Pour l’entrée à l’université : instaurons l’anonymat ! Pour décrocher un travail : l’anonymat s’impose ! « L’anonymat, vous dis-je ? » Pas partout : sur Internet, là, c’est l’anonymat qu’il faut proscrire. Bientôt « streng verboten ! » Prière de décliner nom et prénom. Et adresse, pour une visite à l’heure du laitier ?
«Selon que vous serez puissant ou misérable / Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir », avertissait jadis Jean de La Fontaine, qui n’avait jamais entendu parler de discrimination raciale, ce qui explique sans doute sa grande liberté de ton. Il ne savait pas non plus que la puissance et la misère sont d’insupportables « inégalités »qu’il faut gommer. En effaçant le blanc et le noir, par exemple. Et tout le reste. Tel est le sens d’une mode (et d’un mode) d’action politique qui tend à s’imposer en Macronie : celle de l’anonymat. Mais attention ! De même que l’antiracisme est à interprétation variable, l’anonymat ne vaut que pour favoriser certains.
Appellations d’origines interdites
On savait Jean-Michel Blanquer, le ministre de l’Education nationale qui a bénéficié d’une indulgence mal avisée de la part de certains tenants d’une instruction traditionnelle et structurante, préoccupé par « l’égalité des chances ». Puissants ou misérables, jeunes des centres villes d’extraction bourgeoise ou gamins des banlieues défavorisées, ils doivent tous être à la même enseigne désormais, exactement la même (les fils de ministres, aussi ?). C’est sous son impulsion que la nouvelle procédure d’inscription dans l’enseignement supérieur, Parcoursup, sera désormais « anonymisée », et ce dès cette année. En s’inscrivant sur ce nouveau machin qui répartira les futurs juristes, médecins, ingénieurs, commerciaux et au très spécialistes en informatique selon un système essentiellement mécanique et selon des notations qui varient considérablement d’un établissement et d’une académie à l’autre – y compris pour le baccalauréat –, le jeune va devoir se fondre dans la masse. Pas question d’être privilégié – par exemple, si l’on est un mâle blanc, et pire encore, fils de famille. Parmi les données transmises aux établissements où postulent les futurs bacheliers ne figureront plus le nom, les prénoms, le « genre »et l’adresse, annonce « Le Figaro » selon des informations fuitées et point démenties par le ministère. Tout ça pour que Djamila, scolarisée en Seine-Saint-Denis et notée avec toute l’indulgence qui sied lorsqu’il faut amener 80 % d’une classe d’âge au baccalauréat, ne se fasse pas da – mer le pion par quelque Charles-Hubert indûment privilégié par la présence d’une bibliothèque à la maison ? Ce n’est pas tout à fait aussi simple puisque le nom du lycée d’origine – comme il y a des « pays d’origine »? – devrait encore être accessible aux établissements d’enseignement supérieur pressentis. Mais pour combien de temps ? Dans ce domaine aussi, l’anonymat pourrait s’installer à l’avenir afin que les recruteurs n’aient plus sous les yeux que la candidature froide d’un lycéen sans visage. Ni blanc ni noir, ni homme ni femme, venu de nulle part… Faites votre choix ! Pendant ce temps, les parents sont quand même obligés d’inscrire leur revenu brut global dans les formulaires de Parcoursup. Big Brother veille toujours et saura distiller ce qu’il faut.
Acte I : « testing » – Acte II : délation
Le seul bon point de l’affaire, c’est que l’anonymisation semble devoir mettre un point final à la discrimination positive. Semble, seulement, car nul ne connaît les procédures internes de sélection et de transmission des données… En tout cas, Alain Joyeux, président de l’Association des professeurs des classes préparatoires économiques et commerciales, a remarqué, narquois : « Après, il ne faudra pas nous reprocher que dans certaines promotions, il y ait plus de filles que de garçons, ou l’inverse. »Il est plutôt vexé, lui, de voir qu’on ne fait pas confiance à leur« capacité à veiller à l’équilibre »du recrutement. Pendant logique de l’entrée de l’anonymat dans Parcoursup, la lutte contre la « discrimination à l’embauche » est elle aussi en haut de la pile des dossiers du président de la République, qui a décidément une capacité sans pareille pour fermer les yeux et les oreilles face aux préoccupations des Français.
On apprend ainsi que 10 000 tests à la discrimination à l’embauche, mesure phare d’Emmanuel Macron pour les « banlieues »(lisez : zones d’habitat ethnique extra-européen), sont actuellement en cours, ainsi que l’a révélé le ministre de la Ville et du Logement, Julien Denormandie, qui a défaut d’être anonyme est du moins obscur. On en saura davantage en mars, lorsque la campagne de vérification réalisée dans « plusieurs dizaines d’entreprises » sera achevée et que les résultats seront publiés. L’idée, c’est d’en finir avec les 25 % de chômage dans «nos quartiers » (lisez : « leurs quartiers ») – et même 35 % chez les moins de 30 ans – qui contrastent avec les 9 % avoués pour l’ensemble du territoire. Les contrevenants seront montrés du doigt. Le pilori moderne pour ceux qui ne se conforment pas à l’antiracisme, une morale bien plus contraignante que les Dix Commandements !
« Fake news » et vrais blazes
Il n’est pas question de s’interroger sur le niveau scolaire et culturel des impétrants, ni sur leur degré d’intégration dans la société française ; pas question surtout de s’en référer aux études sur le devenir d’immigrés et de leur descendance révélant que leur accès au monde du travail est plus difficile que celui d’autochtones, toute« di crimination » réelle ou supposée mise à part. Ce « testing » anonyme joue ici sur le rôle supposé du nom et de l’adresse des candidats : révélez qui vous êtes, et vous ne passerez pas la porte, ou à grand peine seulement, des entreprises du SBF 120 (les 120 plus importantes entreprises cotées en Bourse, dont celles du CAC 40). Bizarrement, tout le monde semble avoir oublié une étude de 2011 qui avait révélé le lamentable échec des candidatures anonymes. Celles-ci empêchaient paraît-il les recruteurs de faire preuve d’indulgence, en tenant compte par exemple des difficultés de candidats d’origine non française face à des CV truffés de fautes d’orthographe. Il faut vraiment penser à tout. Mais il y a un domaine où l’anonymat ne pas – se plus. Emmanuel Macon, toujours lui, a profité du lancement du Grand Débat pour relancer l’idée d’une levée de l’anonymat sur les réseaux sociaux pour empêcher la diffusion de « fake news » et réfréner les « discours de haine ». Il veut en finir avec les surnoms et les pseudonymes derrière lesquels s’abritent les racistes, homophobes, sexistes et autres rétifs à la pensée unique désignée par le pouvoir. Dans les Etats policiers, à condition de jouer finement pour ne pas être repéré grâce à son adresse IP, seul l’anonymat permet d’échapper à la censure. La question se pose : la fin de l’anonymat sur les réseaux sociaux ne marquerait-elle pas tout simplement une censure renforcée ? L’anonymat, voyez-vous, est un outil qu’il faut savoir ma nier avec un sens politique aguerri, pour que certains puissent continuer d’être plus égaux que d’autres.
Jeanne Smits
Source : Minute n°2908 du 6 février 2019