russe comme résultant tout d’abord du « manque de respect pour lui-même » du peuple russe. En résultaient une absence de confiance et une suspicion entre l’État et la population. Les autorités et la noblesse usaient constamment de leur pouvoir d’une manière négative et, de ce fait, entraînaient l’apparition de divisions au sein du peuple. Ilyin pensait que l’État devait être conçu à l’exemple d’une corporation dans laquelle chaque citoyen serait un membre ayant des droits et des devoirs. Par ailleurs, il reconnaissait que l’inégalité était un fait nécessaire, mais que celle-ci donnait aux classes supérieures le devoir spécial de guider les couches inférieures. Ce qui ne s’était pas produit en Russie.
Une autre raison de la révolution était pour lui la conception inadaptée qu’avaient les Russes de la propriété privée. Ilyin écrivait que de nombreux Russes croyaient que la propriété des grands domaines n’était pas le résultat d’un travail acharné mais d’un rapport de force et de détournements de la classe dirigeante. De ce fait l’idée d’assimiler la propriété à la malhonnêteté était devenue courante.
Ces deux facteurs conduisaient naturellement à l’égalitarisme et à la révolution. La voie alternative pour la Russie consistait pour Ilyin à développer une véritable conscience de la loi sur laquelle chacun pourrait baser sa morale et son rapport à la religion. Il considérait que la conscience de la loi était essentielle pour que la loi existe. Sans connaissance de la loi et de la justice, la loi ne pouvant selon lui exister.
Concernant la monarchie, à laquelle il était favorable, il estimait que les principales différences avec la république étaient les suivantes :
- dans une monarchie, la conscience de la loi uni le peuple au sein de l’État, ce qui n’est pas le cas dans une république où la conscience de la loi a tendance à ne tenir pas compte du rôle de l’État pour la société ;
- la conscience monarchique de la loi perçoit l’État comme une famille et le roi comme le pater familias, mais la conscience républicaine de la loi nie cette notion et, au contraire, en favorisant la liberté individuelle fait que le peuple ne reconnait pas l’État comme une famille ;
- la conscience monarchique de la loi est très conservatrice et veille au maintien des traditions dont celles de la piété religieuse et familiale alors que la conscience républicaine de la loi est toujours avide de changements rapides et destructrice de la famille.
L’idéal politique d’Ilyin était celui du monarque qui régnait pour le bien de son pays, n’appartenait à aucun parti et incarnait l’union de tout le peuple au-delà de ses divergences. Cependant, il était critique vis-à-vis des Romanov : il estimait que Nicolas II et le grand-duc Michel, par leur abdication, étaient en grande partie responsables de l’effondrement de la Russie en 1917. Il était aussi sans pitié vis-à-vis de nombreuses figures de l’immigration, y compris le grand-duc Cyril Vladimirovich qui avait été proclamé tsar en exil en 1924.
Dans un certain nombre de ces écrits, y compris dans quelques-uns qu’il rédigea après 1945, Ilyin aborda le sujet du fascisme d’une manière positive mais en valorisant moins l’Italie mussolinienne que l’Espagne de Franco et le Portugal de Salazar dans lesquels il voyait une troisième voie entre le totalitarisme et la démocratie formelle et des formes de régimes qui auraient convenues à la Russie (il estimait en effet que le désir des nations occidentales de rétablir la démocratie libérale dans les pays du bloc de l’Est était « naïve, irréfléchie et irresponsable »). Dans le même temps, il s’opposa toujours au national-socialisme dont il dénonçait principalement la xénophobie, l’idéal politique étant pour lui la construction d’une « grande et puissante nation sans aucune haine : pas de haine de classe (sociaux-démocrates, communistes, anarchistes), pas de haine raciale (racistes, antisémites), pas de haine politique. »
Ivan Ilyin était un total inconnu en Russie soviétique, car son œuvre y était interdite. Ses travaux commencèrent à y être publiés pendant la perestroïka et ses œuvres complètes en vingt-huit tomes furent éditées en Russie de 1998 à 2003. Le cinéaste conservateur Nikita Mikhalkov lui consacra un documentaire au début des années 2000, mais il fallut attendre 2006 pour que Vladimir Poutine manifeste son intérêt pour le philosophe en le citant dans plusieurs discours et en recommandant, en 2014, aux gouverneurs de région de lire et de s’inspirer de son livre Notre mission. Dans le même temps, le patriarcat orthodoxe honorait sa mémoire car sa vie avait été celle d’un « philosophe religieux » qui « avait prêché le renouveau spirituel et la renaissance de la Russie », tandis que le chef du Parti communiste de la fédération de Russie, Guennady Zuganov estimait qu’il s’agissait d’un écrivain qui avait apporté « une contribution importante au développement de l’idéologie patriotique de l’État russe. »
Alexandre Kazem-Bek, le théoricien du « printemps russe »
L’archimandrite Tikhon Shevkunov est connu pour être un intellectuel conservateur, un écrivain, le réalisateur de plusieurs documentaires ainsi que le rédacteur en chef du site internet de l’Église orthodoxe russe : Pravoslavie.ru. Considéré, un temps, comme le conseiller spirituel et confesseur de Vladimir Poutine, il est connu pour tenir en très haute estime les idées d’Alexandre Kazem-Bek (1902-1977) et c’est probablement à travers lui que les idées de cet idéologue russe blanc de l’entre-deux-guerres sont venues à la connaissance du président de la fédération de Russie et ont influencé la pensée de l’actuel maître du Kremlin, lui transmettant, entre autres, la notion du « printemps russe ».
