Enfin, pourrait-on dire !
Celui qui est depuis 2016 président de l’ancienne province serbe du Kosovo, dont, alors premier ministre, il a déclaré l’indépendance en 2008, Hashim Thaçi, est accusé de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité par le tribunal spécial pour le Kosovo, juridiction de droit kosovar dont le siège est à La Haye. Le tribunal est compétent pour les faits commis entre le 1er août 1999 et le 31 décembre 2000, selon une loi votée en 2014 par le parlement kosovar.
Quels crimes ?
« Hashim Thaçi est plus précisément accusé de « crimes contre l’humanité et de crimes de guerre, y compris meurtre, disparition forcée de personnes, persécution et torture »», précise France24 (1).
Selon un communiqué du tribunal, il « fait l’objet de dix chefs d’accusation ». Un juge « examine actuellement l’acte d’accusation pour décider s’il convient de confirmer les charges ».
L’ancien dirigeant de « l’armée de libération du Kosovo », l’UCK, qu’il a créée avec des indépendantistes albanais au milieu des années 1990 est mis en cause avec d’autres dirigeants de la guérilla dont « Kadri Veseli, l’ex-patron du renseignement de la guérilla kosovare et actuel dirigeant du Parti démocratique du Kosovo (PDK) ».
Juste pour rappel : Kosovo et Serbie sont des pièces de l’ex-Yougoslavie (voir la carte), ce pays du sud-est de l’Europe créé après la première guerre mondiale sur les décombres de l’empire ottoman – République fédérale de Yougoslavie qui perd pour l’Occident, après la chute de l’URSS en 1991, son importance stratégique de verrou à l’expansion de l’empire soviétique vers le sud et les mers chaudes. Les successeurs de Tito, mort en 1980, peinent à tenir ensemble, écrivions-nous en 2008 (2), une fédération de peuples et de religions composites : Bosnie-Herzégovine, Croatie, Macédoine. Monténégro, Serbie (dont le Kosovo) et Slovénie. Dans le même temps, l’URSS effondrée, l’Allemagne du chancelier Kohl (RFA) cherche à reprendre ses territoires à l’Est (RDA). Et, sans avoir consulté personne, reconnaît en décembre 1991 la souveraineté de la Croatie et de la Slovénie qui se sont déterminées en juin 1991 par référendum pour leur indépendance. Le reste est connu, disions-nous encore, d’avril 1992, début de la réaction serbe en Bosnie, à l’intervention de l’OTAN (30 août 1995), dans un tourbillon de violences jusqu’aux accords de Dayton (décembre 1995). Mais les troubles reprennent ailleurs, au Kosovo précisément, au sud de la Serbie. Les violences s’y multiplient entre l’armée serbe et les milices albanaises de l’UCK. Les Européens tentent sans succès de négocier (Rambouillet, février 1999) à partir d’un plan américain et décident, sans mandat de l’ONU, d’intervenir avec l’OTAN.
Des frappes aériennes commencent le 24 mars 1999 pour s’achever le 10 juin suivant avec l’accord de Kumanovo, signé par les militaires serbes qui acceptent de retirer leurs forces armées et leur police. La région est placée sous administration de l’ONU (MINUK) qui reconnaît (résolution 1244) non pas l’indépendance du Kosovo, mais « la souveraineté et l’intégrité territoriale de la République fédérale de Yougoslavie » (3). Dans ce cadre, dit la résolution, « la population du Kosovo pourra jouir d’une autonomie substantielle au sein de la République fédérale de Yougoslavie ». De 1998 à 1999, la guerre menée par l’UCK contre les forces serbes a fait 13 000 morts.
L’accusation de crimes de guerre contre Hashim Thaçi est-elle une surprise ? Que non. Nous le relevions ici en 2006 (4) : Si l’on en croit les rapports officiels de l’émissaire spécial norvégien mandaté par l’ONU, Kai Eide, les choses ne vont pas dans le sens espéré de « la paix et de la démocratie » au Kosovo. Dans son rapport du 7 octobre 2005, Kai Eide reconnaît sans barguigner l’existence d’une corruption généralisée appuyée sur des réseaux claniques et d’une mafia kosovare puissante. De même, en 2008, alors qu’en février Hashim Thaçi proclame l’indépendance de la province serbe (qui n’est reconnue ni par l’ONU ni par l’UE, plusieurs pays, dont la Grèce, la Roumanie et l’Espagne s’y refusant), l’ex-procureure du Tribunal pénal international pour la Yougoslavie (TPIY), Carla del Ponte, publie-t-elle un livre (La chasse, moi et les criminels de guerre) écrit en collaboration avec un journaliste du New York Times, Chuck Sudetic, accusant certains « dirigeants du Kosovo, dont le Premier ministre Hashim Thaçi, d’avoir organisé un trafic d’organes en 1999 ».
