La question fort complexe de l’Ukraine revient au premier plan de l’actualité. Nous devons, certes, débroussailler la situation présente qui s’inscrit dans un contexte d’agression de l’Occident anglo-saxon contre la Russie. Mais si l’on veut en saisir la pleine dimension, il est indispensable de replacer la crise actuelle dans la longue durée. Un exposé, que nous espérons clair, d’une histoire millénaire tourmentée, est essentiel pour saisir l’ampleur du sujet.
Pour retrouver la première partie de ce sujet : L’Ukraine : Galicie, Petite Russie, Nouvelle Russie – Partie I
Deuxième partie : de 1917 à 1991
1917 et ses conséquences
Nous avons vu que les territoires de l’actuelle Ukraine avaient vécu une histoire différente et qu’il existait un tropisme occidental pour la partie ouest du pays depuis le moyen-âge et un tropisme oriental centré à partir de l’attracteur étatique moscovite, Kiev se trouvant en quelque sorte au milieu de cet ensemble.
Si la séparation entre les Ukrainiens occidentaux, appelés Ruthènes, et les Ukrainiens devenus sujets du tsar fut stable entre 1772 et 1918, il n’en fut pas de même au cours du XXe siècle.
En 1917, la Rada, assemblée constituée à Kiev à la faveur de la révolution russe de février 1917, n’obtint pas l’autonomie qu’elle souhaitait de la part du gouvernement provisoire de Petrograd dirigé par Kerenski. Le 10 juin, la Rada proclame néanmoins l’autonomie de l’Ukraine.
La Rada s’oppose au coup d’Etat bolchevik d’octobre en proclamant le 19 novembre la République populaire ukrainienne (UNR), autonome mais non séparée de la République russe. Les bolcheviks refusent de la reconnaître, déclarent hors la loi les représentants de la Rada, et créent plusieurs républiques soviétiques : à Odessa, à Donetsk, en Tauride (la Crimée), et en mars 1919 la République populaire ukrainienne des soviets installée à Kharkov et qui durera jusqu’en 1991 après avoir vaincu l’UNR.
Dans l’immédiat, en réponse, l’UNR déclare l’indépendance du pays aussitôt reconnue par Paris et Londres, qui envoient à Kiev des représentants (tel le général Tabouis).
Mais au début de 1918, les troupes bolcheviques de Mouraviev marchent sur Kiev qui, défendue par Symon Petlioura, subit douze jours de bombardement avant de tomber, le 9 février.
Réfugiée à Jitomir, la Rada se tourne alors vers l’Allemagne, ce qui provoque le départ immédiat des représentants français et anglais. L’armée allemande occupe Kiev et la plus grande partie de l’Ukraine lors de l’opération Faustschlag (Coup de poing), du 18 février au 3 mars 1918. Le traité de Brest Litovsk, signé le 3 mars ente l’Allemagne et les Soviets, consacre l’abandon de l’Ukraine par les bolcheviks. Revenue à Kiev, la Rada ratifie le traité, mais un coup d’État, mené par l’hetman Skoropadsky avec le concours des Allemands, met un terme à l’UNR au profit d’un « État ukrainien » qui met en place une administration efficace mais est socialement fragilisé par l’opposition entre grands propriétaires et paysans. La défaite des empires centraux en novembre 1918 met fin à cet Etat ukrainien et l’UNR est rétablie, l’homme fort en étant Simon Petliura.
La guerre soviéto-polonaise
A l’Ouest, en octobre 1918, la Double monarchie se démembre et plusieurs Etats ukrainiens, ou ruthènes sont proclamés. Le 1 er novembre, à Lernberg/Lvov, en Galicie, s’établit un gouvernement ukrainien dirigé par Yevhen Petrouchevytch qui proclame la République populaire d’Ukraine occidentale (ZNUR, laquelle dura jusqu’au 14 mars 1923 et qui fut le plus important de ces Etats à la courte existence. Elle regroupait 5,4 millions d’habitants dont 60 % d’Ukrainiens, 25 % de Polonais, 12 % de Juifs, en majorité yiddishophones, ainsi que des communautés germanophones, magyarophones et roms.
