Je me suis récemment infligé le visionnage d’un film que j’avais soigneusement réussi à éviter pendant un bon demi-siècle : « Mission à Moscou ». Ça vaudrait la peine que tout le monde en fasse autant, après coup, ça reste toujours un film insupportable, mais on s’aperçoit que, bien malgré lui, il en dit long sur son époque : c’est en quelque sorte la « capsule pour les générations futures » de l’administration Roosevelt, sa bouteille à la mer qui vient s’échouer sur les rivages de notre époque.
J’en avais bien sûr déjà entendu parler. C’est un film qui date de la guerre, réalisé en 1943, il est resté fameux pour son portrait lumineux à la gloire de nos alliés soviétiques. « Mission à Moscou » est tiré du livre éponyme de Joseph Davies, l’ambassadeur de Franklin Roosevelt dans l’Union Soviétique de la fin des années trente. Saul Bellow [un écrivain Canadien-Américain d’origine judéo-russe] a pu dire de la nomination de Davies à ce poste « qu’elle était l’une des plus déplorables de toute l’histoire de la diplomatie ». Cela sonne un tantinet exagéré… jusqu’à ce qu’on aille se rende compte par soi-même.
J’ai toujours cru que le film devait être un pur produit de ces gauchistes patentés qui pullulaient alors à Hollywood avant que la liste noire de McCarthy ne vienne y faire son travail de salubrité publique, mais même pas. C’est l’œuvre de Jack Warner, un des frères Warner, Il a réalisé le film à la demande expresse de Roosevelt, après un dîner à la Maison-Blanche qui réunissait le Président, Davis et Warner. Roosevelt déclarait qu’une adaptation cinématographique du livre de Davies contribuerait à l’effort de guerre et Warner, emporté par son élan patriotique, y a consenti sur-le-champ, sans vraiment savoir où il mettait les pieds.
C’était une super production, avec Michael Curtiz [réalisateur américain d’origine juive hongroise] qui venait de remporter un Oscar pour « Casablanca ». La musique du film était de Max Steiner [compositeur d’origine juive autrichienne, il a fait la bande de King Kong, de Casablanca, d’Autant en emporte le vent]. C’est Walter Huston, le père de John Huston, qui jouait le rôle de Davis. Le vrai Davies apparaissait en prologue dans le générique d’ouverture, il y expliquait qu’il espérait dissiper tous « les préjugés et les malentendus » dont l’Union Soviétique était victime. Roosevelt était aussi présent dans le film, mais avec toute la révérence due à son personnage : il n’apparaissait jamais, mais on entendait sa voix – tout à fait à la manière dont on fait intervenir le Christ dans les peplums bibliques.
Dans son livre, Davies se faisait l’ardent défenseur des Soviétiques. Il reconnaissait que leurs méthodes étaient parfois un peu brutales, mais il le justifiait par les problèmes considérables auxquels ils faisaient face. Et puis, disait-il, contrairement au nazisme, le communisme est, en dernier ressort, compatible avec les idéaux du christianisme. Il comprenait la tenue des procès à grand spectacle de Moscou, affirmant qu’ils avaient réussi dans leur tâche louable d’éradication des traîtres. Il se trouve que l’un de ses meilleurs amis à Moscou n’était autre que Walter Duranty du New York Times, lequel avait remporté en 1932 le prix Pulitzer du meilleur journaliste en disant qu’il n’y avait jamais eu de famine en Ukraine au début des années trente.
[En 2016, d’autres journalistes du même New York Times – intransigeants sur les sources et seulement guidés par le souci infatigable de l’intérêt du public – remportaient, avec des collègues du Washington Post, le prix Pulitzer pour leurs reportages qui avaient permis une compréhension si lumineuse des interférences de la Russie dans l’élection présidentielle de 2016 et dans la constitution des équipes de Trump par la suite. Michael Flynn, le conseiller à la sécurité nationale de Trump, avait été poursuivi et avait dû démissionner : la justice américaine vient de l’innocenter en mai 2020. C’est dire la valeur et l’orientation de ce prix… et du New York Times].Pour ce qui est de la glorification des réalisations soviétiques, le film ne le cède en rien au livre. Situé juste avant la guerre, alors que Davis est en poste à Moscou, le film le montre en train de visiter des fermes et des usines dans lesquelles des travailleurs des deux sexes établissent, dans la joie et la bonne humeur, de nouveaux records de production. On connaît la question de Freud : « Que veulent les femmes ? ». « Mission à Moscou » tient la réponse : elles veulent faire des tracteurs ! Le seul problème auquel les autorités soviétiques sont confrontées dans le film, c’est une mystérieuse campagne de sabotages.
