« Il n’y a pas si longtemps, s’opposer à la mondialisation était l’apanage des radicaux et des populistes », déclare Thomas Fazi, qui a lui-même passé une grande partie de sa jeunesse à faire des émeutes (littéralement) contre le capitalisme mondial dans le cadre du mouvement antimondialisation de la fin des années 1990 et du début des années 2000.
Cependant, ce mouvement activiste n’a pas réussi à obtenir des victoires politiques significatives en Occident. Il appelait à l’autodétermination des peuples de pays lointains, mais n’abordait pas sérieusement la question de la souveraineté nationale et du pouvoir politique dans, par exemple, les nations européennes de ces « Black Blocs »…
Cependant, Fazi, qui s’identifiait comme un socialiste, et ses semblables, curieusement traités aujourd’hui de militants « d’extrême droite » par les fans du capitalisme occidental, avaient raison de dire que la mondialisation dirigée par les entreprises a eu des conséquences désastreuses.
Pendant des décennies, les politiques économiques ont été adaptées aux intérêts des grandes entreprises multinationales et une petite élite cosmopolite a pu amasser pour elle-même d’énormes richesses et pouvoirs. Cet arrangement a appauvri les travailleurs et détruit la capacité industrielle, les services publics, les infrastructures et les communautés locales. L’Occident est également devenu de plus en plus dépendant des fournisseurs étrangers pour tout, de l’énergie à la nourriture et aux médicaments.
Cette « hypermondialisation » a été un projet non seulement économique mais aussi politique. Il ne s’agit pas seulement de la centralisation du pouvoir entre les mains des dirigeants d’entreprise et des banquiers, mais aussi de la dépossession et de la domination des peuples, dont les Européens : les souverainetés nationales ont été abandonnées aux institutions internationales et supranationales et aux bureaucraties mises en place les oligarchies telles que l’Organisation mondiale du commerce ou l’Union européenne.
Ces institutions ont complètement découplé le capital du cadre national. Le résultat final s’apparente clairement à une ploutocratie capitaliste et une tyrannie financière, où le pouvoir suprême est détenu par les grandes entreprises et les banques. Les partis ne se distinguent plus guère, de sorte que les choix politiques se réduisent, dans ce jeu cynique, à des nuances mineures et à des changements cosmétiques qui n’ont aucun impact sur les grandes lignes.
Bien que la politique d’aujourd’hui soit toujours – en façade – menée au niveau des États-nations, l’économie est devenue, au cours des quarante dernières années, une affaire de plus en plus transnationale, avec ses règles truquées dictées par une classe technocratique mondiale qui a plus en commun les uns avec les autres qu’avec la majorité des citoyens de leur propre pays.
Depuis lors, la même clique des milieux d’affaires et libéraux est devenue sceptique quant à l’avenir. Aujourd’hui, les mêmes capitalistes extrêmes proclament l’aube d’une nouvelle ère de « localisme » et certains même la « mort de la mondialisation ».
Agitant les problèmes de l’ère Covid, les États-Unis comme l’Union européenne, prétendent s’inquiéter désormais de la sécurité de l’approvisionnement et en appelle à une « réorganisation des chaînes d’approvisionnement pour qu’elles soient plus locales ». Soudain, la mondialisation est une menace pour la « sécurité nationale ».
Les conflits géopolitiques ont ajouté à l’urgence de la démondialisation. L’Ukraine a divisé le monde selon des lignes géopolitiques et, dans le même temps, la rivalité entre les États-Unis et la Chine s’est intensifiée. En novembre, Biden a lancé une guerre économique à grande échelle contre la Chine en imposant des restrictions aux exportations.
Pourquoi la classe capitaliste mondiale fait-elle maintenant pression pour s’éloigner de sa mondialisation qu’elle a construite pendant toutes ces décennies ? Alors que la tendance à la « démondialisation » et à la « localisation » pourrait potentiellement être une chose positive, selon Fazi, elle n’est pourtant pas motivée par le désir de créer des sociétés et des économies plus justes et plus autosuffisantes qui servent la politique intérieure et le bien-être des peuples dans leur cadre national naturel forgé par leur histoire. Le drame actuel est motivé par le désir de la puissance financière occidentale d’écraser une Chine rivale.