Le 19 novembre, en Ruthénie subcarpathique (région d’Ujgorod et de la haute vallée de la Tisza) fut proclamée une République houtsoule censée regrouper les régions de langue ukrainienne de la Hongrie. Conquise par les troupes de Bela Kun en avril 1919, elles furent rattachées à la Tchécoslovaquie après la défaite de celui-ci.
En Bukovine, un gouvernement ukrainien proclama également sa souveraineté le 6 novembre mais ne put se maintenir dans une région à majorité moldave qui se rattacha à la Roumanie le 28 novembre.
Mentionnons aussi l’éphémère République nationale ruthène du peuple lemko (5 décembre 1918, avril 1920), fondée à Florynka (actuellement en Pologne), de langue lemko avec pour président un médecin, Jaroslaw Kacmarczyk. Elle avait initialement l’intention de s’unir avec une Russie démocratique, union impossible et elle fut envahie et annexée par la Pologne en 1920, à la suite de la paix de Riga de mars 1921 entre la Russie soviétique et la Pologne (cf. ci-après). Cet Etat ne doit pas être confondu avec la République de Komaficza, regroupant 33 villages, située plus à l’Est et encore plus éphémère puisqu’elle dura de novembre 1918 au 23 janvier 1919. Les Lemkos – dont la personnalité la plus célèbre est Andi Warhol – seront déportés et déplacés après 1945, au point qu’à peine 5000 d’entre eux vivent encore dans leur région d’origine.
Mais le fait majeur réside dans l’échec de l’union entre la ZNUR et l’UNR. Un accord fut conclu entre la ZNUR et l’UNR le 1 er décembre 1918 pour unir les deux Etats ukrainiens sous le nom de République populaire ukrainienne. Mais l’union ne fut pas pleinement établie : les organismes gouvernementaux de la ZNUR continuèrent de fonctionner séparément. La césure entre Ukrainiens occidentaux et orientaux était prégnante.
Au cours des guerres civile russe et soviéto-polonaise (1919-1921), plusieurs protagonistes se disputent le territoire ukrainien : l’Armée de l’UNR, les bolcheviks, les Blancs, les Français (Missions Berthelot en Ukraine et Weygand en Pologne) et les Britanniques, la Pologne et l’année de l’anarchiste Nestor Makhno. A l’issue du traité de Riga de mars 1921, la Galicie et une grande partie de la Volhynie devinrent polonaises tandis que le reste du territoire fut incorporé à l’URSS en tant que RSS d’Ukraine.
Le traité de Riga est important car il redessine les frontières en Europe orientale. Suite à ce traité, le territoire polonais s’enfonce 250 kilomètres plus à l’est que la ligne proposée par le Ministre des Affaires Etrangères britannique Lord Curzon en 1919, à savoir la « Ligne Curzon ». Ainsi, le nouvel Etat polonais comprend des territoires ukrainiens (Galicie et Volhynie), biélorusses (Polésie) mais aussi lituaniens (la région autour de Vilnius, la République de Lituanie Centrale, demeure indépendante jusqu’à son rattachement à la Pologne en 1922).
De Riga à Brest-Litovsk
La situation territoriale se stabilisa jusqu’en 1939. Néanmoins, les populations ukrainiennes soviétiques eurent à souffrir de la famine connue sous le nom d’Holodomor (en ukrainien « extermination par la faim ») qui toucha nombre de régions de l’URSS, Staline voulant collectiviser les terres et lutter contre les koulaks, ces paysans jugés aisés, mais aussi ayant besoin d’excédent agricoles à exporter pour payer ses achats de matériels industriels à l’étranger, excédents qui ne pouvaient se trouver qu’en privant d’alimentation les populations d’URSS.
En Pologne, nombre d’Ukrainiens n’acceptèrent pas l’autorité de Varsovie. L’Organisation militaire ukrainienne (UVO), créée en septembre 1920 à Berlin et dirigée par Yevhen Konovalets, livra une lutte acharnée conte les Polonais, les violences ayant lieu de part et d’autre. Son principal objectif était la protection de la minorité ukrainienne. Elle organisa nombre d’assassinats visant des politiciens polonais et des personnalités ukrainiennes. Parmi ces tentatives d’assassinat citons celle à l’encontre de Pilsudski, du maire de Lvov Kazimierz Grabowsld le 25 septembre 1921, du président polonais Stanislaw Wojciechowslçi et de son vice-président Tadeusz Holowko. Elle assassina le poète ukrainien Sydir Tvenlohlib en 1922 qui lui était opposé.
