I – En suivant la piste des Adages d’Erasmus
Méfions-nous, avec le relativisme ambiant en Occident – qui s’est mué en « Cancel Culture » – il va être de bon ton d’attribuer à d’autres cultures des proverbes qu’on trouve chez nous depuis des lustres.
Exemple, « Le poisson pourrit par la tête », qui est maintenant censé être un proverbe chinois (pour Léon Degrelle, il était même un proverbe russe !). Ça ne coûte rien de le dire, personne ne parle chinois, personne ne connaît leur jeu d’idéogrammes, mais ça fait bien de suggérer qu’on en aurait des notions et cela a l’avantage de montrer qu’on croit bien volontiers que la culture occidentale n’est qu’un pillage des autres cultures.
En réalité, l’expression provient de la traduction approximative de l’adage « Piscis primum a capite foetet » recensé et commenté par Érasme. Il s’agit de l’adage N° 3197 dans le catalogue en ligne publié par l’université de Leiden. quand on va sur le site [https://www.let.leidenuniv.nl/Dutch/Latijn/ErasmusAdagia.html], on trouve effectivement à la ligne 3197, le proverbe en question, c’est facile de le vérifier. La traduction littérale serait plutôt « le poisson commence par puer de la tête ».
Les Adages sont les notes de lecture d’Érasme, tirées de l’ensemble de la littérature antique à laquelle il pouvait avoir accès — c’est-à-dire la quasi-totalité. Ces Adages, publiés en 1500 à Paris, connurent un tel succès que les imprimeurs se bousculèrent pour les rééditer, si bien qu’il en parut 16 éditions du vivant d’Érasme (1466-1536). Elles furent revues et augmentées par lui à dix reprises. On passa ainsi de 820 adages (1500) à 4 151 (1536). L’ouvrage resta un best seller tout au long du XVIe siècle, jusqu’à sa mise à l’Index par le concile de Trente (1559). En somme, les Adages constituent une voie royale d’accès à la littérature gréco-latine. Érasme fut sans doute le meilleur connaisseur et vulgarisateur de cette littérature que l’Europe ait connu.
« Piscis primum a capite foetet » se retrouve en lettres de fer sur la grille de l’escalier qui monte à l’étage de la halle au poisson du marché du Rialto à Venise, la Pescheria.
Il est vrai que ce portail lui-même n’est pas très vieux, il date probablement de la dernière reconstruction de la Pescheria en 1907, mais le fait que l’adage soit énoncé en latin et non en italien moderne indique clairement une volonté de mettre l’accent sur son ancienneté remontant à l’antiquité.
II – En vérifiant le CHE KING [SHI JING]
On voit bien qu’il n’y a nul besoin des Chinois pour élucider l’origine de l’adage latin, mais du moins, tout comme c’est la même Lune qui se reflète dans les différents puits, une idée peut apparaître dans différentes cultures, après tout, en Chine aussi les poissons pourrissent de la tête, non?
Voyons si nous trouvons quelque chose dans le Che King (ou Shi Jing).
Le Shi Jing Canon des poèmes) est le Livre saint de la poésie. Il fait partie de la liste des cinq Jing (Livres canoniques) les plus vénérés, c’est-à-dire des ouvrages mis plus ou moins directement sous le patronage de Confucius. La tradition attribuait au sage lui-même le choix des trois cent cinq poèmes qui composent cette anthologie. Mais il se pourrait que le Shi jing ait existé déjà tel quel avant Confucius.
Rappelons que Confucius est né en 551 av. J.-C. et mort en 479 av. J.-C., ce qui le situe aux environs du siècle d’or de Périclès à Athènes, nous sommes donc bien dans le champ de l’époque explorée par Erasmus.
Nous avons de la chance, le Che King a été traduit par Séraphin COUVREUR (1835-1919), Couvreur est un prêtre jésuite français, missionnaire en Chine de 1870 à 1919. Le PdF de sa traduction est disponible sur le net à cette adresse : https://seaa27112b412afb2.jimcontent.com/download/version/1385656806/module/5834061162/name/cheu_king.pdf
Si on recherche le mot poisson, on remonte 39 occurrences, mais aucun poisson pourrit.