À son retour à Moscou, l’hôte radieux de Davies le présente à tous les hauts dignitaires soviétiques, dont le procureur Andreï Vychinsky, dans la vraie vie, directeur du Goulag. « Nous avons beaucoup entendu parler de votre travail en droit ! » assure Davies à l’endroit de Vychinsky. Ce dernier reçoit le compliment avec une urbanité toute grand siècle. Comme par un étrange enchantement, il y a assez peu de communistes dans le film, on y trouve surtout des « Russes ». C’est tout juste si on entend proférer le mot « communisme », sauf dans la bouche des personnages fascistes. C’est comme si d’utiliser le nom officiel du régime était en soi une diffamation. Pensez donc, traiter Staline de communiste ! (encore une de ces chasses aux sorcières, sans doute). Les officiels nazis que Davis rencontre arborent toujours un rictus supérieur, laissant tomber des « ach, cez Amehicains sont si naïfs »
Lorsque ses subordonnés le préviennent qu’ils soupçonnent les Soviétiques d’avoir truffé l’ambassade de micros, Davis leur répond de ne pas tout mettre sens dessus dessous pour en trouver. Premièrement, il ne croit pas qu’il y en ait, et quand bien même, il n’y a rien de ce qu’il ne dise que ses hôtes Russes ne pourraient entendre, bien au contraire, alors, si ces micros pouvaient calmer leur légitime inquiétude face aux étrangers, tant mieux.
Loin d’éviter le sujet embarrassant des grands procès, le film montre un Davies y assistant personnellement, béat de satisfaction devant la sincérité des confessions des conspirateurs ralliés à Trotski et aux fascistes pour fomenter cette campagne de sabotages. Mais non content d’en arriver-là, le film pousse jusqu’à justifier le pacte Ribbentrop – Molotov. C’est Staline lui-même [son personnage dans le film], faisant une apparition spectaculaire dans le cours du film, qui lui fournit l’explication.
Davies entame la conversation sur une envolée : « Je pense que l’histoire vous retiendra comme un grand bâtisseur au service de l’humanité ». Staline, interprété comme un sage un peu nostalgique, tranquillement occupé à fumer sa pipe, réprime un léger gloussement et rétorque avec modestie : « L’inspiration était de Lénine et la réalisation du grand plan, le fait du peuple lui-même ». « Mais » avertit-il sur un ton paternel « les réactionnaires en France et en Angleterre essaient de monter l’Allemagne et la Russie l’une contre l’autre, mais aussi peu sympathiques que me soient les fascistes, je ne laisserais pas les Russes tomber dans le panneau », sous entendant par là que si l’Occident ne se décidait pas à combattre le fascisme, il n’aurait pas d’autre choix que de s’entendre avec l’Allemagne.
En regardant le film, je réfléchissais que c’était à cause de ça que mon père avait combattu lors de la Seconde Guerre mondiale. Le film était censé convaincre les Américains qu’on envoyait leurs enfants mourir pour une bonne cause. Inqualifiable.
Les principaux protagonistes, Roosevelt et Staline, se sont tous deux montrés très satisfaits du film et ont organisé des projections privées pour régaler leurs invités. Les critiques ont eux éreinté le film pour ce qu’il était : de la pure propagande.
Mais la question n’est pas de savoir si le film est bon ou mauvais, une critique classique est en l’occurrence complètement à côté de la plaque. Pour réellement rendre justice au film et le mettre dans une perspective historique qui lui convienne, je dirais qu’à lui seul il justifie toute l’ère McCarthy.
De grâce, qu’on ne vienne pas me dire que j’exagère. Que n’a-t-on dit du fléau négationniste. Mais au moins, ceux qui remettent en cause la version classique de l’histoire du nazisme ne font que spéculer a posteriori, ils n’ont pas d’influence sur le cours des événements.
On ne peut pas en dire autant de ceux qui ont aidé et glorifié l’Union Soviétique de Staline alors qu’il était encore en activité, ceux-là se sont rendu complices de ses crimes de masse en les facilitant. Je ne parle pas des frères Warner. Je parle de Joseph Davies, je parle de Walter Duranty, je parle surtout de celui qui a eu l’idée de ce film et qui l’a inspiré, Franklin Roosevelt. Les victimes de Staline sont aussi en partie les siennes.