En 1929, elle est intégrée à l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN) créée à Vienne par Konovalets qui continue à pratiquer les attentats contre les dirigeants polonais. Elle assassine une soixantaine de personnalités, dont le super-intendant de l’école de Lvov, Stanislaw Sobifiski, le ministre des Affaires étrangères polonais, Tadeusz Holowko, le commissaire de la police polonaise de Lviv, Emilian Czechowski. Le 15 juin 1934, le ministre Bronislaw Pieracki est assassiné. Cependant, la majorité des victimes des assassinats politiques commis par l’OUN sont des Ukrainiens qui lui sont hostiles.
Stepan Bandera joua un grand rôle dans l’organisation de ces opérations. Bandera, qui s’allia ensuite à l’Allemagne national-socialiste au cours de relations très chaotiques, fut l’un des dirigeants nationalistes les plus déterminés et les plus actifs, ce qui lui vaut d’être aujourd’hui un héros national d’Ukraine, au grand dam des Russes et, assez « curieusement », sans que cela choque les Occidentaux qui soutiennent le régime de l’actuelle Ukraine. En fait, la collaboration massive avec l’occupant allemand est caractéristique des régions de Pologne annexées par l’Union soviétique en 1939. Une partie de ces Ukrainiens redoutent en effet plus que tout le retour des Soviétiques et se jettent à corps perdu dans les bras du « moins pire » des deux envahisseurs. Une partie des volontaires choisissent la lutte armée au côté du Reich mais exclusivement sur le front de l’Est. Ils formeront la base de la division SS Galicia, créée en 1943, provenant de toutes les régions d’Ukraine (Galicie, Ruthénie, Volhynie, Transcarpatie, région de Kiev) mais majoritairement des régions occidentales de l’Ukraine et de Galicie.
En effet, en 1939, la Pologne fut à nouveau rayée de la carte et partagée entre l’Allemagne et la Russie soviétique, à la suite du pacte Ribbentrop-Molotov du 23 août et la Galicie en subit les conséquences. La ligne de partage était tracée pour l’essentiel en référence à la ligne Curzon de 1919, partage ratifié par les Alliés anglo-américains et soviétiques en 1945, légitimant de fait le pacte germano-soviétique d’août 1939 – en quelque sorte cause de la guerre 39-45, et les annexions soviétiques au détriment de la Pologne, intégrées tant à l’Ukraine qu’a la Biélorussie.
Toutefois, Staline se référa à une variante plus occidentale de la ligne Curzon, la « ligne Botha » qui enlevait Lvov à la Pologne, et que la propagande soviétique nomma, dans des milliers de documents et de cartes, « ligne Curzon » ou « ligne Curzon A », tandis que le tracé de 1919, laissant Lvov à la Pologne, apparaissait (et apparaît toujours dans de nombreuses sources) sous le nom de « ligne Curzon B ». En 1939, la ligne de démarcation entre les zones d’occupation allemande et soviétique à la suite de la défaite polonaise suivait le tracé Curzon dans sa partie centrale (frontière du Bug), mais s’en écartait de façon importante en faveur de l’Union soviétique au nord dans la région de Bialystok et au sud en Galicie centrale autour de Lvov. A Yalta, ce fut la ligne A qui fut retenue. Bialystok restait Polonaise tandis que Lvov, Tamopol et Stanislav (Ivano-Frakivsk) passaient dans la république soviétique d’Ukraine sous l’appellation d’Ukraine occidentale. En conséquence plus d’un million de Polonais furent expulsés de cette région tandis que 500 000 Ukrainiens l’étaient des régions restées polonaises, à savoir Przemysl et la Zakerzonia (territoires polonais à l’ouest de la ligne Curzon et peuplés d’Ukrainiens), notamment lors de « l’Opération Vistule » en 1947.
À suivre…
Source : MILITANT n°746, mars 2022, L’Ukraine à la charnière de l’Europe
Pour retrouver la troisième partie de ce sujet : L’Ukraine, instrumentalisée par l’OTAN – Partie III
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