Le site WikiLeaks a diffusé deux manuels confidentiels de la CIA destinés à ses agents en transit dans les aéroports et circulant sous une fausse identité « y compris en et hors d’Europe ». Il s’agit d’éviter tout contrôle, primaire et secondaire ; le premier document, CIA Assessment on Surviving Secondary Screening (Conseils de la CIA pour passer les contrôles secondaires) consiste pour l’essentiel en remarques évidentes : ne pas se faire remarquer, être habillé convenablement, faire attention aux objets transportés en cas de fouilles poussées, connaître parfaitement sa fausse identité pour pouvoir répondre aux questions lors d’éventuels longs interrogatoires, ne pas acheter son billet à la dernière minute, ne pas payer en argent liquide.
L’UE, exemple du laxisme des contrôles dans les aéroports
Il expose les méthodes de différents services de sécurité aéroportuaires, les raisons qui conduisent à réaliser des contrôles, le professionnalisme des personnels, etc. En creux, le document rappelle que les mesures de contrôle aux frontières ne sont jamais vaines et peuvent déjà conduire les agents étrangers à prendre d’importantes précautions et de s’attendre à être démasqué. C’est le cas en Russie où certaines demandes de visas peuvent donner lieu à une recherche d’informations très poussée (nom, adresse et téléphone de l’employeur, passé militaire, etc.) ou en Israël où déjà, cas rare, les simples contrôles de l’immigration peuvent être extrêmement poussés. Le document énonce les difficultés à pénétrer dans certains pays très contrôlés. À l’inverse l’Union européenne (UE) fait figure de passoire aux yeux de l’agence américaine de renseignement.
« Les normes de l’UE stipulent que la vérification des passeports ne doit pas prendre plus de 20 secondes par voyageur ».
Plus laxiste encore :
« Les officiers de la police militaire royale néerlandaise (KMAR) à l’aéroport Schiphol d’Amsterdam ont pour instruction de ne pas passer plus de 10 secondes pour évaluer chaque passeport »
Un fait particulièrement choquant est évoqué : un agent avait été contrôlé dans un aéroport européen simplement parce qu’il était « débraillé ». Les services de sécurité de l’aéroport l’avaient ensuite interrogé et avaient fait analyser ses bagages : ils y avaient retrouvé des traces d’explosifs. Malgré cela, ces fonctionnaires d’un pays européen avaient rapidement relâché l’agent américain, circulant sous une fausse identité qui ne fut pas décelée, et il put poursuivre son voyage malgré la présence de traces d’explosifs dans ses bagages.
L’espace Schengen
Le second document – Advices for Operatives infiltrating Schengen (Conseils aux agents infiltrant Schengen) – est spécialement consacré à l’espace Schengen. Selon la CIA, à l’intérieur de l’espace Schengen, deux bases de données sont utilisées le Schengen Information System (SIS) organisé dans un système de communication nommé SIRENE (Supplementary Information Request at the National Entry, Supplément d’information requis à l’entrée nationale) (voir sur le site de l’Union européenne).
« SIS et SIRENE sont une très faible menace pour les agents opérationnels portant des documents américains entrant ou sortant de l’espace Schengen parce que ce système est fondé sur l’immigration illégale et les activités criminelles, et parce que les voyageurs américains, particulièrement, ne font l’objet que d’un examen minime.
La menace concernant l’identité est particulièrement faible parce que ces systèmes ne sont pas faits pour recouper la totalité de l’histoire des voyageurs en et hors de l’espace Schengen ».
précise en préambule le document. Autrement dit : pénétrer en terre européenne pour un agent secret américain est un jeu d’enfant. La mise en place de SIS II, en 2013, ne devait apporter aucun changement selon le document. Néanmoins, à partir de la seconde version, la base contient des données biométriques.
