La question fort complexe de l’Ukraine revient au premier plan de l’actualité. Nous devons, certes, débroussailler la situation présente qui s’inscrit dans un contexte d’agression de l’Occident anglo-saxon contre la Russie. Mais si l’on veut en saisir la pleine dimension, il est indispensable de replacer la crise actuelle dans la longue durée. Un exposé, que nous espérons clair, d’une histoire millénaire tourmentée, est essentiel pour saisir l’ampleur du sujet.
Sujet en trois partie :
Première partie : de l’Antiquité à 1917
Ce pays n’a jamais aussi bien porté son nom qui signifie « zone frontière» – et dont nous retrouvons le sens dans les Krajina, ces anciennes zones frontières entre l’Empire ottoman et l’empire des Habsbourg, peuplées de Serbes depuis le XVIIIe siècle, jouant le rôle de soldats-paysans pour la défense de la chrétienté au service des Habsbourg et dont les descendants ont été chassés dans des conditions terribles, mais médiatiquement occultées, en août 1995, à la suite de « l’opération tempête» (opération oluja) par les Croates, cornaqués par les Américains, ce type d’action étant redouté par les Russes en Ukraine comme méthode de provocation.
Oui, zone frontière et charnière entre les parties orientale et occidentale de l’Europe, nées de cette césure, jamais supprimée, de la division de l’empire romain en 396 entre empire romain occidental (et latin) et empire romain d’Orient, devenu l’empire byzantin et dont la Russie se veut l’héritière, le territoire de l’actuel Etat ukrainien a toujours été partagé entre différents Etats depuis la fin de la Russie de Kiev, à la suite de l’invasion mongole au XIIIe siècle. L’actuel Etat ukrainien, dont la frontière orientale a été artificiellement créée par le régime bolchevik en 1920 (mais le cas est général pour tous les Etats membres de l’URSS) et à l’Ouest à la suite du Pacte Ribbentrop Molotov de1939, est constitué de trois parties : la Ruthénie, ou Galicie, qui n’a jamais été russe jusqu’en 1945, la Petite Russie, autour de Kiev, et la Nouvelle Russie, terre de colonisation russe bordée par la mer Noire. En faisait partie, à la suite d’une donation par Khrouchtchev en 1955, la Crimée, récupérée par la Russie en 2014.
De la Rus de Kiev à la Horde d’Or
Dans l’Antiquité, ces terres situées de part et d’autre du Dniepr, dénommé Borystène par les Grecs constituaient le territoire des Avars, des Scythes, ces peuples des steppes qui faisaient régulièrement des incursions dans le monde gréco-romain. Les aventuriers scandinaves, qui, en Occident, sont connus en tant que Vikings, atteignirent sous la dénomination de Varègues la mer Noire en naviguant sur la Dvina puis sur le Dniepr et fédérèrent les tribus slaves locales pour constituer différentes Rus (Novgorod, Vladimir Souzdal, Moscou) dont la Rus de Kiev, noyau principal de la Russie qui, à la suite de sa destruction par les Mongols – la Horde d’Or – vers 1240, s’est reconstituée autour de la Rus de Moscou dont les princes, devenus tsars au XVe siècle se réclamaient d’un ancêtre varègue, Riourik, fondateur de la dynastie des princes de Kiev, dont l’une de ses membres devint reine de France en tant qu’épouse du roi Henri Ier, à savoir Anne de Kiev. Cette première dynastie moscovite, celle des Riourikides, dura jusqu’à la mort de Fédor Ier en 1598, ouvrant le « Temps des troubles » (smoutnoie vriemia) qui s’achèvera par l’accession au trône des Romanov en 1613.
Ce que nous appelons aujourd’hui Ukraine est en réalité un élément indissociable de la Russie, ce qui a fait dire à Vladimir Poutine qu’Ukrainiens et Russes sont un même peuple.
Cependant, les territoires de l’actuelle Ukraine sont restés longtemps placés sous des souverainetés autres que moscovites. L’invasion mongole, en détruisant la principauté de Kiev, chrétienne depuis le baptême de saint Vladimir en 988, a aussi éclaté les terres de cette vaste région allant (en gros) de la Warta au Don entre diverses souverainetés : d’abord mongole qui assura un protectorat sur les différentes structures féodales locales, puis polonaise, ou plus exactement, celle du royaume polono-lithuanien au nord-est, et ottomane au sud, sans oublier ce reliquat de la Horde d’Or – dont l’autorité s’est effritée sous les coups de la Moscovie, notamment après la bataille de Koulikovo Polie (1380) et le « face à face » de l’Ougra en 1480 – qui subsista sous l’appellation de Khanat de Crimée, lequel envahit régulièrement la Moscovie au XVIe siècle, mettant Moscou à sac en 1571, lui demanda un tribut jusqu’en 1680 et fut seulement vaincu par Catherine II en 1774.
