On a tendance à nous jeter à la figure le concept « d’art opératif », en particulier russe, comme si nous n’en avions aucune idée et que par conséquent, nous ne pouvions pas comprendre ce que font les Russes en ce moment. C’est exactement le contraire, c’est parce que nous avons les notions générales du niveau opératique ainsi que la connaissance des principes de guerre russes que nous pouvons affirmer avec certitude que les Russes ne font pas encore la guerre à fond – et on est en droit de se demander pourquoi et pour quoi.
De plus, ceux qui nous envoient le concept d’art opératif à la figure, nous expliquent immédiatement derrière que les Russes sont engagés dans une guerre d’attrition, or, les deux concepts sont rigoureusement contradictoires : l’attrition est la stratégie de celui qui ne peut pas obtenir de résultat décisif par des opérations d’envergure, à ce titre, l’attrition n’est parfois rien d’autre qu’une rationalisation de l’échec.
Qu’il soit plus d’inspiration allemande, basé sur le mouvement, ou d’inspiration russe, basé sur la puissance de feu, l’art opératif se doit d’être visible sur une carte, une carte qui couvre une grande zone, or, depuis deux ans, on ne voit rien, quand on parle d’art opératif, de quelle opération parle-t-on?
I – Stratégie d’Usure (Hervé COUTAU-BÉGARIE in Dictionnaire de Stratégie PUF 2000)
Stratégie visant à fatiguer l’adversaire et à le démoraliser par les résultats cumulés d’une série d’actions dont aucune n’est susceptible, à elle seule, d’engendrer un résultat décisif. La stratégie d’usure (Ernathungstrategie) est l’antithèse de la stratégie d’anéantissement. C’est un concept qui a été forgé dans les années 1880 par l’historien militaire et commentateur de Clausewitz, Hans Delbrück. Il a été largement repris aux États-Unis sous le nom d’«attrition». Le vocabulaire français a préféré parler de stratégie d’usure avant de réimporter récemment le concept d’attrition. Tout le monde a oublié que les auteurs américains avaient eux-mêmes emprunté l’attrition aux écrivains militaires français du début de XXe s., Camon et Colin notamment.
L’attrition est l’usure provoquée par le frottement de deux corps. Il s’agit donc d’une usure mécanique. Il vaut mieux, plutôt que de le substituer à l’usure, la considérer comme une forme particulière d’usure dès lors que l’usure peut ne pas être mécanique, mais dynamique, ce que l’on appelle aujourd’hui la paralysie stratégique : les moyens ne sont pas physiquement détruits mais ils sont mis hors d’état de fonctionner.
[FG: on peut aussi proposer le contraire, étant donné que la guerre d’usure est fortement attachée à la Première Guerre mondiale, réserver « usure » à l’abrasion réciproque de deux armées par contiguïté, et « attrition » pour une stratégie visant à assécher ce qui peut arriver au front, soit en visant les lignes logistiques, soit en épuisant le potentiel industriel].La stratégie d’usure est celle qui est choisie par le belligérant incapable d’obtenir des résultats décisifs. C’est donc, a priori, la stratégie du plus faible. Elle peut être aussi la continuité d’une stratégie d’anéantissement qui n’a pas réussi, c’est la rationalisation de l’échec des tentatives de percée par les Français en 1915 – 1916 par le général Joffre avec sa célèbre formule : « Je les grignote ». L’inconvénient de cette recherche systématique de l’usure est qu’elle s’accompagne souvent d’une usure comparable chez celui qui y recourt. Joffre a commis l’erreur de surestimer l’usure du camp allemand et de sous-estimer l’usure de ses propres forces.
[…]
Le contre-amiral Wylie a proposé d’étendre la distinction au plan opératif avec ce qu’il a appelé le mode cumulatif, dans lequel les actions à mener sont indépendantes les unes des autres. C’est particulièrement le cas de la guerre du commerce ou du bombardement aérien.