Le texte précise que les données sont effacées au bout de cinq ans. Les serveurs du SIS sont mis à jour deux fois par jour ; ils sont situés à Strasbourg. Pour les personnes qui apparaissent dans la base, lors d’un contrôle trois options sont possibles : un simple signalement au pays qui a créé la fiche de surveillance, un contrôle plus poussé avec la possibilité de se voir refuser l’entrée dans l’espace Schengen, ou une arrestation immédiate.
Un signalement permet un accès aux fichiers nationaux ; des officiers SIRENE sont mobilisés 24 heures sur 24 pour mettre à jour les alertes, et le cas échéant coordonner une action transfrontalière.
« Le système SIRENE est manuel, s’appuyant typiquement sur des fichiers Microsoft Word en anglais envoyé par courrier électronique. Le temps de réponse typique pour un rapport SIRENE est de 24 heures ».
note le document. Le système VIS (Visa Information System), destiné principalement à intégrer des données biométriques aux visas ne posait pas de problème supplémentaire pour la CIA. Un autre système, EES (Enter/Exit System) est conçu pour conserver les dates d’entrées et des sorties de certains voyageurs non européens (ne possédant pas de visas longue durée notamment). C’est le seul point qui pose un minimum de problème selon la CIA, puisque chaque agent sera contraint de laisser une empreinte biométrique.
Tous les autres systèmes – EURODAC (European Dactyloscopie), FRONTEX – ne posent pas de problème pour la CIA : tous les agents américains voyageant avec de faux papiers doivent pouvoir passer frontière sans problème.
Les contrôles secondaires
Le document évoque également les contrôles « secondaires », plus poussés que les contrôles ordinaires, et réalisés par des agents spécialisés qui ciblent certains passagers. Ces contrôles peuvent être déclenchés au hasard, parce qu’un individu figure sur une liste de surveillance – immigration, délits financiers, soupçons de terrorisme, etc. ; il peut exister aussi des listes d’agents secrets suspectés selon le document dans plusieurs pays –, sur suspicion après un contrôle préalable (soupçons lors d’une demande de visa), après la découverte d’un objet passé en contrebande – de la drogue, des œuvres d’art ou, dans certains pays, simplement la détention de photos de manifestations de l’opposition. L’étude des dispositifs de sécurité d’un aéroport peut également être considéré comme suspect.
Une incohérence durant le passage devant les services d’immigration, sur les buts du voyage ou sur l’identité du voyageur peut entraîner un contrôle secondaire. Le pays de provenance peut selon les cas être en soi suspect. Le comportement et l’apparence des voyageurs peuvent également être un élément déclencheur.
« Les aéroports étrangers utilisent des caméras et des officiers en civil pour identifier les passagers montrant des signes inhabituels de nervosité. Les signes physiologiques de nervosité incluent des tremblements ou des tressaillements de la main, une respiration rapide sans raison, des sueurs froides, des [remarquables] pulsations de l’artère carotide, un visage rougissant [flushed], ou l’évitement du contact visuel ».
Le document précise :
Comportement :
-nervosité ou anxiété inhabituelle du passager ou de ceux qui accompagnent le passager ;
-des contacts secrets avec d’autres passagers montrant l’existence de liens ;
-sembler mentir ou cacher des informations.
Passeport :
-manque de familiarité avec les informations du passeport (données biographiques, voyages précédents) ;
-timbres ou visas d’un pays parrainant le terrorisme ;
-incapacité à parler la langue du pays de délivrance du passeport.
Billet :
-itinéraire atypique ;
-achat de manière inhabituelle à l’endroit de l’émission ;
-achat ou changement d’itinéraire dans les 24 heures précédant le vol.
Bagages :
-bagages ou contenus incompatibles avec l’apparence, la profession ou catégorie de billet du passager ;
-affaires ne correspondant pas avec la description par le passager du contenu ;
-quantité de bagages inhabituelle pour l’itinéraire prévu.