Pour faire bonne mesure, on peut aussi vérifier dans le maître ouvrage de Marcel Granet, La Pensée Chinoise, le PdF est disponible ici : La pensée chinoise (psychaanalyse.com)
Marcel Granet est né le 29 février 1884 à Luc-en-Diois et mort le 25 novembre 1940 à Sceaux, c’est un sinologue français spécialiste de la Chine ancienne. Dans son livre, on remonte 21 poissons, mais là encore, aucun de pourri, que ce soit par la tête ou par la queue.
Par contre, petite découverte intéressante, dans les deux livres on trouve quelque chose approchant de notre «heureux comme un poisson dans l’eau», voici la copie de la page 290 du PdF de Couvreur :
II. Siao ia, VII. Sang hou
221. CHANT VII. IU TSAO.
Dans un banquet à la cour impériale, les princes feudataires font l’éloge de l’empereur. Il est heureux et tranquille dans sa capitale, disent-ils, comme le poisson au milieu des plantes aquatiques.
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Où demeure le poisson ? Dans les herbes aquatiques, et sa tête y devient grosse. Où réside l’empereur ? A Hao ; aimable et joyeux, il y boit du vin.
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Où demeure le poisson ? Dans les herbes aquatiques, et sa p.300 queue y devient longue. Où réside l’empereur ? A Hao ; heureux et aimable, il y boit du vin.
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Où demeure le poisson ? Dans les herbes aquatiques ; il y est protégé par les joncs. Où réside l’empereur ? A Hao ; c’est un séjour tranquille.
En français, vers le XIIIe siècle, on disait « être sain comme un poisson en l’eau ». Trop tard pour Marco Polo, qui a commencé son voyage en Chine en 1271 et dont le périple a duré 24 ans, l’expression française ne peut pas lui être imputée.
Mais le poème cité a au moins le mérite pour notre sujet de montrer toute la déférence des Chinois pour leurs empereurs « fils du ciel », garants de l’harmonie du monde, on a du mal à croire dans ces conditions qu’ils aient pu inventer et laisser circuler un proverbe suggérant que ces empereurs pouvaient pourrir par la tête, ce genre d’esprit critique est par contre bien dans la veine de la pensée et des mœurs occidentales depuis les Grecs.
III – Pas de genre, que du sexe !
La réelle pensée chinoise dont nos LGBT woke devraient prendre connaissance.
Puisque nous avons le PdF du Marcel Granet sous la main, nous ne résistons pas au plaisir de signaler à l’attention des LGBT Woke en page 122, le passage sur le Yin et le Yang, ça pourrait les intéresser. Malheureusement pour eux, voici ce qu’on trouve :
Dans leur langue, cependant (et le contraste mérite d’être souligné), l’idée de genre (au sens grammatical du mot) ne paraît jouer aucun rôle. Le chinois ignore la catégorie grammaticale de genre, tandis que la pensée chinoise est entièrement dominée par la catégorie de sexe. Aucun mot ne peut être qualifié de masculin ou de féminin. En revanche, toutes les choses, toutes les notions sont réparties entre le Yin et le Yang.
Et non seulement le Yin et le Yang sont les principes moteurs du monde extérieur, mais en plus, ils viennent contaminer nos représentations internes (et non l’inverse).
Les termes yin et yang, même quand c’est une pensée savante et technique qui les emploie, ne servent pas simplement à désigner des entités antagonistes. Ils servent aussi de rubriques à deux classes opposées de symboles. Si l’on tend à les considérer comme des principes efficients, on tend aussi, simultanément et dans la même mesure, à voir en eux des rubriques efficaces. Ils forment à la fois un couple d’activités alternantes et un groupement biparti de formes alternées. Ils président au classement de toutes choses.
IV – Sun Tzu: un autre cas de citation frauduleuse (seulement en français)
En France, tous les étudiants des écoles commerciales, et plus tard dans les séminaires d’entreprise, doivent psalmodier en se frappant la poitrine ce que le grand Sun Tzu est censé avoir dit: « Celui qui n’a pas d’objectifs ne risque pas de les atteindre ».
