Traduction d’un article du 27 février 2022 paru sous la signature de Marina Montessano sur le blog du médiéviste italien Franco Cardini de l’université de Florence, publié en tribune libre par L’Observatoire du Journalisme présidé par Claude Chollet.
La mémoire courte d’Ursula von der Leyen
Au lendemain de l’invasion russe de l’Ukraine, les médias diffusent les tristes images de la population fuyant le conflit : ce sont les victimes sans défense devant qui toute guerre ne peut être qu’injuste, obscène. La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a rappelé que les enfants sont les premières victimes, et accusé Poutine d’avoir ramené la guerre en Europe après la Seconde Guerre mondiale. Elle a pourtant la mémoire courte : la guerre en Europe avait déjà eu lieu dans les Balkans dans les années 1990, culminant avec le bombardement de l’Otan sur Belgrade, également capitale européenne.
Comme le rappelle Luciana Castellina dans le Manifeste : « Le 24 mars, à 20h25, premier bombardement sur Belgrade ; le 26 les “opérations”, dites interventions humanitaires, sont déjà au nombre de 500. Elles dureront 78 jours et déchargeront 2 700 tonnes d’explosifs ».
Bombardements humanitaires sur Belgrade
Plusieurs milliers de civils sont morts dans ces “bombardements humanitaires”, dont un grand nombre sont partis d’Italie, y compris des bus remplis de personnes blessées en traversant des ponts, dont les mêmes Kosovars pour lesquels ils se battaient soi-disant, massacrés par des bombardiers alors qu’ils fuyaient la guerre. N’y avait-il pas d’enfants à Belgrade ? Il y en avait, mais leurs visages n’apparaissaient pas dans nos journaux ; même pas des années plus tard, alors qu’ils continuaient d’être décimés par le pic inhabituel de cancers infantiles causés par l’uranium appauvri (humanitaire ?) dont étaient faites les bombes de l’OTAN.
Castellina poursuit : « C’est la première fois qu’une application sélective des droits se fait avec une telle impudeur. En l’occurrence, l’autodétermination des peuples, reconnue, en Europe, aux seuls Kosovars, qui deviennent donc automatiquement des “patriotes”, bien que la résolution 1160 du 3 mars 1998 du Conseil de sécurité de l’ONU les définisse comme “terroristes”. En même temps, et par conséquent, l’hypothèse d’États ethniquement fondés est appuyée contre tout principe inscrit dans les traités de l’Union européenne, selon lequel le lien dangereux entre l’ethnicité et la citoyenneté doit être rejeté ».
Sans compter l’Irak
Bref, le précédent est là, et nous l’avons donné. Et je ne parle même pas des guerres lointaines, hors d’Europe, comme l’invasion de l’Irak sur des bases que nous savons tous maintenant complètement spécieuses (armes de destruction massive), nous savons aussi par qui de tels mensonges gigantesques ont été construits ( les gouvernements Bush Jr. et Blair), on sait qu’ils ont causé au moins un demi-million de morts, on sait que des armes interdites par les conventions internationales ont été utilisées (du phosphore blanc sur des civils à Fallujah), on sait qu’aucun des créateurs de telles les fausses nouvelles colossales (utilisez un terme en vogue aujourd’hui) n’ont jamais été poursuivies (en effet, ils vivent tous riches et paisibles), mais je ne me souviens pas avoir vu autour des photos de profils de médias sociaux avec le drapeau irakien, comme je le vois maintenant pour l’Ukraine.
Évidemment, tous les décès ne sont pas les mêmes ; évidemment les médias jouent un rôle en influençant nos réactions. Aujourd’hui, les photos de citoyens ukrainiens qui sauvent des chiens et des chats passent sur nos écrans ou sur les réseaux sociaux, ainsi que le classique des incubateurs avec nouveau-nés, déjà cheval de bataille de la propagande américaine sur le Koweït avant la guerre du Golfe de 1993 : pour chaque guerre les mêmes images de propagande se répètent et les Occidentaux à la mémoire courte et aux larmes sur commande sortent leurs mouchoirs. Si les images ne sont pas là (voir Irak, Afghanistan, Yémen, Belgrade) personne ne s’émeut.
Des médias amnésiques
Les médias, à quelques exceptions près, jouent un rôle important dans cette histoire. Quelle que soit notre mémoire, l’oubli joue un rôle majeur. Toutes les démarches qui ont été entreprises par une Ukraine qui s’est appuyée sur le soutien américain semblent être tombées dans l’oubli : mais cela vous a‑t-il aidé ? Il n’a servi à rien à la Géorgie du début des années 2000, qui est passée de l’alliance avec la Russie (avec laquelle elle entretenait d’excellentes relations économiques et où elle vendait ses excellents produits que plus personne n’achète désormais) à celle avec les États-Unis de Bush Jr. ; là aussi on avait fait croire qu’héberger des armes américaines et mener des guerres à la frontière, là où la population russe était la plus présente, aurait donné raison au pays, qui se retrouve désormais avec une population appauvrie, largement diasporique, avec des pensions et des salaires aux affamés, avec des vins fins et des produits alimentaires invendus, car les amis européens et américains ne font rien. Et pourtant, au moins chez les jeunes, la croyance circule que l’ennemi est la Russie.
