Parler d’une « Juive » est devenu aussi outrancier que de parler d’une « négresse ». Un bon chrétien ou un bon Français, on voit à peu près ce que ça pourrait être et en tout cas personne ne s’offusque de l’expression, par contre, pour « bon Juif », on se demande s’il n’y a pas une contradiction dans les termes, contradiction malveillante évidemment. Tout simplement, «Juif » est devenu une insulte raciste, l’apanage des nazis et des antisémites, les Juifs eux-mêmes hésitent à se désigner par ce vocable.
Un article du New York Times du 23 avril 2017 fait mine de le découvrir, mais en réalité, le phénomène ne date pas d’hier : Goebbels, en son temps, remarquait déjà qu’on pouvait traiter les Juifs de tous les noms, que cela leur glissait dessus comme l’eau sur les plumes d’un canard, mais, poursuivait-il, sitôt qu’on les désigne comme Juifs, ils blêmissent, vacillent, et se rejettent précipitamment dans l’ombre protectrice.
En France, dans les mémoires de Raymond Poincaré, 10 tomes de 400 pages chacun, on ne trouve qu’une seule fois le nom « juif », et seulement parce qu’il s’agit de juifs « de Russie » : «M. Edmond de Rothschild me parle des juifs de Russie. » (Mémoires, 8 juin 1916). Mais en général, il utilise le terme « israélite » : « Victor Basch, que j’ai prié de passer à mon cabinet, me donne ses impressions d’Amérique. Il y a trouvé les Israélites très hostiles à la Russie » (Mémoires, 15 mai 1916) ou « MM. Sée, ancien préfet, Israël Lévy, grand rabbin, Mouter, député de Lyon, membre de l’alliance israélite,» (Mémoires, 10 février 1916 ), ou encore « Troisième cérémonie pour les morts du Palais. Cette fois, au temple israélite rue de la Victoire. Je suis reçu par le grand rabbin de France [ …] Tout le consistoire israélite est là » (Mémoires, 26 mai 2016).
« Israélites » avait l’avantage de sonner plus comme un adjectif que comme un substantif, ainsi, la personne désignée n’était pas réduite à sa judéité, c’était moins abrupt, moins risqué aussi, comme si l’identité juive était par elle-même suspecte. Mais « israélite » est tombé en désuétude, du coup, le français moderne a un problème, puisque « Juif » est plutôt considéré comme un substantif que comme un adjectif, et, à l’oral, il est impossible de faire la différence entre un « Juif » (la race, le peuple) et un « juif » (la religion). On est alors réduit à utiliser une périphrase comme « une personne de confession juive ».
En anglais, et c’est ce que pointe l’article du New York Times, le substantif «Jew » tend à être remplacé par « Jewish person », ou simplement par l’adjectif « Jewish », comme si en français, au lieu de dire « un hébreux » on disait « un hébraïque ». Dans un de ses discours sur les fêtes religieuses des différentes religions, Donald Trump parle des « Christians and Muslims and Jewish and Hindu » donc des « chrétiens, des musulmans, des hébraïques (ou judaïques) et des hindous ». Il se refuse à dire « chrétiens, musulmans, juifs et hindous ». Obama et Reagan parlaient aussi de “Jewish people” ou de “Jewish families”, mais pas de “Jews”.
C’est que comme le remarque l’humoriste américain Louis C.K., « Juif est un bien drôle de mot, le seul qui permette à la fois de désigner une ethnie et de l’insulter ».
Cela dit, ne nous leurrons pas, en réalité, le monde moderne fait la guerre à toutes les identités. Ainsi, on ne doit plus parler d’homme ou de femme, désignations jugées beaucoup trop réductrices et définitives, mais de personne de genre masculin ou féminin. Pour une « juive », ça donne « une personne de genre féminin de confession juive ». Quant à « Français », avec une majuscule, si le mot existe encore, ce à quoi il renvoie tend à disparaître : la situation pour eux est donc beaucoup plus terrible, en fin de compte, que pour les Juifs et les Nègres.
Francis Goumain
Source :
– Reclaiming ‘Jew’ Mark Oppenheimer, 22 avril 2017
– Let Start using the word Jew Yvette Miller, 25 avril 2017
Mais qu’est-ce qui a bien pu se passer au cours de l’histoire pour que « Juif » soit devenu une injure?
En hommage à Hervé Ryssen, j’utilise zbip.