Certains s’imaginent que l’élection de Trump est une victoire contre les médiats dominants et les censures en tous genres, que son champion, Elon Musk, va rétablir la liberté d’expression sur internet, fini les suppressions de comptes, les moteurs de recherches biaisés, le refus de vente sur les livres, les mails qui ne passent pas, etc. Eh bien, nous allons voir. Le vote aux États-Unis de l’« Antisemitism Awareness Act » (qu’on peut traduire par « sensibilisation » ou « vigilance » à l’égard de l’antisémitisme) pourrait constituer le premier crash test des espérances que certains fondent sur Trump. C’est énorme pour les États-Unis, plus important que la guerre en Ukraine et le conflit au Proche-Orient réunis, il s’agit rien moins que de renverser le Premier Amendement de la constitution américaine(1), celui sur la liberté d’expression.
Le vote sera également l’occasion de comprendre le fonctionnement réel de la démocratie américaine, en effet, le projet a déjà passé la Chambre des Représentants – avant le changement de majorité – et va arriver devant le Sénat, devant la nouvelle majorité.
Mais la majorité a-t-elle vraiment changé ? Les Représentants Démocrates sont pratiquement tous soutenus par l’AIPAC (American Israel Public Affairs Committee), mais c’est exactement la même chose chez les Républicains, l’image de la nouvelle chambre ci-dessous est parlante. Sans entrer dans les détails, on comprend l’essentiel : l’AIPAC détient les deux tiers de la Chambre. Dans 88 « circonscriptions », il n’y avait même pas de candidat opposé à celui de l’AIPAC, il y a en tout 425 Représentants à la Chambre et 100 Sénateurs (deux par État). [La Chambre des Représentants, c’est l’éventail du haut, le Sénat, l’éventail du bas, plus petit]
Le diagramme ci-dessous est encore plus parlant, parmi les candidats Démocrates soutenus par l’AIPAC, deux seulement ont perdu, idem côté Républicains. (Ce qui signifie que sur cette élection au moins, l’AIPAC avait quand même donné une préférence aux Républicains. L’avenir dira si c’est une tendance de long terme, si par exemple les Démocrates devenaient plus hostiles à Israël)
Le 1er mai 2024, à la Chambre des Représentants, il y a eu 320 votes en faveur du projet de loi (187 Républicains et 133 Démocrates), et 91 contre (21 Républicains et 70 Démocrates).
Le projet avait été mis sur la table par un Représentant Républicain, Mike Lawler (réélu, vraisemblablement soutenu par l’AIPAC). Mais c’est maintenant Chuck Schumer, Démocrate, chef de la majorité sénatoriale sortante, qui essaie de faire passer le projet au Sénat au pas de charge.
Il voudrait le faire passer en l’incluant dans un paquet concernant la défense nationale, le National Defense Authorization Act, qui est impérativement adopté chaque année. Pour l’instant, surprise, il se heurte au refus du président de la Chambre des représentants, Mike Johnson, un Républicain.
Pas de panique, M. Johnson a voté en faveur du projet de loi à la Chambre des représentants et est d’accord sur son principe, mais il tient à ce qu’il fasse l’objet d’un vote à part. Il soupçonne Schumer de vouloir épargner aux Sénateurs Démocrates de s’afficher explicitement en faveur de cette loi; de plus, il trouve ridicule d’inclure le projet dans ce qui doit correspondre à notre loi de programmation militaire.
À moins que Schumer parvienne à nous expliquer en quoi la défense des États-Unis se trouverait renforcée par une loi réprimant l’antisémitisme. Dans la vidéo ci-dessous, on peut se demander si ce n’est pas ce qu’il tente de faire, il y explique que son nom, Schumer, vient d’un mot hébreu qui signifie «gardien» et qu’il se veut le gardien indéfectible d’Israël. À partir de là, il ne lui reste plus qu’à expliquer que la défense d’Israël est de l’intérêt supérieur des États-Unis et le tour est joué: toute critique d’Israël devenant une atteinte à la sécurité des États-Unis, on pourrait inclure le projet de loi dans le paquet concernant la défense.
