L’élimination crapuleuse du colonel Kadhafi en 2011 à l’initiative de Sarkozy a déstabilisé la Libye mais aussi, par onde de choc, la zone sahélienne et plus particulièrement le Mali où s’enlise l’armée française.
La Libye a éclaté en au moins trois entités ethno géographiques, à savoir la Tripolitaine, la Cyrénaïque et le Fezzan avec le sud saharien. Depuis 2015, le maréchal Haftar, installé en Cyrénaïque et le chef du gouvernement d’union nationale (GNA) Fayez al-Sarraj, installé à Tripoli, s’affrontent dans un conflit armé pour contrôler le pays.
Or, depuis 2019, Erdogan a entrepris d’apporter son aide militaire au GNA, auquel il a fourni l’aide des mercenaires syriens de l’Armée nationale syrienne (ANS) – une structure qui a remplacé l’Armée syrienne libre et relève officiellement du « gouvernement » en exil de l’opposition syrienne à Assad mais basée en Turquie qui la finance – des armes, des munitions, des véhicules de transport de troupes et des drones. Dès avril 2019, lorsque le maréchal Haftar a lancé son offensive sur Tripoli, les livraisons se sont accélérées. En août de la même année, un centre de commandement, commun à l’armée turque et aux services secrets (MIT), a été établi à Tripoli.
Jusqu’au printemps 2020, les forces du maréchal Haftar gagnaient du terrain en direction de Tripoli et l’on pouvait se demander quand Tripoli allait tomber aux mains de ce dernier. Mais Erdogan a réagi avec promptitude en engageant un soutien aérien au gouvernement Sarraj assez efficace pour qu’Haftar et ses alliés battent en retraite pour se replier vers leurs bastions de la Cyrénaïque.
Mais, par cette action, Erdogan est à nouveau entré en conflit avec la Russie qui soutient le maréchal Haftar, notamment avec la compagnie de sécurité russe Wagner et ses 2500 hommes. Erdogan peut penser tenir là une revanche de son échec face à la Russie, à Idlib en Syrie en février 2020.
Ces points marqués en Libye s’inscrivent dans une attitude régionale de la Turquie de plus en plus agressive. Ankara a renforcé son emprise en Méditerranée en empêchant l’exploration de gaz par des sociétés privées dans les zones contestées autour de Chypre (cf. Militant n° 723).
Un tel activisme est conforme à la doctrine «patrie bleue» élaborée par les généraux turcs hostiles à l’OTAN. C’est sur eux qu’Erdogan s’appuie pour faire de son pays une puissance régionale capable d’imposer son veto tant en Méditerranée orientale qu’en mer Noire et en mer Egée. En Libye, Erdogan n’hésite pas à invoquer la mémoire de l’Empire ottoman pour justifier ses prétentions actuelles. En effet, l’actuelle Libye a été possession ottomane jusqu’en 1912, année où l’Italie, par le traité d’Ouchy, à la suite de pressions soutenues par Paris et Londres sur le sultan, y établit sa souveraineté. Souveraineté fragile puisqu’en 1914, une révolte éclatera dans le Fezzan ; et il faudra attendre 1931 pour qu’Omar Al Mokhtar, chef de la rébellion en Cyrénaïque, soit capturé par les Italiens. Un siècle, c’est peu dans la longue durée.
Actuellement, Erdogan sait qu’il dispose d’un ascendant sur les Occidentaux et en profite. En témoigne l’incident du 10 juin 2020 lorsque la frégate française Courbet, participant à l’exercice Sea Guardian de l’Otan au large des côtes libyennes et voulant contrôler un cargo turc sous pavillon tanzanien, le Circkin, soupçonné de contrebande d’armes, s’est vu contraint de renoncer à ce contrôle à cause de la menace de deux frégates turques ayant effectué un tir de sommation. Que croyez-vous qu’il se passât ? Rien, en dehors d’une protestation diplomatique.., pour la forme. Ce n’est pas la première fois qu’un tel incident se produit avec ce cargo. Mais une telle passivité de l’Otan n’est-elle pas un encouragement pour le président turc à continuer ses entreprises ?
Que va-t-il se passer maintenant ? Nous pouvons penser qu’entre Erdogan et Poutine, un statuquo sera trouvé en Libye pour que personne ne perde la face. Jusqu’à maintenant, la Russie a peu réagi face aux reculs d’Haftar. Mais elle ne peut le laisser défaire totalement. En janvier 2020, une conférence tenue à Berlin a jeté les bases d’une organisation de type fédéral du pays. Un jour ou l’autre, ce plan sera relancé. Mais au bénéfice de qui ? En coulisse, Seif-al-Islam, un fils du colonel Kadhafi, peut offrir une issue acceptable. Mais il est l’objet d’un mandat d’arrêt international… Et il faut compter aussi sur les Etats-Unis qui s’inquiètent, non pas des menées islamistes d’Erdogan mais de la présence russe ! Et, au vu de leurs actions passées, une éventuelle intervention n’apporterait rien de bon.
Poussée turque vers l’Afrique subsaharienne
Plus gravement, l’action du Frère musulman Erdogan en Libye ouvre l’accès à la Turquie des régions subsahariennes et sahéliennes.
Autrement dit, Ankara va se trouver en position d’intervenir directement dans les conflits ethniques recouverts de l’islam de la zone sahélienne, et plus particulièrement du Mali.
Conjointement, Erdogan compte bien contrôler les régions pétrolières et gazières libyennes, à l’image de ce qu’il tente de faire en Syrie et en Irak, sous prétexte de lutter contre le danger que constituent pour la sécurité turque les différents factions kurdes de ces pays. En mer Rouge, avec l’aide financière du Qatar, la Turquie construit un port militaire à Suakin au Soudan, qui fait au port militaire saoudien de Djeddah. A Djibouti, Ankara multiplie la construction de madrassas et de mosquées. En Somalie, les services spéciaux turcs arment et entraînent plusieurs organisations djihadistes liées aux terroristes Shebab.
Intérieurement, la situation politique d’Erdogan se dégradant, son parti ayant perdu les principales municipalités du pays, il a besoin de victoires militaires et diplomatiques pour restaurer son prestige. La passivité, sinon la lâcheté des Occidentaux l’aident à réaliser de tels objectifs.
Nicolas OUGAROV
Source : MILITANT – Revue nationaliste pour la défense de l’identité française et européenne, n°728, Juillet-Août 2020