Nous avions déjà évoqué dans RIVAROL d’il y a six semaines l’offensive- éclair menée par l’armée irakienne contre le Kurdistan irakien. Cette province irakienne autonome, aux frontières contestées par Bagdad, avait en effet proclamé son indépendance en septembre 2017, suite à un référendum à peu près crédible, les électeurs s’étant prononcés massivement en faveur de cette option. Le gouvernement irakien de Haïder al-Abadi a répliqué en lançant une offensive militaire massive. Cet esprit de décision forme un contraste saisissant avec la mollesse du gouvernement espagnol, confronté à une sécession des autorités catalanes, qui finit par les condamner avec la plus grande fermeté sur le seul plan du droit…Contrairement à Madrid, Bagdad a envoyé ses chars, par centaines. Le spectacle a été d’ailleurs étonnant pour qui a connu la fin de la Guerre Froide dans les années 1980, avec des chars lourds américains Abrams côtoyant dans la même armée des chars russes T-72 et T-90. L’armée irakienne, humiliée en 2014 par le Califat, a fini par reconquérir une crédibilité, par sa victoire contre le Califat, puis contre les Kurdes, en cette même année 2017.
LA DÉFAITE RAPIDE DES KURDES EN IRAK
En plaine, que ce soit autour de Kirkouk ou de Mossoul, des assauts massifs de chars ne peuvent pas être vraiment arrêtés durablement par une armée constituée essentiellement de fantassins. C’est là une leçon militaire qui devrait être retenue, à l’heure ou les armées d’Europe Occidentale, y compris françaises, abandonnent massivement les chars. Le pouvoir irakien a donc repris en un jour Kirkouk, prise en juin 2014, lors de la décomposition d’alors de l’armée irakienne, par les Kurdes. De même a-t-elle considérablement élargi vers l’Est et le Nord-Ouest son contrôle autour de Mossoul, reprise cet été au Califat. Mossoul, grande métropole du Nord de l’Irak, sur le Tigre, a toujours fait partie des revendications kurdes ; elles semblent désormais plus irréalistes que jamais.
Les performances militaires des Kurdes irakiens ont particulièrement déçu. Ils n’ont pas résisté à plus fort qu’eux, ce qui se conçoit, mais n’ont même pas cherché à résister. Des scènes de panique ont eu lieu parmi certains régiments kurdes dans Kirkouk et autour de la ville, qui se sont littéralement enfuis, dans le plus grand désordre, dans toutes les directions, et principalement dans celle de la capitale du Kurdistan, Erbil. Cette ville, à la limite de la plaine mésopotamienne, est elle-même désormais menacée par l’armée irakienne, et ce par les deux routes principales qui y mènent, celle de Mossoul à l’Ouest, et celle de Kirkouk au Sud. Il y a eu probablement des trahisons au sein des Kurdes irakiens. Massoud Barzani, le président du Kurdistan, avait espéré rassembler tous les clans kurdes derrière lui, dans le cadre d’une dynamique victorieuse d’unité nationale. Beaucoup de ces chefs de clans, lassés du personnage qualifié de “dictateur”, ont manifestement misé sur la défaite de leur propre peuple, et ont intrigué en ce sens, afin d’éliminer politiquement Barzani. Il semble que le personnage, considéré comme le principal responsable du désastre, dont les rodomontades prononcées avec conviction il y a seulement un mois, ont reçu le plus massif et cruel des démentis, soit politiquement extrêmement affaibli, voire mort. Il s’est officiellement retiré des affaires le 1er novembre. Mais s’agit-il d’un retrait définitif ou d’un faux retrait, manœuvre tactique, imposée par les circonstances, dans le complexe jeu politique interne kurde ? Il n’existe aucune personnalité au Kurdistan capable de le remplacer. Un vide politique dans la direction politique du Kurdistan pourrait causer une guerre civile entre clans kurdes, comme il y en a déjà eu de nombreuses dans le passé, jusqu’aux années 1990. Officiellement, le nouveau président du Kurdistan est son neveu, jusque-là peu connu à l’étranger, Nechirvan Barzani. Ce remplacement peut prêter aux deux interprétations : le nouveau président peut être soit une marionnette de son prédécesseur, soit, au sens plein et entier, son successeur, qu’il aurait pleinement remplacé à la tête du principal clan des Kurdes d’Irak.
L’Etat irakien a donc repris Kirkouk et ses riches champs pétroliers, ce qui prive le Kurdistan irakien de ses ressources économiques essentielles, seules aptes hier à rendre un projet d’indépendance économiquement soutenable. Dans cette tâche, l’armée irakienne a reçu l’aide visible de l’Iran sur le terrain, via les milices chiites irakiennes, fer de lance des interventions armées de Bagdad, qui comportent encore nombre de conseillers militaires irakiens parmi leurs officiers, et celle plus discrète de la Turquie, avec des commandos turcs intervenant du côté irakien de la frontière turco-irakienne, dans des zones tenues par les Kurdes. Erdogan clame que l’armée turque y aurait démantelé des camps du PKK, la guérilla marxiste-léniniste des Kurdes de Turquie ; sans être certaine, l’affirmation est crédible. L’Iran comme la Turquie refusent absolument toute perspective d’un Etat kurde indépendant au Nord de l’Irak, qui constituerait un dangereux exemple pour les populations kurdes nombreuses et voisines de Turquie orientale et d’Iran occidental.