Des vérifications poussées en Hongrie
La CIA précise quelques faits : à l’aéroport de Budapest, les officiers de sécurité disposent d’un circuit de caméra indépendant et contrôlent les arrivants à travers un couloir aux glaces sans tain pour découvrir des signes de nervosité. Les autorités y vérifient la provenance des billets, s’ils ont été payés ou bénéficient de réduction à cause de leur nature officielle, si c’est une agence de voyages du gouvernement qui a acheté le billet, si le voyageur utilise un billet en classe affaires pour un voyage touristique ; les réservations d’hôtel et de voitures de location font l’objet du même contrôle.
Toujours en Hongrie, à l’aéroport international de Budapest, les services de sécurité vérifient si l’absence de bagages est suspecte, si la quantité de bagages correspond à la durée du séjour, s’ils contiennent des objets tels que des ordinateurs portables et des réveils. Ils peuvent contrôler un individu se prétendant homme d’affaires si ses bagages ne sont pas conformes et rangés comme on l’attend d’un homme d’affaires.
Pour des touristes, la présence de cartes de villes ou de guides non ouverts, ne présentant aucune marque, ou au contraire la présence de cartes de villes ne correspondant pas avec le voyage peuvent éveiller les soupçons. La qualité du matériel photographique et la présence de capacité d’enregistrement de ce matériel peuvent également paraître suspectes.
Au Mexique, pour démasquer des agents du Hezbollah possédant un passeport vénézuélien, les autorités ont mis en place un contrôle de la maîtrise de l’espagnol.
Dans certains pays, pour des raisons diverses, les hommes d’âge moyen voyageant seul peuvent être considérés comme suspects (comme migrants illégaux au Chili, comme convoyeur de drogues au Japon, comme possibles terroristes en Israël, comme possibles agents secrets au Salvador qui cible les individus aux cheveux courts, ayant l’air sportif et avec peu de bagages).
Des contrôles secondaires peuvent être mis en place de façon aléatoire pour des raisons très différentes : ainsi en Somalie, le gestionnaire de l’aéroport de Mogadiscio – des faits similaires ont été constatés au Bangladesh – avait mis en place le contrôle aléatoire d’une personne par vol. Elle était accusée durant un interrogatoire d’activités illégales et n’était relâchée qu’après le versement d’un pot-de-vin…
En quoi consistent les contrôles secondaires
Les contrôles secondaires sont généralement de deux natures : « doux » ou « brutaux ». Dans le premier cas, il s’agit de mettre une faible pression sur des individus tels que les immigrants. Dans le second cas, il peut y avoir un interrogatoire violent, ainsi que l’analyse de l’ensemble du matériel électronique du passager, son maintien en détention et des interrogatoires de plusieurs heures, voire plusieurs jours, et des recherches très poussées sur le passager, mais également sur les objectifs de son voyage – vérification de l’existence de conférences, dates, heures, intervenants – et son histoire personnelle – utilisation des comptes Twitter, Linkedin, Foursquare, etc. des passagers ; l’absence d’un compte Linkedin d’un individu se proclamant homme d’affaires de telle entreprise serait par exemple suspect.
Ainsi en Syrie, il fut demandé à un voyageur la raison de sa venue dans le pays, puis quelle était l’identité de son contact sur place. Le voyageur fut contraint à l’appeler, le contact fut obligé de venir et de s’expliquer sur la venue du voyageur et les deux versions furent confrontées. Ces mesures de contrôles peuvent aller jusqu’à des fouilles à nu des passagers, comme c’est utilisé régulièrement en Israël.
Outre les réponses aux questions et les éléments factuels, durant les interrogatoires de contrôle secondaire, plusieurs services de sécurité étudient les signes corporels non verbaux des voyageurs. Souvent, aucune assistance juridique ni de l’ambassade ne peut être obtenue.
Ces interrogatoires peuvent être l’occasion de recueillir des renseignements sur d’autres personnes, de copier ou de confisquer les appareils numériques et leurs contenus, de faire des relevés généralisés d’empreintes digitales, photographies et empreintes biométriques, etc. Concernant les appareils numériques (ordinateurs, téléphones), ils peuvent être analysés pour remontrer au vrai nom du passager en cas de fausse identité.