La citation est proprement hilarante, elle revient à dire qu’au VIe siècle avant JC, au temps de ce général chinois connu pour son Art de la guerre, les gens s’étaient déjà familiarisés avec la gestion par objectifs, les pauvres !
À l’étranger, on ne semble pas s’être égaré dans une telle énormité, si on rentre dans les moteurs de recherche la traduction de la citation en français, par exemple en anglais, en allemands, en espagnol ou en italien, on ne remonte rien, rien en tout cas qui soit apparenté à Sun Tzu.
Même en français, il est impossible de trouver la référence exacte de cette citation.
Si on vérifie dans le très sérieux Dictionnaire de stratégie paru aux PUF, 600 pages au format biblique, on ne trouve pas trace de cette citation, ni à l’entrée concernant Sun Tzu, ni à celle concernant les théoriciens chinois de la guerre, ni à celle sur la culture chinoise de la guerre, rien dans l’entrée sur les principes de la guerre en général, rien dans l’article concernant la stratégie et même rien à l’article sur Sun Bi, le petit-fils de Sun Tzu, or, le dictionnaire ne serait pas passé à côté d’une telle formule canonique.
Mais le plus simple, c’est encore de vérifier dans la traduction de Sun Tzu par le Père Amiot (1718 – 1793). Joseph-Marie Amiot est un prêtre jésuite, astronome et historien français, missionnaire en Chine. Il fut l’un des derniers survivants de la Mission jésuite en Chine. Le Pdf de sa traduction est disponible ici : Notes du mont Royal ← www.notesdumontroyal.com
De nouveau, rien, nous avons tout simplement affaire à une citation bidon, bidon et probablement aussi frauduleuse, pourquoi?
Parce qu’il existe à portée de main un adage de l’antiquité latine qu’il serait très facile d’utiliser à la place de Sun Tzu :
Ignoranti quem portum petat nullus suus ventus est
Il n’y a point de vent favorable pour celui qui ne sait dans quel port il veut arriver
Ou tout simplement
Il n’est pas de vent favorable pour celui qui ne sait où il va.
Et cette fois, il n’y a aucun problème pour la référence de la citation : Lettres à Lucilius, LXXI de Sénèque
La fausse citation de Sun Tzu pourrait donc bien n’être qu’un nouvel avatar de la dérive occidentale vers un judéo-bouddhisme frelaté, destiné à nous couper de notre antiquité gréco-latine (Cf. Andrew Joyce en Anglais, ou en Français)
Si on en revient à nos poissons pas frais – toujours source de bagarre, comme on sait – on trouve un exemple de cette dérive sectaire, notamment dans le management, avec ce livre en anglais d’un certain Bob Garratt intitulé The Fish Rots from the Head, et on vous donne en mille le début de la présentation du livre :
As a Chinese proverb says ‘The fish rots from the head’ and so it is with businesses and other organisations
Pourquoi ne pas citer Erasmus au lieu de prendre des risques avec des origines exotiques ? Est-ce que nous sommes censés croire que l’auteur est plus familier de la littérature chinoise que la littérature latine ? On a plutôt l’impression qu’il n’en connaît aucune des deux. Sur le net, on peut trouver le livre de ce monsieur pour 15,32 €, d’un autre côté, on peut se procurer la nouvelle réédition des Adages aux Belles lettres pour 426 €. Sans confondre prix et valeur, on peut penser en l’occurrence que le ratio des prix est un assez bon reflet de celui de valeurs.
Et du moins, avec cette réédition, on peut avoir l’impression que la tête occidentale n’est pas encore complètement pourrie. Joe Biden, un commentaire ?
Variante de Tsahal:
Celui qui ne vise pas l’hôpital ne risque pas de l’atteindre (non crédité)
Et quand on voit la déférence des Chinois pour leurs empereurs, on a du mal à imaginer qu’ils aient pu laisser courir un adage aussi impertinent que « le poisson pourrit par la tête » –> par la tête, c’est à dire, par la cité interdite.
Tandis que cette impertinence, cette critique irrévérencieuse, est la marque même de l’Occident.