Descendant d’une famille aristocratique originaire de Perse et venue en Russie au début du XIXe siècle, Kazem-Bek combattit dans l’armée blanche et, en 1920, à l’âge de 18 ans, il dut émigrer en Europe. Installé à Munich, où il poursuivit des études universitaires, il fonda en 1923 l’Union Jeune Russe dont il fut l’idéologue en chef. Comme l’a relaté Nicolas Struve, selon lui la période historique nécessitait la promotion d’« un certain type de monarchie totalitaire », « L’avenir russe se trouve dans la Russie nouvelle, que nous appelons la Jeune Russie. Nous ne cherchons pas à nous consoler par la fiction artificielle d’une Russie hors frontières. Nous savons que cette Russie n’existe pas, qu’il n’y a pas deux Russies. En dépit de sa propre doctrine, le bolchévisme est contraint de préserver l’existence internationale de la Russie. Certes c’est une eau dormante, mais, comme dans le conte, elle préserve le corps du preux de la décomposition. » écrivait-il. Rejetant toute idée d’intervention militaire et de lutte armée, il imaginait constituer un second parti soviétique, une opposition révolutionnaire par rapport au parti au pouvoir, et rêvait de concilier un jour « le tsar et les soviets », estimant que seule une monarchie au-dessus des partis pourrait apporter la réconciliation nationale.
Kazem-Bek s’installa à Paris dans la seconde moitié des années 1920. Il y obtint un doctorat en sciences politiques à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris. Ses idées trouvèrent un appui chez certains des Romanov et attirèrent l’attention du renseignement français qui le soupçonna d’être un collaborateur du NKVD, à plus forte raison quand il déclara que Jeune Russie était un « second parti bolchévique ».
Tant que dura son exil en Occident, Kazem-Bek critiqua très durement les « valeurs européennes ». Il insistait sur le fait que « la Russie n’est pas un concurrent de l’Europe, mais son successeur » et qu’elle avait le droit de renoncer à tout ce qui pouvait se révéler néfaste dans la tradition européenne. « Nous ne sommes pas seulement Européens » écrivait-il, « nous sommes Russes. C’est quelque chose que les européens ne peuvent nous pardonner. »
Émigré aux États-Unis, il mit un terme à l’existence de l’Union Jeune Russe en 1942 et collabora alors avec l’Église orthodoxe russe en exil dépendant du Patriarcat de Moscou. En 1957, Kazem-Bek retourna à Moscou où il travailla pour le Service des relations extérieures du Patriarcat de Moscou. Quand il mourut, en février 1977, parmi ceux qui firent son éloge funèbre se trouvait l’archiprêtre Nicolai Goundaieiev, le frère aîné de l’actuel patriarche Kirill. À cette occasion le Père Gundaieiev affirma que « nous ne devons pas seulement nous souvenir de lui mais aussi l’étudier. » En 2002, lors du centenaire de sa naissance l’Église orthodoxe russe lui consacra un symposium dont l’intervenant principal fut l’archiprêtre Vsevolod Chaplin, alors proche du patriarche Kirill et futur directeur du Département en charge des relations entre l’Église et la société.