Roosevelt le manipulateur froid et cynique avait une inexplicable faiblesse pour Staline et le communisme. Il a accordé à l’Union Soviétique la reconnaissance diplomatique à un moment où la légitimité internationale lui faisait le plus cruellement défaut, à un moment où celle-ci jetait délibérément dans les bras de la famine des millions de personnes. Quand la guerre est arrivée, il n’a pas considéré l’alliance avec Moscou comme un pis-aller, une alliance en désespoir de cause avec un régime peu ragoûtant mais avec qui il se serait trouvé que, par le plus grand des hasards, ils avaient un ennemi en commun. Il envisageait un monde de l’après-guerre dans lequel les « Nations unies » succèderaient aux États-Unis et dans lequel lui et Staline mèneraient l’humanité vers une ère de paix et de justice dans le monde.
« Mission à Moscou » donne des aperçus de cette vision démentielle. Sans le vouloir, il montre que le problème de la subversion de l’administration Roosevelt allait bien au-delà d’Alger Hiss à qui on peut difficilement tenir rigueur d’avoir fait, à son petit niveau, ce qui était la politique générale de son patron [Alger Hiss était un fonctionnaire du département d’État sous Roosevelt, Il fut secrétaire général à la fondation de l’Organisation des Nations unies. Il fut accusé en 1948 d’avoir été un espion soviétique, c’est « l’affaire Hiss] . En 1948, Roosevelt était encore si populaire dans les mémoires que les « chasseurs de sorcières » n’ont pas osé pointer du doigt leur véritable cible. Alors ils se sont résignés à enquêter sur le menu fretin qui avait prospéré sous FDR.
Le terme de « maccarthysme » est une invention du lexique gauchiste qui n’avait pas d’autre but que d’étouffer dans l’œuf tout propos ou enquête sur des sujets sensibles et gênants pour eux en y apposant une étiquette terroriste.
Avec « Mission à Moscou », il devient clair comme de l’eau de roche que oui, en effet, Roosevelt et ses acolytes sympathisaient avec le communisme, qu’ils l’ont aidé, l’ont encouragé et ont trahi en cela l’intérêt supérieur de l’Amérique. Cocus consentants, compagnons de route, gauchisants, sympathisants communistes, tous ces termes conviennent à la plupart d’entre eux, sans parler de ceux qui étaient tout bonnement des agents soviétiques. (Après tout, on ne nous demande pas de faire dans la dentelle lorsqu’il s’agit de parler de « fascistes » de « racistes » et de « réactionnaires », alors on ne voit pas pourquoi il faudrait prendre des pincettes pour les gauchistes.) Roosevelt n’était pas communiste lui-même. Mais il voyait en l’Union Soviétique un cousin du New Deal par son orientation générale. Un État centralisé omnipotent qui ne s’embarrasse pas de scrupule dépassé comme la liberté individuelle ou le droit. Il voulait amener les Américains à penser comme lui.
Jack Warner a reconnu que « Mission à Moscou » aura été la pire erreur de sa carrière. On peut pardonner aux frères Warner d’avoir jeté le film aux oubliettes. Mais il mérite qu’on s’en rappelle pour ce qu’il témoigne de la ligne du parti en 1943, justement parce qu’il dit des choses qu’aucun gauchiste n’oserait plus dire aujourd’hui.
Joseph Sobran
Traduction : Francis Goumain
Version originale en anglais sur le site de l’iHR : http://www.ihr.org/jhr/v16/v16n5p9_Sobran
À propos de l’auteur : Joseph Sobran (1946-2010), auteur, éditorialiste et conférencier il a travaillé 21 ans au magazine National Review, dont 18 en tant que rédacteur en chef. Le texte ci-dessus est paru dans la lettre d’information de Sorban en août 1995 sous le titre « Pal Joey ». L’article a été publié avec la permission de l’auteur dans le Journal of Historical Review, Sept.-Oct. 1997 (Vol. 15, No. 5), pages 9-12.
La thèse de Sobran est lumineuse, c’est un film de propagande, mais on ne fait jamais de propagande que pour ses idées, donc, ce film reflète le penchant pro communiste de FDR et ce n’est pas un hasard s’il y a eu une vague de maccarthysme après la période Roosevelt: il y avait véritablement le feu à la baraque.