L’exemple géorgien et l’ami Saakashvili
Le président qui a initié ce processus vertueux, Mikheil Saak’ashvili, en poste entre 2004 et 2013, a été inculpé en 2014 par la justice de son pays, pour des bagatelles dont escroquerie et meurtre ; bien sûr, les États-Unis et l’Union européenne se sont prononcés contre le système judiciaire, mais entre-temps, Saak’ashvili a déménagé en Ukraine.
Ici, le gouvernement du pays a jugé bon de lui donner le gouvernement de la région d’Odessa. Avec la médiation du politicien français de l’UE Raphaël Glucksmann, avec qui Saak’ashvili a écrit un livre sur (devinez quoi ?) “la liberté”, Glusksmann qui a d’abord épousé Eka Zgouladze, vice-ministre de l’Intérieur en Géorgie. Glucksmann s’intéresse aux droits humains de tous, sauf des Géorgiens, puisqu’avant l’évasion de Saak’ashvili et de Zgouladze, des vidéos des tortures subies par les prisonniers dans les prisons du pays étaient sorties ; bref, le beau couple reçoit la nationalité ukrainienne et va gouverner Odessa. En raison de son bon gouvernement, Saak’ashvili est également expulsé d’Ukraine, devenant apatride, car personne ne veut lui rendre son passeport : jusqu’à ce que le nouveau président ukrainien Zelenskyy, en 2019, le réintègre et le nomme à la tête du Conseil national de réformes. (…)
Massacre d’Odessa en 2014
D’autre part, les mêmes milices azoviennes ont massacré en 2014 des dizaines de civils russes, tués de sang-froid alors qu’ils se réfugiaient dans un immeuble pour échapper aux émeutes de rue. De plus, la guerre en Ukraine a eu lieu à partir de 2014, étant donné que le conflit dans l’est du pays a fait des milliers de morts, avec la volonté évidente des milices de procéder à un nettoyage ethnique contre les Russes, qui dans ce représentent une part importante de la population. Dans ce cas, apparemment, le nettoyage ethnique ne s’arrête pas à la Cour internationale de justice de La Haye. Il y a même eu le cas d’Andrea Rocchelli, le reporter-photographe italien tué par les miliciens ukrainiens eux-mêmes, toujours en 2014, dans le Donbass : un meurtre sur lequel la justice italienne a enquêté, qui a identifié des responsabilités précises, mais qui est pourtant démenti et dont évidemment plus personne ne se soucie aujourd’hui, encore moins à ses confrères journalistes qui suivent les événements aujourd’hui.
Les débuts de Maïdan
Tout comme le sensationnel massacre du 20 février 2014 n’a plus d’écho, lors de manifestations contre le gouvernement pro-russe, on raconte que les forces gouvernementales ont tiré sur la foule, tuant des civils et même des policiers. C’est l’épisode qui a décrété la fin du gouvernement et déclenché tout ce qui s’est passé après, jusqu’aux événements contemporains. En 2018, un épisode de Matrix, ainsi que la presse italienne (du moins le Manifeste et le Giornale en ont beaucoup parlé) et la presse israélienne, ont révélé comment des tireurs d’élite géorgiens étaient en fait embauchés par un infiltré américain. Dans ce cas également, Mikheil Saak’ashvili est le protagoniste. Extrait du Manifeste : “Le mouvement réactionnaire de masse de Maïdan qui a secoué Kiev il y a à peine 4 ans et qui a conduit au renversement du gouvernement Ianoukovitch, a atteint son apogée les 20 et 21 février 2014 lors des échanges de tirs entre la police de Berkut (la garde choisie par le gouvernement) et des manifestants, plus d’une centaine de personnes sont mortes. […] L’un des deux Géorgiens, interviewé il y a quelques jours par deux télévisions européennes et hier aussi par l’agence de presse moscovite Interfax, Alexander Revazishvili se souvient : « Est arrivé à notre tente sur la place Maïdan, Mamulashvili (un proche collaborateur de Michail Shakashivili, ancien président de Géorgie, ndlr) avec un Ukrainien qui se faisait appeler Andrea, mais surtout avec un Américain en tenue de camouflage, ancien soldat de l’armée, qui s’est présenté sous le nom de Christopher Bryan ».