Désormais, et c’est stratégiquement essentiel pour la Turquie aussi, l’armée irakienne a atteint la frontière turque, pour la première fois depuis 2014, au Nord-Ouest de Mossoul. Le président turc Erdogan a donc sur un ton triomphal annoncé la réouverture de la frontière turco-irakienne, officiellement fermée le mois précédent du fait de la proclamation d’indépendance du Kurdistan irakien. Ainsi, l’unité territoriale kurde entre les Kurdes d’Irak et les Kurdes de Syrie est aussi brisée.
DES KURDES D’IRAK AUX KURDES DE SYRIE
Les Kurdes de Syrie, dans le cadre de la lutte internationale contre le Califat, contrôlent tout le quart Nord-Est de la Syrie, frontalier de la Turquie et de l’Irak, à l’Est de l’Euphrate. Cette vaste zone, largement semi-désertique sur les ¾ il est vrai, déborde largement de l’aire de présence des seuls Kurdes, présents seulement le long de la frontière turque. Si, après la prise de Raqqa, avec un soutien américain pour l’instant maintenu, ils triomphent en apparence en Syrie, leur position demeure fragile. Contrairement au système clanique complexe des Kurdes d’Irak, qui a du reste manifestement montré ses limites, les Kurdes de Syrie sont encadrés par le parti marxiste-léniniste kurde, le PYD. Lequel forme la branche locale du PKK, le parti insurrectionnel des Kurdes de Turquie. Le PYD est détesté par les Arabes, et il contrôle désormais des territoires arabes, pour des raisons ethniques et religieuses — les Arabes sont des Sunnites beaucoup plus conservateurs que les Kurdes, le succès du Califat dans cette région ne reposait pas sur rien —, et par les Turcs — tous les Turcs, des islamistes aux kémalistes —, qui voient dans leur triomphe apparent en Syrie d’aujourd’hui une menace semblable, et même bien pire, que celle des Kurdes d’Irak. Aussi l’avenir du contrôle par le PYD de cette vaste zone kurde en Syrie, officiellement un paradis de coexistence multiethnique, de socialisme autogestionnaire, de démocratie, de féminisme, etc., suivant leur propagande reproduite naïvement et massivement ad nauseam en Occident, apparaît-il très incertain.
L’effondrement spectaculaire du Kurdistan irakien montre à quel point les choses peuvent changer de manière radicale en quelques jours. Comme le Califat agonise manifestement aux confins de la Syrie et de l’Irak, ces Kurdes de Syrie ne seront donc très bientôt plus utiles à la guerre par procuration menée au nom de la « communauté internationale », s’étendant des Etats-Unis à la Russie, voire à l’Iran sur ce front précis… Ils pourraient être abandonnés aussi subitement et totalement par leurs parrains d’hier que les Kurdes d’Irak, sans utilité depuis l’anéantissement du Califat en Irak du Nord quelques semaines plus tôt.
Ignorant ou voulant ignorer ce péril imminent, les milices kurdes de Syrie n’en continuent pas moins de descendre la Vallée de l’Euphrate, par sa rive septentrionale, en direction de la désormais proche frontière irakienne. Outre que cette action vise à maintenir la justification du soutien international au titre de leur lutte contre le Califat, elles nourrissent aussi l’espoir de recevoir pour l’avenir des aides encore significatives des Etats-Unis et de l’Entité Sioniste au titre de la lutte contre « l’horrible dictateur et gazeur Bachar el-Assad ». La peu fine et peu crédible propagande hystérique anti-Assad tente de reprendre à partir de certains cercles militants américano- sionistes. Mais il n’est pas sûr qu’elle redevienne un thème dominant, tant sont manifestes pour la suite les hésitations autant à Washington qu’à Tel-Aviv, oscillant entre un aventurisme belliciste des plus désastreux et un réalisme prudent, malgré tout.
Toutefois, l’avenir de cette vaste zone conquise par les Kurdes syriens reste manifestement des plus précaires. L’armée turque consolide actuellement ses positions en Syrie du Nord-Ouest, favorisant dans la poche insurgée islamiste d’Idlib les mouvements inféodés à Ankara, donc labellisés “bons” et “modérés”, et concentre de façon continue des troupes et des chars le long de la frontière turco-syrienne. Le scénario d’une large invasion turque en Syrie du Nord demeure d’actualité, vraisemblablement après un délai de décence pour les Etats-Unis, correspondant à la liquidation des dernières poches du Califat par les milices du PYD.
L’Etat syrien aspire aussi à reconquérir ce quart nord-oriental perdu du pays. Mais la priorité est à la liquidation des dernières poches contrôlées par le Califat, de la périphérie de Damas à la frontière irakienne, puis des poches islamistes — les faux rebelles modérés de la propagande de Hollande-Fabius, vrais islamistes mais ne reconnaissant pas Abou-Bakr II pour des motifs de théologie islamique —, encore significatives près de la frontière jordanienne, dans la région de Hama, et le désert oriental. La poche islamiste d’Idlib est pour l’instant fermement protégée par la Turquie. L’affrontement avec les Kurdes constitue la troisième urgence, qui peut donc attendre, mais elle n’est pas oubliée pour autant. En Syrie, comme en Irak, les rêves d’Etat kurde, indépendant de facto ou a fortiori de jure, ont toutes les chances de demeurer pour l’heure de l’ordre du rêve.
Scipion de Salm
Source : Rivarol n°3307 du 29 novembre 2017-12-08
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