Ivan Solonevich et le monarchisme populaire
Si les références à Ivan Solonevich (1891-1953) de la part des hiérarques du système sont rares, la présence de sa pensée dans les débats actuels n’en est pas moins réelle. Fils d’une famille de la classe moyenne inférieure (son père, issu d’une famille de paysans pauvres, avait réussi à devenir à force de travail enseignant et lui-même exerçait le métier de journaliste après avoir obtenu une licence en droit tout en travaillant), il avait servi dans l’armée blanche, était resté en Russie après la victoire des bolcheviques, y avait été employé comme professeur d’éducation physique et journaliste sportif avant d’être capturé alors qu’il tentait d’émigrer illégalement et d’être condamné au Goulag avec toute sa famille en 1933. Goulag d’où il réussit à s’enfuir l’année suivante et à se réfugier avec les siens en Finlande. Installé ensuite à Sofia, il y anima le journal La Voix de la Russie et organisa autour de lui un groupe monarchiste dénommé les Officiers d’état-major. Dans la capitale de la Bulgarie, conséquence directe de son militantisme, il fut victime, en février 1938, d’un attentat à la bombe organisé par le Guépéou qui causa le décès de son épouse. La deuxième guerre mondiale l’obligea à se réfugier en Argentine, où il publia le journal Notre patrie. Avant son décès, il vécut à Paris et continua jusqu’à sa mort à écrire et publier.
C’est dans le livre La Monarchie populaire qu’il synthétisa l’essentiel de sa pensée que l’on peut résumer en sept thèses :
- La monarchie populaire est une conception « de gauche » de la monarchie qui oppose celle-ci à l’aristocratie et non pas à la démocratie. Pour Solonevich, l’histoire interne de la Russie était principalement celle de la lutte de deux forces : d’un côté le monarque et le peuple à la fois orthodoxes, traditionalistes et populistes, de l’autre l’élite moderniste, séculariste et élitiste.
- La Russie est un empire par nature, mais Solonevich condamne la forme moderne de l’empire tel qu’il fut créé par Pierre Ier.
- La Russie doit être un État démocratique et doit posséder l’équivalent d’un parlement (un Zemskii Sobor) afin que la volonté populaire se manifeste et soit connue du monarque.
- Pour Solonevich, l’aristocratie russe (et tout spécialement celle de la cour) était le pire ennemi du peuple russe. La seule forme d’aristocratie qu’il reconnaissait comme légitime était l’aristocratie de service équivalent aux hauts fonctionnaires et aux officiers.
- Étant lui-même un Biélorusse et étant très fier de ses racines, Ivan Solonevich défendait la diversité culturelle et nationale au sein de l’Empire tout en s’opposant de manière catégorique au séparatisme nationaliste.
- Les valeurs universelles n’existaient pas pour l’auteur de La Monarchie populaire et il estimait que chaque nation et chaque civilisation créaient leurs propres valeurs et traditions et devaient être laissées libre de le faire et de vivre selon celles-ci.
- Ivan Solonevich affirmait que la bureaucratie gouvernementale devait être réduite au minimum et que les masses populaires devaient avoir la latitude de s’organiser elles même, ce qui, pour lui, correspondait à la tradition russe et était la solution la plus efficace en terme économique.
Publié en exil et peu apprécié du fait de sa radicalité et son option populiste dans une émigration blanche aristocratique, peu active et principalement muséale, Ivan Solonevich ne fut découvert en Russie qu’en 1997 (la totalité de ses écrits furent réédités à partir de cette date et, en 2007, une biographie Ivan Solonevich, monarchiste populaire lui fut consacré aux éditions moscovites L’Algorithme). Son œuvre éveilla progressivement un intérêt certain chez les intellectuels de la droite de conviction : Igor Sterlkov s’en réclama et l’archiprêtre Vsevolod Chaplin, déjà cité, ne cacha pas le fait qu’il considérait que la monarchie populaire de Solonevich était pour lui le système politique qui conviendrait le mieux à la Russie, le cas échéant avec un tsar qui porterait le nom de Vladimir…
Source : Réfléchir et agir, avril 2016 via voxnr.fr
Solonevich est probablement le plus pertinent, le plus juste et original dans ses analyses et dans ses solutions, qui les plus adaptées à la Russie actuelle, et dont Soljenitsyne a dû probablement s’inspirer.
Si Stolipyne avait survécu à l’attantat qui lui coûta la vie, il est fort probable que c’est dans cette direction que Nicolas II se serait dirigé… Il aurait fallu être absolument impitoyable avec le philosophisme, le spiritisme, l’athéisme politique (toutes les revendications révolutionnaires, particulièrement celles de sectes talmudistes) qui ont condamnés la Russie à mort; c’est tout juste si elle est en train d’être graciée; la France pas encore, comme nous pouvons le constater