[FG: attention, tournant dans l’article, après avoir évacué le sinistre souvenir de la Première Guerre mondiale, la stratégie d’usure est maintenant rapprochée de quelque chose de plus moderne, de plus dynamique, l’art opératif. Même si les exemples sont pertinents – effectivement une campagne de bombardements est une opération et elle vise à un épuisement de l’adversaire – le rapprochement a pour inconvénient de brouiller les frontières, il ne peut se comprendre que dans la dynamique de l’article, qui vise avant tout à rendre obsolète le concept de guerre d’anéantissement (le KO d’un coup), la guerre d’usure, on va le voir dans la suite de l’article, étant créditée de la capacité de laisser du temps aux paramètres politiques et économiques, considérés comme primordiaux].La stratégie d’usure n’a pas bonne réputation car elle est trop souvent identifiée à la stratégie du plus faible. Mais c’est une question de rapport de forces plus que de choix doctrinal. Il faut faire avec les moyens disponibles et ceux-ci peuvent imposer la mise en œuvre d’une stratégie d’usure. Celle-ci présuppose un conflit de longue durée et il faut donc s’organiser en vue de celui-ci. […]
À l’époque contemporaine, on ne peut plus fonder un choix stratégique sur un seul calcul militaire en excluant les facteurs politiques, économiques ou psychologiques. Un tel pari est très risqué et la sanction est impitoyable en cas d’échec. Dans tous les cas, la stratégie d’usure, à la différence de la stratégie d’anéantissement qui cherche à forcer la décision, doit intégrer toutes les dimensions du conflit.
[FG: soit, mais entre la guerre d’anéantissement avec son pari sur une seule carte, et une interminable guerre d’usure – qui présente aussi ses risques politiques, économiques ou psychologiques – il y a peut-être un terme médian, l’art opératif justement].II – Art opératif (Hervé COUTAU-BÉGARIE in Dictionnaire de Stratégie PUF 2000)
Échelon intermédiaire entre la tactique et la stratégie. Ce niveau a commencé à apparaître chez les auteurs allemands de la fin du XIXe s., notamment Verdy du Vernois et Colmar von der Goltz [Rüdiger von der Goltz se battra dans la Baltique à la tête des corps francs]. Ce dernier a généralisé la distinction entre tactique et opération à partir d’un critère de dimension: les opérations recouvraient les mouvements des grandes formations. Les auteurs allemands ultérieurs ont repris le concept d’operativ pour désigner les mouvements aboutissant à la bataille (général Wetzell, 1937). Herbert Rosinski (1950) a ainsi proposé de considérer que la stratégie disposait de deux moyens: la tactique, fondée sur le combat, et les opérations, fondées sur le mouvement.
Si les Allemands ont ainsi théorisé le concept d’opération comme intermédiaire entre la tactique et la stratégie, ce sont les auteurs soviétiques qui ont fondé le concept d’art opératif. Son inventeur semble être le général Alexandre Svetchine dans une série de conférences données à l’Académie militaire en 1923 -1924. L’art opératif a bénéficié de son premier classique avec l’essai de V. K. Triandafilov, « La nature des opérations des armées modernes » (1929). L’idée maîtresse est que la destruction de l’ennemi ne peut plus être obtenue par une bataille unique, à l’époque des grandes armées et de l’extension des fronts, et qu’il est donc nécessaire de planifier et de conduire des opérations successives et liées entre elles. La stratégie s’étant élevée avec la complexification croissante de l’art de la guerre, c’est à l’art opératif qu’il appartient de conduire ces opérations.
Longtemps limité aux théories allemande et soviétique, l’art opératif s’est récemment répandu dans le monde anglo-saxon à la suite de vigoureux plaidoyers comme ceux d’Edward Luttwack. Ce niveau a été officiellement adopté par la terminologie américaine dans les années 1980, puis par la terminologie française au début des années 1990 avec l’Instruction générale d’emploi des forces terrestres de 1993.