Outre les géants occidentaux, l’autre grand gagnant de la mondialisation a été la Chine. Du point de vue de l’Occident, la mondialisation reposait sur l’hypothèse que la Chine accepterait son rôle « d’usine du monde » dans la division mondiale du travail. Les capitalistes espéraient que la Chine produise une main-d’œuvre bon marché pour les multinationales, fabrique des biens et finisse par adopter le libéralisme économique occidental et leur modèle de « démocratie » subordonné aux forces extérieures.
Mais, en Chine, l’élite du parti communiste, qui s’est longtemps méfiée des excès du capitalisme financier à l’américaine, a refusé de suivre ce rôle dans l’ordre mondial qui lui a été assigné par les maîtres de la mondialisation dirigée par les oligarchies occidentales. Pendant ce temps, le parti communiste mettait en œuvre ses propres plans.
La montée en puissance de la Chine et son impact sur la compétitivité et la position de l’économie américaine était un sujet de préoccupation il y a quelques années. Un « pivot vers l’Asie » avait été prévu auparavant, mais sous la présidence de Donald Trump, Washington a affiché de plus en plus ouvertement sa volonté de guerre commerciale contre Pékin. L’administration Biden continue de suivre la voie tracée par Trump quant à la Chine dans la compétition pour le pouvoir politique et économique. Une confrontation militaire ne peut être exclue, peut-être autour de Taïwan.
Alors que la « démondialisation » actuellement promue pourrait, au mieux, réparer les structures économiques, ramener la fabrication chez nous et réduire la dépendance aux importations, ce n’est pas, selon Fazi, la raison pour laquelle les pouvoirs en place ont changé d’avis. Ils considèrent le projet antimondialisation comme une nouvelle forme de construction d’empire pour maintenir l’hégémonie du bloc occidental et stopper la montée en puissance de la Chine.
Commentaires :
On peut observer la schizophrénie – ou la panique ? – des mondialistes occidentaux aujourd’hui, en contradiction avec les ambitions des mêmes depuis les années 90.
À partir de la chute de l’Union soviétique en 1991, ils ont lancé un processus d’agrégation et d’intégration de la Russie (mais aussi de la Chine, de l’Inde…) au système économique et financier mondialisé qu’ils ont conçu et patiemment construit. Ils espéraient alors, peut-être naïvement, que l’adoption par ces pays du modèle économique libéral mondialisé les conduiraient aussi au renoncement à leurs particularismes culturels, civilisationnels et à leurs souverainetés. La Russie, la Chine, l’Inde, le Brésil… ont été invités dans toutes leurs organisations internationales (l’OMC, le G8, le G20, le FMI, l’OMS, l’UNESCO, la Banque mondiale…) et le deal était à peu près le suivant : ces pays émergents économiquement entraient dans le système financier et économique mondialiste, vendaient à l’Occident leurs matières premières, devenaient les « usines du monde » et ouvraient en contrepartie leurs marchés et leurs services publics aux grandes multinationales occidentales (eau, assainissement, électricité, transports, produits de luxe et plus généralement à haute valeur ajoutée).
Et depuis le 24 février 2022, que voit-on ? Les mêmes tentent frénétiquement de dresser de nouveaux murs entre eux (l’Occident d’un côté), et ceux d’en face (Russie et Chine entre autres), en sabrant à grands coups de diplomatie punitive et de sanctions dans les mailles de leur système économique et financier global. Par exemple en débranchant la Russie du système bancaire de paiement dématérialisé (SWIFT), par exemple en contraignant les entreprises européennes à quitter brutalement le marché Russe avec de lourdes pertes, à se passer des matières premières ou énergétiques pourtant vitales pour l’industrie européenne (et non substituables rapidement), en sanctionnant les entreprises qui commerceraient encore avec la Russie, etc… Et la montée des tensions américano-chinoises autour de Taïwan semble les conduire dans la même direction.
C’est la faillite apparente de la mondialisation. Mais en réalité, tout n’est pas perdu pour tout le monde : les seuls réels dindons de la farce sont les Européens que les sanctions atteignent beaucoup plus durement que la Russie, permettant aux États-Unis de s’y substituer comme fournisseurs sur un certain nombre de marchés vitaux…
Quant aux appels à la « démondialisation, à la « relocalisation » – qui seront peut-être concrétisés -, ils ne sont dans la bouche de ceux qui les professent aujourd’hui que des tentatives de sauver leur hégémonie dans une mondialisation dont des pans entiers pourraient leur échapper.
Si une chose est sûre, c’est que ceux qui ont saccagé les sociétés et les économies traditionnelles, ne font pas partie de la solution au problème.