Pour les auteurs de ce mémo, bien être préparé est la clé pour éviter et les contrôles primaires, et les contrôles secondaires. Cela passe en amont par une excellente préparation de sa couverture, comme l’indique l’extrait suivant :
« Réagir aux contrôles secondaires »
Une couverture complète, mainte fois répétée et plausible est importante pour éviter le contrôle secondaire et critique pour y survivre. Un agent opérationnel de la CIA voyageant fréquemment en Asie et en Europe précise que la prévention la plus efficace de contrôles secondaires est d’avoir des réponses simples et plausibles aux deux questions les plus fréquemment posées : « Pourquoi êtes-vous ici », et « où habitez-vous ». Les voyageurs devraient également s’assurer avant de voyager que tout ce que les autorités peuvent utiliser pour vérifier leur bonne foi – passeports, buts du voyage, bagages, matériel électronique personnel, porte-serviette, réservations d’hôtel, données sur internet – est compatible avec leur couverture.
La préparation mentale contribue presque certainement à faire passer aux voyageurs un contrôle secondaire. Bien qu’un certain degré de nervosité soit attendu, des indications persistantes de comportement suspect conduiront de manière presque certaine à prolonger l’interrogatoire secondaire. Selon un expert légal en matière financière dans le secteur commercial, les marqueurs qui permette de considérer un individu comme suspects sont de :
-marquer une pause significative entre une question et la réponse, ou utiliser des onomatopées retardatrices comme « euh » ou « hum ».
-montrer un comportement psychosomatique comme la déglutition, se mordre les lèvres, suer, respirer lourdement, réajuster de façon fréquente ses vêtements, ou avoir des tics nerveux.
-ajouter à des phrases significatives des mots comme « typiquement », « normalement », « souvent », « peut-être » ou « presque » ou des expressions telles que « pour être honnête », « la vérité c’est que, » ou « je jure devant Dieu. »
-fournir des réponses trop spécifiques.
Les voyageurs qui évitent de fournir des détails inutiles raccourcissent probablement les interrogatoires secondaires. En mai 2009 des rapports du FBI indiquaient qu’une entreprise chinoise de sécurité en ligne conseillait à ses employés pour des interrogatoires secondaires d’éviter d’apparaître nerveux, de faire des réponses simples, et de ne pas ajouter volontairement des informations supplémentaires, comme donner des détails sur des contacts américains.
L’importance de maintenir sa couverture – quoi qu’il arrive
Même lorsque le voyageur fait tout comme il faut, la meilleure protection durant un contrôle secondaire est d’être bien préparé avec une couverture avec une bonne histoire, selon un voyageur CIA connu. Lors d’un incident au cours d’un transit dans un aéroport européen en début de matinée, des agents de sécurité choisirent un agent de la CIA pour le contrôle secondaire. Bien que les fonctionnaires n’aient donné aucune raison, des vêtements trop débraillés incompatibles avec la possession d’un passeport diplomatique peuvent avoir incité cet examen. Lorsque les fonctionnaires ont contrôlé le sac pour trouver des traces d’explosifs, le test a été positif, malgré les précautions importantes de l’agent. En réponse aux questions, l’agent de la CIA a donné comme histoire pour se couvrir qu’il avait participé à une formation de lutte contre le terrorisme à Washington-capitale. Bien que les difficultés linguistiques ont conduit les responsables de la sécurité locale à conclure que le voyageur était resté évasif et avait été formé dans un camp terroriste, l’officier de la CIA a constamment maintenu l’histoire de sa couverture. Finalement, les responsables de la sécurité lui ont permis de reprendre un ticket pour un vol et à continuer sur son chemin.
Les documents de la CIA sont accessibles ci-dessous :
–CIA Assessment on Surviving Secondary Screening, CIA, 2011. (pdf)
–CIA Advice for Operatives Infiltrating Schengen, CIA, 2012 (pdf)