Clemenceau est un personnage peu sympathique qui au moyen du Traité de Versailles entendait empêcher l’Allemagne de redevenir une puissance, même pacifique, une puissance qui aurait dépassé la France. Ses mémoires sont d’ailleurs exclusivement centrées sur la conduite de la guerre, l’élaboration du Traité de Versailles et son application. Néanmoins, leur lecture est passionnante et pleine d’enseignements. Même au premier degré, les arguments qu’il donne dans son passage qui alerte sur le réarmement de l’Allemagne – et que nous livrons ci-après – ne sont pas idiots et méritent d’être pris en considération.
Dans la mesure où ses mémoires ont été publiées en 1930, que lui-même est décédé en 1929 et qu’il alerte sur un réarmement qui aurait débuté en 1925, cela nous permet de voir qu’il n’y a pas de coupure aussi nette que ça entre la république de Weimar et ce qui s’est passé ensuite avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Hitler n’est d’ailleurs pas cité une seule fois, et Clemenceau n’a absolument pas vu la montée du national-socialisme, même s’il l’avait vue, elle n’aurait probablement constitué pour lui que la nouvelle forme du militarisme prussien et du pangermanisme.
Au second degré, on comprend en filigrane que sans les USA et, dans une moindre mesure, l’Angleterre, la France est totalement incapable de faire appliquer le Traité de Versailles. Néanmoins, ce rôle de superpuissance de l’Amérique et du monde anglo-saxon n’est pas encore explicitement pris en compte.
Enfin, on constate avec effroi un total aveuglement quant à l’émergence de la menace communiste et de sa montée en puissance militaire. La véritable menace contre l’Europe et le monde était là, on pouvait déjà à l’époque la voir puisqu’Hitler l’avait perçue, mais en France, Clemenceau était incapable de s’en rendre compte, tandis que d’autres de ses collègues politiciens voyaient cette montée en puissance de l’URSS, mais ne la considéraient pas comme une menace, au contraire, elle était pour eux une bonne chose pour l’avenir de l’humanité. Le plus fort, c’est que Clemenceau cite la Russie comme une des sources du réarmement de l’Allemagne, en matériel et en entraînement.
Ainsi donc, même en ayant raison sur le réarmement de l’Allemagne, Clemenceau ne donnait pas à la France un coup d’avance, mais l’enfonçait au contraire dans une géopolitique de retard.
Laissons-lui la parole dans le début du chapitre XIX de ses mémoires :
L’Allemagne arme
Le général allemand Gröner a déclaré récemment « qu’il était impossible à l’Allemagne de faire une grande guerre, puisqu’elle était désarmée, conformément aux injonctions du Traité de Versailles ».
Le mot désarmement s’applique surtout au matériel. Nous examinerons donc tout d’abord dans quelles conditions l’Allemagne, en cette matière, s’est conformée aux prescriptions du Traité de Versailles.
D’après l’article 164 du Traité de Versailles, l’armement de l’Allemagne ne devait pas dépasser les chiffres suivants :
- Fusils 84 000
- Carabines 18 000
- Total 102 000
- Mitrailleuses lourdes 792
- » légères 1 134
- Total 1 926
- Canons de tranchées moyens 63
- » légers 189
- Total 262
- Pièce de 77 204
- Obusier de 105 84
- Total 288
Or, en se fondant sur des documents indiscutables, c’est-à-dire sur les crédits afférents aux budgets allemands depuis 1925 jusqu’en 1930, donc pendant les cinq dernières années, et par conséquent sans tenir compte des crédits qui précèdent, on trouve que, depuis 1925, l’Allemagne a fabriqué :
- 300 000 fusils
- 20 000 mitrailleuses
- 19 000 canons de tranchées
- 2 000 canons
Comme munitions, toujours d’après les budgets précités, l’Allemagne a fabriqué pendant ces cinq années – 1925 à 1930 – 2 500 000 coups de canon – alors que le traité limitait le stock à 450 000, – auxquels il faut ajouter les nombreuses munitions qu’elle a fait venir de l’étranger. M. Scheidemann, dans son discours au Reichstag du 15 décembre 1926, a été formel à ce sujet : « De Stettin, nous avons reçu des informations absolument sûres, d’après lesquelles le transport des munitions russes s’est fait sur plusieurs bateaux qui sont arrivés de Leningrad fin septembre et octobre 1926 ». Il y a là un témoignage allemand que l’on ne saurait contester.
Il reste à examiner la question des avions, des tanks et des canons lourds, formellement interdit par le Traité de Versailles.