La période polono lituanienne
Cela précisé, à la fin du XIIIe siècle, le duc de Lituanie Vytenis, profita de l’affaiblissement de la Horde d’Or pour élargir son domaine. Puis le duc Algirdas (1345-1377), aidé de son frère Kestutis, étendit son autorité jusqu’au Dniepr, battant notamment trois Hordes de Mongols à la bataille des Eaux Bleues en 1362 sur le Dniepr près de la ville de Torgovitsa, repoussant les Mongols vers la Crimée. Son autorité s’étendait sur les régions de Lutsk, Bratslav, Kiev, Tchemigov et Briansk. Puis Vytautas le Grand (1392-1430) atteignit la mer Noire, la frontière s’établissant sur une ligne allant de l’embouchure du Dniestr à Belgorod en passant par Poltava. L’Etat lituanien s’étendait sur une partie de ce qui constitue aujourd’hui la Biélorussie et la partie occidentale de l’Ukraine.
Plus à l’Ouest, nous trouvons la principauté de Galicie, centrée autour de la ville de Galitch (ou Halytch) – et allant de Yaroslav au nord à Bekota au sud – dans l’actuel oblast d’Ivano-Frankovsk (Stanislau jusqu’en 1918) créé par l’invasion soviétique en 1939 et issue de la principauté de Kiev Constituée à partir de principautés indépendantes organisées autour de Przemysl, Terebovlia, Zvenigorod par des membres des Riourikides, elle fut indépendante de 1141 à 1199 avant d’être réunie à la principauté de Volhynie (aussi appelée Lodomérie) -comprenant les cités de Kremenets, Brest Litovsk à l’est de l’actuelle Lvov/Lembeig – sous le règne de Roman Mstitslavitch dit le Grand et appartenant à la famille des Riourikides et qui régna un temps sur Kiev.
Mais toujours plus à l’ouest, ces principautés devaient faire face au développement d’un autre Etat, la Pologne, qui avait enlevé à Algirad la Podolie.
Après l’invasion mongole et leur vassalisation à la Horde d’or, les princes galiciens se tournèrent vers l’Ouest européen, en sollicitant l’aide de l’Eglise catholique. C’est ainsi que Daniel Ier, sacré roi de Galicie-Volhynie par le pape Innocent IV en 1253 et son fils Léon Ier parvinrent, moyennant une alliance avec la Pologne, à alléger la tutelle mongole et à redresser leur économie. Signe de ce redressement, de nouvelles villes furent fondées, à commencer par Lvov où vinrent s’installer des artisans et des commerçants allemands, arméniens, grecs et juifs. Après la mort d’André II, le dernier roi de la dynastie galicienne, le pays passa sous suzeraineté polonaise, notamment à partir du règne de Casimir le Grand lequel installa des nobles polonais dans les fiefs galiciens et amorça la polonisation de la Galicie alors que les nobles autochtones, Ruthènes, se ralliaient au catholicisme. A l’exception d’un intermède hongrois, la Galicie fit partie du royaume polono-lithuanien jusqu’au partage de la Pologne de 1772, année où elle passa sous la souveraineté des Habsbourg jusqu’à 1918.
De nombreuses villes, à commencer par Lvov/Lemberg en 1356 (vinrent plus tard Vilnius, Kaunas en 1408, Jytomyr en 1444, Kiev en 1494) obtinrent l’usage du Droit de Magdebourg, aussi appelé « jus teutonicus », droit à la fois civil et commercial, assurant la sécurité des actes commerciaux et des personnes dans le cadre de l’autonomie administrative des villes, mais dont les juifs étaient exclus (sauf dans la ville lituanienne de Trakai).
A partir du XVIe siècle, beaucoup de paysans ukrainiens s’enfuient vers le Sud, au-delà des cataractes du Dniepr, et se constituent en communautés indépendantes, les Cosaques Zaporogues (d’une expression mongole ou tatar qui signifie : « hommes libres d’au-delà des rapides »).
La césure de Pereïaslav
En 1654, las d’être harcelés par les Polonais, alors que le royaume polono-lituanien (aussi appelé « République des deux nations ») était entré en déclin, ils se placent, par le traité de Pereïaslav, sous la protection du tsar de Moscou à la suite du soulèvement des cosaques conduit par Bogdan Khmelnitski en 1648-1667.
La Pologne n’acceptant pas ce changement d’allégeance, il s’en est suivi une guerre qui se termina par le traité de paix d’Androussovo du 31 janvier 1667. La Russie des Romanov, en pleine ascension, récupéra la rive orientale du Dniepr. Vingt ans plus tard, Kiev et Smolensk passèrent à leur tour à la Russie.