Et France 24 de préciser (5) :
« Environ 300 prisonniers, dont des femmes, des Serbes et d’autres ressortissants slaves, ont été transportés au courant de l’été 1999 depuis le Kosovo jusqu’en Albanie où ils étaient enfermés dans une sorte de prison et où des chirurgiens prélevaient leurs organes, écrit la juriste. « Ces organes étaient ensuite envoyés depuis l’aéroport de Tirana vers des cliniques à l’étranger pour être implantés sur des patients qui payaient ». « Les victimes privées d’un rein étaient de nouveau enfermées dans une baraque jusqu’au moment où elles étaient tuées pour d’autres organes », précise-t-elle. « Les dirigeants d’un niveau intermédiaire et élevé de l’UCK étaient au courant et étaient impliqués de manière active dans la contrebande des organes » ».
Insoutenable. Mais ? Mais, ces révélations, comme d’autres, « ont été rejetées par les organisations internationales présentes au Kosovo, notamment par la mission des Nations unies (Minuk) alors dirigée par M. Bernard Kouchner » notait l’excellent connaisseur des Balkans Jean-Arnault Dérens dans un reportage éloquent pour le Monde diplomatique en mars 2011 (6). De même, relevions-nous ici (7), a-t-il fallu des années pour que le rapport de Dick Marty, député au Conseil des Etats du Parlement suisse sur les allégations de « traitement inhumain de personnes et (de) trafic illicite d’organes humains au Kosovo » soit adopté, le 25 janvier 2011, par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe.
[Le chef de la diplomatie française en 2010, Bernard Kouchner, qualifiant de « fou » un journaliste serbe de VOA sur une question relative à la « maison jaune » en Albanie, où des combattants albanais auraient tué près de 300 serbes du Kosovo détenus en Albanie afin de prélever leurs organes et les vendre à l’étranger]
Ce rapport est en ligne, on peut le consulter (8). Il précise par exemple (point 8) :
Le « TPIY, qui avait commencé à procéder à un premier examen sur place pour constater l’existence de traces d’un éventuel trafic d’organes, a abandonné ces investigations. Les éléments de preuve prélevés à Rripe, en Albanie, ont été détruits et ne peuvent par conséquent plus être exploités pour des analyses plus poussées. Aucune enquête n’a été ainsi diligentée par la suite pour une affaire pourtant considérée sérieuse au point que l’ancienne Procureure du TPIY a estimé nécessaire de la rendre publique dans son livre ».
Explication ? (point 9) : « Après le départ des autorités serbes, les acteurs internationaux en charge de la sécurité au Kosovo se sont largement appuyés sur les forces politiques au pouvoir au Kosovo, essentiellement issues des cadres de l’UCK ». En conséquence ? (point 10) : « Les organisations internationales en place au Kosovo ont privilégié une approche politique pragmatique, estimant devoir favoriser à tout prix la stabilité à court terme et sacrifiant ainsi d’importants principes de justice. Peu a été fait pendant longtemps pour donner suite aux indices qui impliquaient des membres de l’UCK dans des crimes contre la population serbe ainsi que contre des Kosovars albanais ».
Hashim Thaçi – qui a toujours réfuté ces accusations et a même proposé en 2018 de se rendre devant le tribunal – est toutefois utile à l’UE comme à l’Otan. Il a réussi à trouver un premier accord de normalisation, en 2013, avec la Serbie – qui est sous la pression de l’UE, contre un éventuel accès au club, d’une part. Et il désire d’autre part faire adhérer le Kosovo à l’OTAN. On comprend dans ce contexte le nouveau cavalier seul américain que cette mise en accusation invalide : le président serbe Aleksandar Vucic (qui a rencontré sur le sujet Vladimir Poutine le 23 juin) et Hashim Thaçi, qui était en chemin, devaient se rencontrer à Washington le samedi 27 juin pour discuter union économique et éventuel échange de territoires – idée pour le moins étonnante dans le contexte de la poudrière des Balkans où l’on pourrait penser à se diviser un peu plus en territoires ethniques. Ce qui s’appelle ouvrir une boîte de Pandore (9). Hashim Thaçi vient donc de renoncer à ce rendez-vous. Voilà qui devrait donner du temps au président serbe, dont la population ne veut pas renoncer au Kosovo, pour desserrer l’étau des pressions américaines et européennes.
Et laisser l’Union européenne avec le même problème insoluble : la création « suis generis » d’un Etat qui n’est pas reconnu par la majorité à l’ONU, et contesté en son sein : qui peut penser que l’Espagne ou la Grèce, l’une avec la Catalogne, l’autre avec la partie illégalement occupée par les Turcs de l’autre, se risqueront à cette reconnaissance ? Comment peut-on accuser les Russes de transgresser le principe d’intangibilité des frontières (Abkhazie, Crimée) quand on se livre, soi-même, à l’exercice ? Et donner des leçons de morale et de droits de l’homme au monde en fermant les yeux, par « pragmatisme » sur des agissements que personne n’ignore ?
