Bien loin des rêves élyséens, les attentats de Paris n’ont pas permis de rapprocher les différents acteurs impliqués dans la guerre en Syrie. Les positions inconciliables des États, qu’opposent des projets géopolitiques, régionaux, économiques, religieux ou ethniques divergents, demeurent malgré un front mondial officiellement uni contre l’État islamique.
Un tournant de la guerre en Syrie : au moins deux Russes tués
Après une amélioration ces dernières semaines, la situation s’est fortement dégradée hier avec la chute de deux appareils russes et la mort d’au moins un soldat. Mardi matin, la chasse turque a abattu un Soukhoï Su-24. La mort de l’un des pilotes a été confirmée par la Russie après la diffusion d’images d’un corps sur les réseaux sociaux. Les informations sur le second sont incertaines : des rebelles syriens ont affirmé l’avoir fait prisonnier. La Turquie affirmait hier que les deux pilotes étaient en vie. Lors des opérations de secours menées par les troupes russes, un hélicoptère Mil Mi-8 a été abattu par un missile, vraisemblablement tiré par des rebelles syriens. Un pilote est décédé.
Plusieurs incidents se sont produits depuis le début de l’intervention russe en Syrie, les autorités turques ayant dénoncé à plusieurs reprises la violation de son espace aérien. La Turquie, qui occupe une partie de l’Europe et l’île de Chypre, a de son côté violé à de multiples reprises l’espace aérien syrien, comme elle l’a fait en Irak, pour y mener des actions de guerre – comme il a pénétré en toute impunité à de nombreuses reprises l’espace aérien grec.
Les deux parties ont livré des versions opposées de l’incident. La Russie a nié que son appareil a pénétré en territoire turc, réfutant également que les pilotes aient été en contact avec les chasseurs turcs. Elle a au contraire condamné la violation de l’espace aérien syrien par la Turquie en plus de l’attaque de son appareil. Selon les autorités d’Ankara, le Soukhoï a reçu dix avertissements avant l’ouverture du feu ; la Maison-Blanche a affirmé que ses services avaient suivi les échanges entre les pilotes et confirmé ces dix alertes. La Turquie maintient que les missiles ont été tirés alors que l’appareil russe survolait le territoire turc. L’avion s’est écrasé en territoire syrien, dans l’extrême nord de la province de Lattaquié (nord-ouest de la Syrie). Les deux pays ont dénoncé la violation du droit international.
Tension et appels à la « désescalade »
Soutien des groupes terroristes en Syrie, utilisés notamment pour contrer l’influence des groupes kurdes, la Turquie, après avoir abattu l’avion russe, a dénoncé officiellement la violation de son espace aérien et renouvelé ses menaces. Ses alliés de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), notamment Barack Obama, ont apporté leur soutien au gouvernement islamiste. Le président américain, héritier des tueurs de Brest, Dresde, Nagasaki, Bagdad et ailleurs, a évoqué le droit de la Turquie de « défendre son espace aérien ».
Dans le même temps, avec l’OTAN – qui a organisé une réunion en urgence à la demande de la Turquie – et ses représentants, il a appelé à la « désescalade » et à renforcer les attaques contre l’État islamique (ÉI, ed-dawla el-Islāmiyya).
« Comme nous l’avons répété clairement, nous sommes solidaires de la Turquie et soutenons l’intégrité territoriale de notre allié turc au sein de l’OTAN. La diplomatie et la désescalade sont importantes pour résoudre cette situation »,
a annoncé Jens Stoltenberg.
Les autorités européistes ont brillé par leur absence comme à l’accoutumée, le président du conseil appelant à « garder la tête froide » et la ministre des Affaires étrangères de l’UE, parlant de la « nécessité d’éviter un engrenage ».
Vladimir Poutine a dénoncé un « coup de couteau dans le dos de complices des terroristes ». Le ministre des Affaires étrangères Sergeï Lavrov a dénoncé un acte « non amical ». Aucune réaction militaire d’ampleur n’a été notée hier. Aucune opération ne semble envisager en représailles, mais une modification du dispositif russe est annoncée, avec le déploiement d’un navire équipé de missile antiaérien au large de la zone.
La Russie a amorcé une vaste action pour rapatrier ses ressortissants, nombreux dans le pays : les touristes s’y comptent par centaines de milliers, les résidents par dizaines de milliers1.
La Syrie a apporté tout son soutien à la Russie et fermement dénoncé la Turquie avec laquelle pourtant, comme la Russie, elle s’était rapprochée ces dernières années.
« Dans une agression flagrante contre la souveraineté syrienne, la partie turque a abattu ce matin un avion russe ami sur le territoire syrien, à son retour d’une mission de combat contre [l’ÉI] »,
a déclaré une source militaire syrienne.
La fin d’une récente amitié
Les relations entre les la Russie et la Turquie, très mauvaises historiquement jusqu’à la chute de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS), s’étaient nettement améliorées depuis les années 1990, notamment à mesure que la Turquie s’éloignait de l’Union européenne (UE) et d’une adhésion toujours repoussée. De nombreux accords ont été signés ces dernières années entre les deux pays, de portée économique et politique, notamment concernant les visas et des contrats signés dans le domaine énergétique – avec la construction d’une centrale nucléaire à Mersin par un consortium russe.
Depuis 2010, la Russie est le second investisseur étranger en Turquie (Ankara étant le 7e en Russie). La Russie livre notamment d’importants stocks de gaz naturel à son voisin. De nombreux mariages interraciaux sont se produit ces dernières années, les Turcs important des « жёны блондинки ».
Signe de ce profond réchauffement des relations russo-turques, le président turc Abdullah Gul avait été reçu à Moscou en février 2009 ; Recep Tayyip Erdoğan avait rencontré Vladimir Poutine à Sotchi cette même année. Les deux hommes s’étaient retrouvés en Turquie, avec Ahmet Davutoglu, alors ministre des Affaires étrangères de Recep Tayyip Erdoğan. Ils sont devenus respectivement premier ministre et président. Recep Tayyip Erdoğan et Vladimir Poutine s’étaient retrouvés à nouveau en 2012 au Kremlin.
La Syrie constituait un point d’achoppement depuis, les deux pays passants largement sur leurs différends concernant la situation dans le Caucase notamment sur le Karabagh et sur l’occupation de Chypre, mais les échanges se poursuivaient ces derniers mois sans grave crise.
Le coût du soutien au régime de Bachar el-Assad devient très coûteux pour Vladimir Poutine, ce qui ne devrait pas conduire à une amélioration de la situation ni à la recherche d’une voie de sortie pacifique dans la région.
Le soutien de la Turquie aux groupes rebelles de Syrie, notamment ici les rebelles turkmènes2, pourrait également lui coûter très cher selon le degré de riposte que décidera Moscou. Au-delà des querelles sur les lieux du combat aérien, c’est de cela qu’il s’agit : de la profondeur des intérêts considérés comme vitaux par toutes les parties qui s’ingèrent dans les affaires syriennes et leur radicalisation progressive. Le containment de la menace kurde, l’appui aux groupes rebelles turcophones, la sécurisation des voies des trafics entre la Syrie et la Turquie semblent des raisons suffisantes pour la Turquie, abritée par l’OTAN, pour risquer une guerre avec la Russie et menacer un partenariat déterminant. Le principal bénéficiaire de cette situation pourrait être l’ÉI, nettement sur la défensive ces dernières semaines.
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1 La population turque en Russie est estimée à environ 150 000.
2 Les estimations concernant la population des Turcomans en Syrie varient de 150 000 à plus de 3 millions en incluant les différentes communautés culturelles turques.