Quoi qu’il en soit, Johnson a déclaré dans un communiqué au Jewish Insider que :
La Chambre a adopté la loi sur la sensibilisation à l’antisémitisme il y a plus de six mois. Schumer n’a plus qu’à mettre le projet de loi sur le bureau du Sénat, que les sénateurs puissent débattre de cette question très importante, et adopter ce projet de loi en tant que tel le plus tôt possible
Et voilà comment les Américains, qui viennent de voter massivement pour le candidat qui se faisait le champion de la liberté d’expression, sont récompensés par le nouveau Congrès. Surpris? Perplexes? Déconcertés? Incrédules? Prière de reboucler avec les deux schémas plus haut: le Congrès est toujours aux mains de l’AIPAC.
À titre d’exemple, deux réactions immédiates de Représentants Républicains :
Peut-être un espoir, le Représentant de la Floride, Matt Gaetz, qui vient d’être nommé procureur général par Trump – et qui a donc dû démissionner de la chambre, avait dénoncé en début d’année le projet de loi dans un tweet incendiaire :
Ce soir, je voterai CONTRE contre le projet de loi sur l’incitation à la haine dit « Antisemitism Awareness Act » (loi sur la sensibilisation à l’antisémitisme). C’est un projet ridicule.
L’antisémitisme est un mal, mais cette loi est rédigée sans tenir compte de la Constitution, du bon sens, en dépit du sens des mots. L’Évangile lui-même répondrait à la définition de l’antisémitisme selon les termes de ce projet de loi !
Il stipule que la définition de l’antisémitisme inclut des « exemples contemporains d’antisémitisme » identifiés par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA). L’un de ces exemples est le suivant : « …des affirmations selon lesquelles des Juifs auraient tué Jésus… »
La Bible est claire. Il n’y a ni mythe ni controverse à ce sujet. Par conséquent, je ne soutiendrai pas ce projet de loi.
Mais il y a un problème avec ce tweet, à peine nommé Procureur Général, son auteur l’a effacé…
Et, dernière minute, il y a même un autre problème avec ce tweet: l’effacer n’aura pas suffi, on apprend le 22 novembre que son auteur, Matt Gaetz, est récusé, on voit très bien par qui et pourquoi: il était pressenti pour être Attorney General, son opposition au Antisemitism Awareness Act le fait récuser.
Autrement dit, en vertu du Premier amendement, les Américains ont le droit de critiquer leur propre gouvernement, mais pas Israël.
En résumé, il est clair que cette loi, qui est une entorse flagrante au Premier Amendement, va passer. Le Congrès étant aux mains de l’AIPAC, et l’AIPAC considérant les affaires américaines comme des affaires israéliennes, la constitution américaine doit se soumettre, et faire acte d’allégeance.
Pour l’instant, ce projet ne semble couvrir que l’espace scolaire et universitaire: si les programmes ne sont pas conformes, ou si les établissements laissent se développer une agitation pro-palestinienne – manifestation contemporaine d’antisémitisme s’il en est – alors, le financement pourrait être coupé.
Mais une fois créé un précédent, la suite va arriver inéluctablement, les USA auront eux-aussi droit à leur loi Fabius-Gayssot.
Source : Schumer Moves to Silence Criticism of Israel as Hate Speech With ‘Antisemitism Awareness Act’
Note :
(1) Les 10 amendements à la Constitution, dénommés par la suite « Déclaration des droits » (United States Bill of Rights), ont été adoptés par vote à la majorité des deux tiers par la Chambre des représentants et le Congrès des États-Unis d’Amérique, respectivement les 21 août et 26 septembre 1789, puis ratifiés ainsi qu’il était requis à la majorité des trois-quarts des assemblées législatives des États. La Déclaration des droits limite les pouvoirs du gouvernement fédéral et garantit les libertés. Le premier amendement, place ô combien symbolique, ratifié le 15 décembre 1791, est consacré à la liberté de religion, d’opinion et d’expression :
« Le Congrès ne fera aucune loi qui touche l’établissement ou interdise le libre exercice d’une religion, ni qui restreigne la liberté de parole ou de la presse, ou le droit qu’a le peuple de s’assembler paisiblement et d’adresser des pétitions au gouvernement pour la réparation de torts dont il se plaint. »
Note sur la Note,
Le même Président (Georges Washington) et le même Congrès de 1789, avaient décrété que la citoyenneté américaine était réservée aux seuls Blancs.
1789: A national Thanksgiving Day is observed in the United States as proclaimed by President George Washington at the request of Congress — the same President and the same Congress who enacted laws stating that American citizenship was for Whites only.
Je n’ai jamais cru que Trump allait avoir la peau de l’Etat Profond…
En voici une (première) illustration.