Seule la Galicie demeura polonaise. Quoique liée aux Cosaques par la langue et la religion, la majorité ruthène (ukrainienne) de la population de la Galicie resta loyale aux rois de Pologne, en dépit de deux campagnes menées par Khmelnitski, allié d’abord aux Tatars de Crimée qui dominaient le pourtour de la mer Noire, puis aux Moscovites. Lvov, la plus grande ville de la Galicie, résista à deux sièges russes de 1648 et 1654.
Ainsi, à partir de 1654, la majeure partie de l’Ukraine passa sous souveraineté russe, la Galicie restant polonaise. Concomitamment, l’orthodoxie se renforça dans la partie sous domination moscovite, la conséquence majeure étant la séparation de l’Église orthodoxe ukrainienne du Patriarche de Constantinople et sa subordination au Patriarche de Moscou, alors que la partie polonaise restait majoritairement sous l’autorité de Rome, à la suite du Concordat de Brest-Litovsk de 1596, constituant ce que nous désignons sous l’appellation d’Eglise Uniate.
A la colonisation polonaise et la polonisation des classes dirigeantes, succéda un processus de russification marqué par le décret du ministre de l’Intérieur russe Piotr Valouïev de juillet 1863 et l’Oukaze d’Ems de 1878 qui interdit l’impression de livres dans la langue ukrainienne – notamment d’Ivan Kotliarevsky (Poème Eneïda de 1798) et Taras Chevtchenko – qui, d’un ensemble de dialectes, prenait statut de langue écrite avec la rédaction d’une grammaire ukrainienne.
Toutefois, ces régions concernées, celle de Zaporoguie, ne constituent qu’une partie de l’actuel Etat ukrainien. Les territoires au sud de cette région dépendaient du khanat de Crimée et d’autres régions, notamment autour de l’actuelle Kharkov, fondée en 1654, étaient des terres quasiment vides d’hommes. Il s’agit de ce que l’on appelle la Nouvelle Russie, ou Novorossia, formée en partie à partir du Khanat de Crimée annexé à la suite de la guerre russo-turque en 1774 par le traité de Küçük Kafriardji qui mit fin à la suzeraineté ottomane sur ces régions, la Russie devenant protectrice des chrétiens sous domination ottomane. Elle s’étend de la mer d’Azov à l’embouchure du Dniestr (dominée par la forteresse d’Ackerman, aujourd’hui Belgorod Dniester ou Cetatea Alba en roumain), le long de la mer Noire, auquel s’ajoutera le Boudjak (ou Bessarabie russe) au XIXe siècle. Il s’agissait principalement de grandes steppes peuplées par des tribus nomades de Turco-mongols, les Nogaïs, avec, sur la côte, de petits ports de pêche et des villages habités par des descendants de Grecs pontiques, ou Pontios, le groupe majoritaire étant celui des Tatars de Crimée. Sur un territoire grand comme les quatre cinquièmes de la France actuelle, la population ne comptait que 300 000 habitants vers 1764. Les Romanov en organisèrent la colonisation.
C’est l’œuvre de Catherine II poursuivant l’expansion de la Russie qui s’est inscrite dans le grand mouvement d’avancée de la civilisation européenne vers l’Orient qui prenait en quelque sorte le contrepied de l’invasion mongole et des peuples orientaux vers la partie ouest de l’Eurasie. Les peuples d’Europe sont tributaires de cette grande geste russe qui a permis d’étendre la civilisation européenne jusqu’au Kamtchatka, extension qui est aujourd’hui menacée par le développement de la Chine et le réveil des peuples de civilisation musulmane.
Par ce processus, la Russie moscovite justifia son appellation d’empire de toutes les Russies car elle réunissait sous un même sceptre toutes les « Rus » et en relevait la grandeur. Historiquement, Moscou a pris la relève de la Rus de Kiev, détruite par les Mongols. Nous comprenons l’assertion de Brezinski, dans son livre « Le Grand Echiquier » expliquant que si la Russie perd l’Ukraine, elle est une puissance diminuée. Le problème de la Russie – mais il est général – est qu’elle n’est plus une monarchie dirigée par un empereur de droit divin permettant de créer une relation décentralisée avec les provinces et des relations personnelles avec les sujets, comme cela a ultimement existé avec l’empire des Habsbourg et lui a permis de conserver sa cohésion jusqu’en 1918, jusqu’à ce que l’empereur Charles Ier relève ses soldats de leur serment de fidélité.
Cependant, nous avons vu que les territoires de l’actuelle Ukraine avaient vécu une histoire différente et qu’il existait un tropisme occidental pour la partie ouest du pays depuis le moyen-âge et un tropisme oriental centré à partir de l’attracteur étatique moscovite, Kiev se trouvant en quelque sorte au milieu de cet ensemble.
À suivre…
Source : MILITANT n°746, mars 2022, L’Ukraine à la charnière de l’Europe
Pour retrouver la deuxième partie de ce sujet : L’Ukraine, République socialiste soviétique – Partie II
bien vu !