La nuit était tombée depuis plusieurs heures maintenant, et la fine pluie qui s’abattait sur les rues semblait avoir endormi la ville encore plus profondément.
Sous les lumières blafardes des éclairages publics, un petit groupe marchait néanmoins, insensible au froid particulièrement vif de cette fin de mois de décembre.
L’un d’eux tenait un seau pesant, rempli de colle liquide, tandis que deux autres étaient armés, l’un d’un balai de tapissier et l’autre de plusieurs rouleaux de feuilles épaisses.
En cette pluvieuse soirée de semaine, la ville était à eux, et les passants se faisaient rares. Le moment était idéal pour sortir coller les affiches de leur parti, la pluie étant suffisante pour éviter les rencontres, mais pas assez forte pour décoller leur ouvrage.
Celui qui semblait diriger l’opération, un grand gaillard légèrement plus âgé que les autres, tenait un carnet où figuraient les emplacements d’affichage libre parsemant la ville. Tournant sur une place, il désigna à ses hommes une colonne au milieu d’un jardin, déjà recouverte de réclames publicitaires.
-Allons-y, c’est la dernière, nous finissons les affiches sur celle-là et on rentre.
L’équipe se mit au travail, l’un s’occupant d’enduire la colonne de colle à l’aide de son balai, tandis que deux autres apposaient les affiches en tentant de recouvrir au maximum la surface disponible.
Les deux derniers restèrent à l’écart, guettant une éventuelle arrivée d’opposants politiques ou de policiers.
Profitant d’être seul avec son chef de section, le cinquième, un jeune homme blond, à peine sorti du lycée et entrant à l’université, se décida à se confier à son camarade.
-Je me demande bien si tout cela mène à quelque chose, hasarda-t-il, cela fait près d’un an maintenant que nous sortons coller nos affiches, et à part les communistes ou la police, nous n’avons aucune retombée de nos actions.
Le chef sourit. Passé les premiers mois d’excitation, il était courant pour les jeunes membres de connaître des instants de doutes.
-Les choses sont complexes, vois-tu, les gens aujourd’hui ne sont pas intéressés par la politique ou l’avenir de leur pays. Ce qui les préoccupe c’est le moment présent et s’ils auront de quoi payer leurs traites demain. Les vues à long terme ne les intéressent pas, alors tu imagines bien les réflexions sur l’état de la société.
-Alors avons-nous réellement un intérêt à combattre pour ces individus ? Aujourd’hui, personne ne rejoint notre combat. Je crois en notre cause, je sais qu’elle est juste et bonne, mais tous gens, pour qui nous agissons, sont les premiers à nous insulter et à nous dénigrer, ou, dans le meilleur des cas, à nous ignorer.
Le chef regarda rapidement les trois camarades affairés à coller les affiches sur la colonne, et fit un rapide tour d’horizon de la place. Rien en vue, la pluie avait chassé police et opposants chez eux, bien plus efficacement qu’une troupe de camarades à coups de ceinturons.
-Je ne vais rien t’apprendre en évoquant la puissance des médiats et leur influence gigantesque sur la masse populaire. N’oublie pas toutefois que ce qui a été fait peut être défait, et que ces gens qui nous méprisent, demain viendront se ranger derrière nous.
Aujourd’hui, nous ne sommes rien, c’est vrai. Mais pourtant, pour un parti de quelques centaines de membres, nous sommes constamment sous les projecteurs à la fois des journaux et des services de police. La République nous craint car elle sait que notre flamme peut devenir un brasier.
Vois comme en un an, nos actions commencent à porter leurs fruits. Lorsque tu es arrivé, nous étions tout au plus une demi-douzaine. Depuis, nous avons eu plusieurs inscriptions, et nous pouvons nous permettre d’organiser des collages presque toutes les semaines.
Bien sûr, demain, il ne restera rien de notre travail de cette nuit, mais il aura néanmoins été vu, ne serait-ce que par ceux qui vont le recouvrir ou l’arracher, sans compter quelques passants.
C’est en apportant chaque jour une petite pierre à l’édifice que nous bâtirons notre cathédrale.
C’est vrai qu’aujourd’hui, nous ne sommes rien face aux communistes, qui peuvent rallier des milliers de militants à une réunion, mais nous avons notre doctrine qui nous soutient, et l’amour de notre nation qui nous porte.
Lorsque le chef est venu faire une conférence la semaine dernière, nous n’étions pas loin d’une cinquantaine dans la salle. Cinquante personnes pour écouter un discours nationaliste des plus radicaux. Pas pour écouter d’énièmes rabâchages patriotes et réactionnaires sans intérêt. Il y a un an ou deux, jamais nous n’aurions eu autant de public.
Et n’oublie pas que chaque camarade qui nous rejoint et qui se fortifie dans notre doctrine vaut dix ou vingt de nos opposants.
Bien sûr, c’est toujours décourageant de ne pas voir notre cause avancer plus rapidement, de ne pas voir les résultats plus directement dans la rue, de voir encore et toujours les gens se réfugier vers les partis institutionnels qui ne cherchent qu’à faire de la politique un moyen professionnel de vivre.
Mais n’oublie pas que si ce soir nous ne descendons pas pour coller ces affiches, personne ne le fera et ce sera alors la propagande des rouges que liront nos compatriotes.
Je ne sais pas comment tout cela finira, je ne sais pas si demain verra notre succès ou s’il faudra encore attendre cent ans, mais en tout cas, je crois en notre victoire, qu’elle arrive de mon vivant ou de celui de mes enfants. Je crois en notre victoire car elle s’inscrit dans l’ordre naturel des choses.