Pour l’aviation, on sait comment l’Allemagne a tourné la difficulté. Elle a développé sur des bases énormes son aviation commerciale, tous ses avions devant être outillés de façon à pouvoir, du jour au lendemain, transporter un nombre énorme de bombes. Elle se flatte, d’ailleurs, de pouvoir mettre en ligne, dès le lendemain d’une mobilisation, plus de 1 000 avions parfaitement outillés, et d’être en état de fabriquer ensuite plus de 3 000 avions par mois. L’entraînement de ses pilotes militaires continue de s’effectuer en Russie.
Quant aux tanks et aux canons lourds, aucun contrôle officiel allié n’existant plus en Allemagne, rien n’empêche actuellement cette puissance d’en fabriquer autant qu’il lui plaira, et de les dissimuler dans des dépôts clandestins. En tout cas, rien ne l’empêche non plus de passer, avec certains États voisins, comme la Russie, la Suède, etc., des conventions lui assurant, dès le début d’une guerre, un matériel important. Plus tard, grâce à sa puissance industrielle, l’Allemagne saura se procurer le matériel complémentaire par ses propres moyens.
M. Scheidemann, dans son discours du 16 décembre 1926, déjà cité, a fait à ce point de vue des révélations probantes :
« D’après un mémoire qui nous est parvenu, il a existé au ministère de la Reichswehr, sous la dénomination S.G., une section spéciale. À Moscou, cette section a collaboré aux accords de Junkers. Depuis 1923, elle a payé des sommes qui se montent à environ 70 millions de marks or annuellement. Il y a, dans une grande banque de Berlin, un compte sur lequel un fonctionnaire au ministère de la Reichswehr, M. Spangenberg, exécute les paiements nécessaires. En quinze jours, à peu près, M. Spangenberg a payé des sommes se montant à environ 2 millions et demi de marks.
D’après d’autres renseignements, il est en liaison étroite avec l’organisation appelée Comptoir économique ou Gefu. Le directeur de cette organisation est un certain Otto zur Leren qui réside constamment à l’étranger, notamment en Russie. Par Spangenberg, quelques, quelques millions de marks ont été versés à la caisse de la Gefu, ce qui prouve que des rapports immédiats existent entre le ministère de la Reichswehr et la Gefu. La tâche de la Gefu consiste à instituer une industrie d’armement à l’étranger, particulièrement en Russie. La signature des accords a été faite sous de faux noms. Les officiers qui ont été envoyés en Russie et qui en sont venus, ont voyagé avec des passeports falsifiés. La Gefu avait également pour tâche d’établir en Russie des fabriques d’obus à gaz ; une fabrique de produits chimiques de Hambourg, bien connue, participe à l’opération ».
Au cours de cette même séance du 16 décembre 1926, M. Scheidemann présenta des documents découvrant les rapports de la Reichswehr avec la grande industrie et les collectes faites chez les industriels pour l’instruction et l’équipement des contingents non prévus au budget.
En ce qui concerne les gaz, les incidents relatés par les journaux au cours de ces dernières années (notamment ceux de Hambourg) et surtout la dernière phrase du discours de M. Scheidemann, citée plus haut montrent nettement que les usines allemandes sont prêtes à fabriquer, et même fabriquent déjà, tout ce que ne pourront pas fournir immédiatement les usines russes, et peut-être d’autres encore.
On peut objecter que les Allemands ont évidemment dépassé – et de beaucoup – les chiffres du matériel prévu par le Traité de Versailles, mais que ce n’est pas ce matériel qui leur permettrait, en tout cas, d’armer les millions d’hommes que nécessite la guerre au vingtième siècle. Le général allemand bien connu, von Seeckt, répond lui-même à cet argument dans son livre : Gedanken eines Soldaten (Pensées d’un soldat). « Les armées de l’avenir, déclare-t-il, n’auront pas intérêt à accumuler les stocks d’un matériel qui se démode très rapidement. Il suffira de construire quelques prototypes et d’en préparer la fabrication en série, en organisant le passage des usines du régime de paix au régime de guerre. Mais cela nécessite naturellement des subventions de l’État ».
Voilà l’explication des sommes énormes prévues aux budgets de la Reichswehr, pour l’acquisition d’un matériel qui paraît insignifiant. On saisit, dès lors, les raisons qui, récemment, ont incité le comte Bernstorff (Commission de désarmement de Genève) à proposer la limitation des stocks de matériel, mais de n’accepter à aucun prix, la limitation des budgets militaires.