Un mystérieux Bryan
Le mystérieux Bryan a été présenté comme un “entrepreneur instructeur”. La circonstance est confirmée par l’autre « entrepreneur » géorgien, Koba Nergadze, qui a rencontré Bryan séparément mais cette fois en présence de Shakashivili lui-même. Nergadze a déclaré : « L’actuel chef de la sécurité nationale, Sergey Pashinsky, était également présent à la réunion. Les ordres étaient donnés par Bryan et nous étaient traduits en géorgien par Mamumashvili. Un groupe d’« entrepreneurs » dirigé par Pashinsky et composé de Lituaniens, de Polonais et de Géorgiens aurait dû se rendre au bâtiment du Conservatoire mais nous ne savions pas quoi faire. […] ”
« Tôt le matin — Nergadze s’en souvient encore — vers 8 heures, j’ai entendu des coups de feu provenant du Conservatoire. Après trois ou quatre minutes, le groupe de Mamulashvili a également commencé à tirer depuis l’hôtel Ukraine. Les deux groupes de tireurs d’élite ont tiré à la fois sur les policiers et les manifestants, essayant de faire le plus de morts possible ». “Pashinsky m’a aidé à choisir les positions de tir. Vers 7h30 (ou peut-être plus tard), Pashinsky a ordonné à tout le monde de se préparer à ouvrir le feu. Il aurait fallu tirer 2 ou 3 coups puis changer de position pour que les tirs aient l’air aléatoires. Nous avons continué pendant environ 10–15 minutes. Par la suite, on nous a ordonné d’abandonner nos armes et de quitter le bâtiment”.
Quelques sources sur Maïdan
Si vous cherchez sur le web des informations sur le massacre, vous trouverez les démentis du groupe « Stopfake », au sein duquel les Ukrainiens pro-gouvernementaux sont actifs. Vous trouverez également les analyses d’Ivan Katchanovski, chercheur à l’Université d’Ottawa, Canada, qui a publié en libre accès de nombreuses reconstitutions de ces événements, traduisant les témoignages des survivants qui parlent clairement des snipers sur les bâtiments environnants. [NDLR : Snipers place Maïdan à Kiev] Ou, pour vous faire une idée, je vous conseille de lire Western Mainstream Media and the Ukraine Crisis: A Study in Conflict Propaganda d’Oliver Boyd-Barrett, de la très américaine Bowling Green University of Kentucky, publié par la maison d’édition anglaise Routledge en 2016. Introduction : « Ce livre explore la propagande contemporaine et les grands médias occidentaux, en référence à la crise ukrainienne. Examinez les récits des médias occidentaux sur les causes immédiates de la crise, les rôles respectifs de ceux qui ont assisté ou autrement soutenu les manifestations de 2013–2014 — y compris les ONG soutenues par les États-Unis et les milices de droite — et s’ils ont été ou non légitimés. Le gouvernement Ianoukovitch démocratiquement élu. Évaluez les rapports sur le rôle de la Russie et des Ukrainiens de souche russe en Crimée, à Odessa et dans le Donbass et retracez comment les grands médias occidentaux ont tout fait pour diaboliser Vladimir Poutine ».
Un assaut sur le Parlement, mais démocratique
Rappelons qu’à la suite de ce massacre, le gouvernement de Ianoukovitch, un gouvernement élu, a été contraint de fuir le pays après que des milices armées eurent envahi le parlement : tout ce qui s’ensuit trouve son origine dans un acte d’illégalité profonde ; pourquoi nous nous indignons de l’assaut beaucoup moins sanglant sur la colline du Capitole (à juste titre, j’aimerais ajouter), alors que ce coup d’État soutenu par les États-Unis et l’UE, mené par des miliciens ayant en tête un pays “ethniquement” ukrainien, nous considérons est-ce une preuve de démocratie ? Des appels au raisonnable étaient déjà venus en 2014 d’hommes politiques peu soupçonnés d’être pro-russes comme Henry Kissinger, qui a déclaré que supposer que l’entrée de Kiev dans l’Union européenne et l’OTAN conduirait inévitablement à la guerre, et souhaitant à l’Ukraine une situation similaire à celle de la Finlande, qui coopère économiquement avec l’Europe occidentale, mais reste neutre. Et au lieu de cela, aujourd’hui, une fois de plus, Raphaël Glucksmann, le conseiller français de Mikheil Saakachvili, apparaît, signant un appel avec une centaine d’autres hommes politiques et “intellectuels” français pour demander la reconnaissance officielle de l’Ukraine en tant qu’État candidat à l’Union européenne. Il suffit, je pense, d’essayer de se faire une idée indépendante, qui dépasse le récit à sens unique qui traverse les médias occidentaux ces jours-ci. Il ne fait aucun doute que les Ukrainiens sont largement, comme les Géorgiens avant eux, des victimes. Mais de qui ?
Marina Montessano
Source : francocardini.it via ojim.fr