Et aujourd’hui, pour préparer cette victoire, nous n’avons que ce militantisme de rue, ces affichages nocturnes et la tenue de nos réunions de sections mensuelles.
Le jeune homme regarda son chef de section. Il semblait rayonner d’une lumière intérieure lorsqu’il parlait de la cause nationale. Ils n’avaient que deux ou trois ans d’écart, et pourtant il possédait une maturité politique qui ne laissait aucun doute sur sa formation doctrinale.
-C’est vrai, tu as raison. Tu as raison sur toute la ligne. Mais est-ce que tu vois vraiment ces gens s’animer d’une force insoupçonnée et renverser les idoles qui nous gouvernent ? J’ai l’impression chaque jour de voir s’agiter des végétaux dans les rues. Pas un n’a une volonté de dépassement ou d’élévation.
-Qui sommes-nous pour juger ces gens. Aujourd’hui, ils sont dans la masse et ne vivent que pour satisfaire à la matérialité de leur existence. Mais demain, combien de héros de notre nation émergeront de ce peuple apathique ? Qui peut affirmer que ne se cache pas Achille ou Siegfried dans cette jeunesse anesthésiée, n’attendant qu’un signe pour se révéler.
Il est de notre devoir de tracer le chemin vers la gloire à notre peuple.
Il est essentiel pour cela que nous restions fidèles à notre doctrine nationaliste radicale. Même si cela ne peut que nous ralentir dans notre progression auprès de la foule, ce n’est que par cette voie que nous pourrons éveiller les consciences au sens supérieur de l’appartenance à une nation.
Nous ne militons pas pour permettre à nos chefs de pouvoir obtenir un poste grassement rémunéré dans un ministère quelconque, ou pour couler une retraite paisible dans un parlement. Nous militons parce que nous savons que nous voulons prendre le pouvoir et renverser cette république décadente et dégénérée. Nous militons parce que nous voulons que chaque compatriote qui nous rejoint devienne un homme éveillé à une conscience nationale et raciale inaltérable. Nous militons enfin parce que nous voulons créer une communauté nationale indissoluble et unie par les traditions et les valeurs plurimillénaires européennes.
As-tu remarqué comme nos liens sont forts. Vois comme ces soirées de collage font de nous des camarades et des amis. Crois-tu que dans les autres partis, les jeunes connaissent ce sentiment d’appartenance et de solidarité ?
Tous les autres partis, libéraux ou communistes, socialistes ou conservateurs, tous sont des partis institutionnels. Leur unité provient de l’argent public qui y est généreusement versé.
Nous n’avons que notre sang et notre sueur à sacrifier à notre cause, et c’est cela qui fait de nous des camarades.
Là où les autres cherchent à gagner le confort matériel par la politique, nous visons le salut de notre nation et la renaissance de notre peuple, au détriment de tout et sans autre gain possible.
Un jour, la masse comprendra cela. Peut-être faudra-t-il pour cela une faillite de l’État, ou peut-être devrons-nous attendre des événements de violence populaire. Mais aujourd’hui notre devoir est de donner l’exemple d’une lutte acharnée dans un sublime désintéressement.
Retiens bien que jamais la masse populaire n’a agi d’elle-même. Jamais une révolution n’est née du peuple. Il a fallu à chaque fois un berger guidant la foule. Ce berger, aujourd’hui, nous l’avons, et sa volonté va nous guider à la victoire. En attendant ce moment, nous devons militer sans cesse, transmettre et préserver, car les temps nouveaux approchent, crois-moi.
Le jeune homme acquiesça. Il était bien d’accord finalement. Depuis qu’il avait rejoint le parti, il y a quelques mois, il avait vu certaines évolutions en son sein et sur la réception des gens à leur égard. Et puis surtout, il avait vu comme cela avait forgé son caractère et sa volonté.
Alors, il n’avait pas droit au désespoir, cela était bon pour la masse, pas pour le militant.
Il regarda ses trois camarades qui avaient fini de recouvrir la colonne.
Ils avaient bien serré les affiches pour finir le stock. Les communistes seraient certainement fous de rage demain matin, et finalement, cette idée seule suffisait à le mettre en joie.
Leur travail de cette nuit ne survivra certainement pas au prochain coucher de soleil, mais peu importe, il sera de nouveau là dans une semaine deux semaines ou un mois, prêt à passer à nouveau une nuit sans dormir les mains dans la colle. Et peu importe la désapprobation de son père et les pleurs de sa mère, sa place était désormais ici, avec ses camarades.
La pluie avait cessé de tomber sur la ville et le soleil commençait à se lever paresseusement au-dessus des immeubles. Dans la clarté blafarde de ce petit matin de décembre, les cinq compères marchaient ensemble vers l’appartement de leur chef de section afin d’y déposer le matériel, avant d’aller prendre un petit déjeuner au café du coin de la rue.
Leurs rires et leurs discussions joyeuses résonnaient dans les rues commençant peu à peu à reprendre vie.
Le monde semblait leur appartenir lorsqu’ils revenaient de leurs soirées au petit matin. Ils avaient dompté leur crainte et vaincu le hasard des mauvaises rencontres. Ils pouvaient chanter gaiement à plein poumon, rien ne les menaçait plus, ils avaient marqué la ville de leur empreinte.
Rien que pour ces instants de vie, Karl ne regretterait jamais son choix d’avoir rejoint ce jeune parti.
Et peu importe si la victoire devait arriver dans cent ans ou dans mille ans. Aujourd’hui, il était prêt à se battre pour qu’elle triomphe demain.
Le soleil était maintenant levé sur les rues de Munich, et le mois de décembre allait bientôt s’achever, emportant avec lui l’année 1921.