Dans le matériel nécessaire à la guerre doivent être également compris les chemins de fer et les automobiles. Or, sans parler du reste de l’Allemagne, que voit-on en Rhénanie même, c’est-à-dire dans une région occupée par nos troupes ou par des troupes alliées ? À Trèves et à Kaiserslautern, c’est-à-dire sous les yeux de nos généraux, les Allemands ont construit d’immenses gares de bifurcation et de triage qui, en cas de guerre, pourraient former et lancer cent vingt trains militaires par jour. Avant la guerre, elles étaient à peine en état d’en lancer vingt par jour. En plein Eifel, un autodrome de quarante kilomètres de développement vient d’être construit, ainsi qu’un réseau de magnifiques routes pour y conduire. Cinq autostrades sont en construction pour relier la rive droite du Rhin au Luxembourg et aux régions d’Aix-la-Chapelle et de Sarrebrück, avec ponts sur le Rhin à Duisbourg, Cologne, Coblentz, Mayence et Mannheim.
Enfin, dans toutes les régions rhénanes et westphaliennes, le service de la poste automobile a été développé dans des proportions inexplicables, pour ne pas dire inquiétantes. Partout circulent, nuit et jour, d’immenses cars pouvant contenir plus de quarante personnes – et qui sont généralement vides. Les Allemands voient grand mais font parfois trop de bruit.
Cependant, l’article 43 du Traité de Versailles est formel : « Dans la zone démilitarisée, est interdite le maintien de toutes les facilités matérielles de mobilisation ». Méditez sur la règle et sur son application.
À l’appui de cet exposé, et pour bien montrer qu’il n’a rien d’exagéré, je citerai simplement l’avis de l’homme particulièrement qualifié dans l’espèce, le général Guillaumat, commandant de l’armée du Rhin. Voici les conclusions du Mémoire secret qu’il a adressé, en 1927, au gouvernement français :
« Tous les renseignements recueillis depuis quelque temps par mon État-Major concordent pour établir que le gouvernement allemand (celui de M. Stressemann) poursuit depuis un an environ l’exécution d’un plan qui vise à constituer, en territoires occupés et dans les différents domaines de l’activité militaire, une force capable, le cas échéant, d’intervenir rapidement contre nous. Cet effort de réorganisation de sa force militaire, le gouvernement du Reich le poursuit depuis longtemps en Allemagne non occupée. Mais pendant longtemps la Rhénanie était restée en dehors de ce mouvement. Il n’en est plus de même à l’heure actuelle. De nombreuses organisations ont surgi en territoire occupé, dont le but est d’assurer le recrutement et l’instruction de la jeunesse en vue de la rendre capable d’être utilisée immédiatement pour des buts militaires… ».
Le général énumère alors les formations d’infanterie, les sociétés de tie, les sociétés de cavalerie, les bases d’aviation, les ports aériens. Il fait apparaître le développement du réseau routier et ferroviaire, de la T.S.F., des organisations médicales de la Croix Rouge, etc.
Il conclut enfin :
« Les concessions faites au gouvernement allemand et qui se sont traduites, en territoires occupés, par un régime plus libéral à l’égard des populations, n’ont pas eu d’autres résultats, en desserrant l’étreinte, que de permettre à l’Allemagne de pousser, en territoire occupé, ses préparatifs d’ordre militaire. La présence, dans les territoires occupés, de l’armée alliée d’occupation, a du moins pour effet d’entraver le développement d’un programme dont rien ne pourra plus paralyser l’exécution, après l’évacuation des territoires rhénans par les forces alliées ».
Pour être en état de faire la guerre, il ne suffit pas d’avoir du matériel. Encore faut-il assurer un grand nombre d’autres conditions.
10 Autant que possible, avoir pour soi le nombre. De ce côté-là, aucune inquiétude pour l’Allemagne : sa population n’augmente peut-être pas aussi rapidement qu’avant 1914, mais en tout cas, elle se maintient dans des proportions très supérieures à celles de la France.
20 Bien entendu, le nombre ne serait rien sans la qualité, c’est-à-dire l‘instruction. Là encore les hommes instruits ne manquent pas : il y a tout d’abord les anciens soldats de la grande guerre, dont la plupart sont en état de reprendre les armes ; après eux toute la jeunesse formée par les innombrables sociétés dites « sportives », mais en réalité de préparation militaire, et que tous les ministres allemands, depuis 1918, n’ont cessé d’encourager. On a vainement attendu que le Reich, en supprimant les sociétés Casques d’acier, Consul et autres, démontrât publiquement son esprit pacifiste.
Surtout que l’on ne vienne pas objecter que les sociétés précitées ne s’occupent pas de préparation militaire, car je ferais appel au témoignage même des Allemands. Voici en effet ce que déclarait M. Scheidemann au Reichstag le 16 décembre 1926. « En Hess-Nassau, les organisations de tir avec des armes de petit calibre sont particulièrement développées. Depuis 1926, les hommes ne sont plus incorporés à la Reichswehr et on les envoie dans les Associations où ils sont chargés de l’instruction ».