Le tribunal de la Haye avait mené son enquête dans la discrétion. Il a choisi de la révéler avant confirmation des charges parce qu’il craint la disparition des preuves et des témoins : « Le procureur spécial a émis cet acte d’accusation public parce qu’Hashim Thaçi tente d’entraver et de saper notre travail » a déclaré le tribunal.
Peut-on enfin espérer que la justice brise, cette fois, le mur du silence ?
Hélène NOUAILLE
Source : La lettre de Leosthène via Association de Soutien à l’Armée Française
Notes :
(1) France 24/AFP, le 24 juin 2020, Le président du Kosovo Hashim Thaçi accusé de « crimes de guerre »
(2) Voir Léosthène n° 371/2008, le 16 février 2008, UE : l’ex Yougoslavie comme un protectorat ?
Pays du sud-est de l’Europe, créé après la première guerre mondiale sur les décombres de l’empire ottoman, La Yougoslavie a servi de verrou, selon les circonstances, à l’empire austro hongrois, à l’empire allemand, à l’empire soviétique. « Sa création et sa disparition tiennent aux volontés des grandes puissances à l’issue des deux guerres mondiales plus qu’à celle des peuples concernés » écrivions-nous en novembre dernier. En effet. Après l’éclatement de l’URSS, en 1991, la République fédérale de Yougoslavie perd, aux yeux des occidentaux vainqueurs de la guerre froide, son importance stratégique. Sous les coups de boutoir occidentaux, elle éclate. Reste la Serbie, avec sa province kosovare. Dernier avatar, la majorité albanaise au pouvoir au Kosovo, dirigée par un ancien chef des milices de l’UCK (Hashim Thaçi), se prépare à déclarer unilatéralement l’indépendance de la province, « en coordination », dit-elle, avec les Etats-Unis et l’Union européenne qui contourneraient donc la résolution 1244 de l’ONU. Analyse.
(3) La résolution 1244 de l’ONU (en français) :
(4) Voir Léosthène n° 253, le 4 novembre 2006, Kosovo : l’impasse est totale
Le vote serbe du 29 octobre 2006 a approuvé, à 93 % des votants (participation de 53 %) une nouvelle constitution en remplacement de celle que Slobodan Milosevic avait fait adopter en son temps : elle confirme dans son préambule l’appartenance du Kosovo à la Serbie. La situation plonge la communauté internationale dans un profond embarras. La résolution 1244 de l’ONU réaffirmait en effet « l’attachement de tous les États Membres à la souveraineté et à l’intégrité territoriale de la République fédérale de Yougoslavie et de tous les autres États de la région, au sens de l’Acte final d’Helsinki et de l’annexe 2 à la présente résolution ». Or le futur statut du Kosovo pourrait servir d’exemple à toutes les provinces dissidentes qui réclament leur autonomie : l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud en Géorgie, la Transnistrie en Moldavie, ou encore le Nagano-Karabakh disputé entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan – ou à d’autres régions en Europe encore. Point sur la situation et rappel des faits.
(5) France 24, le 14 avril 2008, Del Ponte dénonce un trafic d’organes au Kosovo
https://www.france24.com/fr/20080414-del-ponte-denonce-trafic-dorganes-kosovo-justice-kosovo
(6) Le Monde diplomatique, mars 2011, Arnault Dérens, Au Kosovo, la sale guerre de l’UCK
https://www.monde-diplomatique.fr/2011/03/DERENS/20228
(7) Voir Léosthène n° 731/2012, le 11 février, Kosovo : un trou noir en Europe
Ban Ki-Moon, le secrétaire général de l’ONU, reconnaissait en présentant le 8 février dernier son rapport sur le Kosovo, que les « principales puissances ont sévèrement divergé sur l’évaluation de la situation et sur la politique à adopter (…). Les représentants américains et européens se sont vivement opposés avec la Chine et la Russie » non seulement autour de la situation elle-même, qui, malgré un léger mieux, reste « un risque pour la paix et la stabilité » en raison des tensions ethniques qui opposent Serbes et Kosovars, mais à propos de « l’enquête sur le trafic d’organes humains impliquant des membres et de hauts responsables de l’Armée de libération du Kosovo (KLA) qui a déclenché en 2008 la rébellion contre le gouvernement serbe ». De son côté, le ministre des Affaires étrangères de la Serbie a « affirmé que la situation au Kosovo était très loin du « tableau optimiste » dressé par certains participants à la réunion ». De fait, malgré les pressions des Européens qui manient la promesse de l’accession à l’UE comme une carotte sous le nez des Serbes, rien n’est résolu, le futur de la région reste incertain.
(8) Conseil de l’Europe, le 12 décembre 2010, Traitement inhumain de personnes et trafic illicite d’organes humains au Kosovo
http://assembly.coe.int/ASP/APFeaturesManager/defaultArtSiteVoir.asp?ID=964
(9) Le Monde diplomatique, août 2019, Jean-Arnault Dérens et Laurent Geslin, Dans les Balkans, les frontières bougent, les logiques ethniques demeurent
https://www.monde-diplomatique.fr/2019/08/DERENS/60133