L’Allemagne, le jour où elle le voudra, ne manquera donc pas d’hommes ayant reçu une instruction militaire.
30 Mais les hommes ne suffisent pas, il faut les encadrer.
La Reichswehr est là pour les fournir. D’après le budget même du Reich de 1929, le nombre des officiers de la Reichswehr est de 3 798, celui des sous-officiers de 20 880, celui des hommes de troupe de 74 020, ce qui donne un officier ou sous-officier pour trois hommes : les deux premières catégories fourniraient les officiers, la troisième les sous-officiers.
En dehors de la Reichswehr, il ne faut pas oublier la Schutzpolizei (140 000 hommes) casernée et entraînée militairement, qui, elle aussi, peut fournir d’excellents cadres subalternes. Comme d’autre part la Reichswehr se renouvelle à peu près tous les douze ans, on voit qu’au moment d’une mobilisation, ce ne seraient pas les cadres qui manqueraient à l’Allemagne. En tout cas, au début d’une guerre, l’Allemagne pourrait opposer immédiatement 480 000 hommes à nos 240 000 hommes de couverture [troupes devant donner le temps au pays de mobiliser].
40 En dehors de ces cadres pour la troupe, encore a-t-on besoin d’officiers d’état-major, et d’officiers généraux pour le haut commandement.
Ceux de l’ancienne armée impériale sont là avec l’expérience de la guerre mondiale. Tous sont prêts à marcher de nouveau avec ce puissant levier moral que représente l’espoir de la revanche. À tous ont été allouées des soldes de retraite très élevées, à la condition de pouvoir convoquer leurs bénéficiaires fréquemment, pour des exercices sur la carte et tous autres, dont on ne se prive pas. Le haut commandement allemand n’a pas oublié les leçons de Moltke, von der Goltz, Kemmerer, Falkenhausen, von Freytag, von Schlieffen. Il continue à s’adonner plus que jamais aux études de la guerre de masses, c’est-à-dire de la stratégie, études qu’il avait longtemps pratiquées avant 1914, et qui devaient lui assurer la victoire, si l’exécution avait répondu à la conception.
50 Quant au nerf de la guerre, l‘argent, plus nécessaire que jamais dans la guerre du vingtième siècle, il exige des développements de moyens toujours croissants, et l’Allemagne sait très bien que le parti allemand des États-Unis, est aujourd’hui assez puissant pour lui fournir les emprunts nécessaires à son agression.
60 Reste la question des forces morales, plus importante que jamais à une époque où les peuples aspirent si ardemment et si justement à la paix. Sans doute, naturellement, en Allemagne comme partout, les ouvriers, les paysans, les petits bourgeois sont vraiment pacifistes et n’entrevoient de nouvelles tueries qu’avec effroi. Mais, par contre, il ne faut pas se dissimuler que tous les fils des classes dirigeantes [FG : ah bon, et Hitler ?], tous ces jeunes gens qui fréquentent les gymnases [lycées] et les facultés d’Allemagne, trouvent là des professeurs nationalistes ou populistes qui ne cessent de leur rappeler le « Deutschland über alles ». C’est là le gros danger pour la paix, danger que reconnaissent parfaitement les pacifistes sincères. Plus tard, dans quelques années, ce seront ces jeunes gens qui dirigeront les destinées de l’Allemagne. N’est-on pas en droit de craindre que la masse allemande, ouvriers, paysans, petits bourgeois, fidèle aux impulsions de son esprit grégaire, ne se laisse entraîner, comme en 1914, aux élans d’une guerre « fraîche et joyeuse » ?
En résumé, nous sommes bien obligés de constater que, non seulement l’Allemagne ne désarme pas, mais qu’elle arme au contraire.
Transcription : Francis Goumain
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, Hitler ne sortait pas de nulle part et il ne partait pas de zéro non plus.
Mais l’ennemie de l’Allemagne, ce n’était pas la France, c’était le judéo-communisme de Moscou, c’était aussi celui de la France.
Oui, le réarmement de l’Allemagne a commencé dès les années 1920, et n’est nullement dû à la seule initiative de Hitler, comme beaucoup de gens semblent le penser. cela a été très bien étudié par Jacques Benoist-Méchin, dans sa magistrale « Histoire de l’armée allemande », en particulier le deuxième tome, « De la Reichswehr à l’armée nationale (1919-1936) ». Le réarmement a été une préoccupation de l’état-major allemand dès l’entrée en vigueur de diktat de Versailles.
A. Rouhet