La généralisation du concept d’art opératif découle de l’élévation de la stratégie induite par la complexité croissante de l’art de la guerre. Maintenant que le stratège n’est plus le chef militaire qui commande une armée en campagne, mais le chef politique qui coordonne les différentes forces militaires, économiques, politiques ou psychologiques au service de la guerre totale, un fossé s’est creusé entre la tactique et la stratégie. L’art opératif vient combler ce fossé et permet de caractériser les grandes opérations militaires contemporaines, interarmées ou conduite par un type de forces (terrestres, maritimes ou aériennes). On pourrait dire, comme le suggère indirectement Clausewitz, que le niveau stratégique est celui du plan de guerre, dans lequel la dimension politique prédomine, alors que le niveau opératif est celui du plan de campagne, qui se fonde sur des considérations d’abord militaires.
La doctrine française définit le niveau opératif comme le «niveau de la guerre auquel une opération de grande envergure et des campagnes sont planifiées, conduites et soutenues, en vue d’atteindre des objectifs stratégiques sur des théâtres ou des zones d’opérations».
Cependant, le consensus sur ces définitions est encore fragile. L’état-major des armées a parlé du niveau interarmées plutôt que de niveau opératif avant de se rallier au nouveau concept en 1996. Le néologisme «opératique», suggéré par le général Poirier, ne s’est pas encore imposé et l’on parle de niveau plutôt que d’art. Ces incertitudes sémantiques montrent que ce nouvel échelon a encore besoin d’approfondissements théoriques.
[FG: Il est clair néanmoins qu’on parle de planification, c’est-à-dire qu’il y a un objectif déterminé, une échéance et des moyens alloués limités sur un théâtre limité, ça n’a rien à voir avec une action continue et diffuse d’usure sur l’ensemble du front, partout où se trouve l’ennemi.]III – Crise de l’Art opératif et paralysie stratégique
L’ensemble de l’art opératif russe se retrouve assez bien dans la liste des neuf principes de guerre retenus par la doctrine russe :
- Avance & Consolidation
- Offensive
- Combinaison des armes
- Concentration
- Économie des forces
- Manœuvre & Initiative
- Surprise & Duperie
- Réserves Appropriées
- Annihilation.
Il saute aux yeux que les Russes n’appliquent pratiquement aucun de leurs propres principes – ou très peu et très tard. L’art opératif, censé combler l’écart entre le combat tactique et le niveau stratégique paraît en crise, l’écart entre le tactique et le stratégique ne cesse de s’élargir, pas seulement parce que le côté stratégique s’est élevé, mais parce que le côté tactique aussi s’est considérablement complexifié au point que l’art opératif n’arrive plus à faire le lien entre les deux.
En particulier, la portée, la précision et la puissance des nouveaux projectiles, la densité de la couverture du renseignement électronique, rendent pratiquement impossibles la concentration des forces – un des trois principes cardinaux de la doctrine française – ainsi que la manœuvre et la duperie.
Néanmoins, ces mêmes paramètres rendent tout aussi dangereuse, si ce n’est plus, une guerre d’usure, aujourd’hui, on ne tire plus des obus au jugé, on tire précisément et loin, et on sait où et quand tirer. Une offensive, même avec des pertes plus intenses sur un temps limité, pourrait s’avérer beaucoup moins coûteuse qu’une exposition indéfinie à toutes ses armes.
Si les Russes n’arrivent pas à enclencher des opérations de grande envergure, c’est aussi qu’ils doivent être contraints par des barrières stratégiques.
La première barrière que nous voyons, c’est que la Russie n’a pas la supériorité technologique qu’elle prétendait avoir, en tout cas pas au niveau conventionnel, celui qui est effectivement en jeu, et elle semble donc piégée dans une guerre d’usure de longue haleine sur son propre territoire et contre ses frères slaves. Pour autant que nous puissions prendre un passage d’un article d’Hervé COUTAU-BÉGARIE au pied de la lettre et de façon isolée, citons à nouveau celui-ci: «Une guerre d’usure c’est une question de rapport de forces plus que de choix doctrinal. Il faut faire avec les moyens disponibles et ceux-ci peuvent imposer la mise en œuvre d’une stratégie d’usure. Celle-ci présuppose un conflit de longue durée et il faut donc s’organiser en vue de celui-ci».
La deuxième barrière, elle n’est pas nouvelle, c’est le seuil nucléaire, aucun des deux belligérants ne peut franchir le seuil nucléaire que s’est fixé l’adversaire, c’est-à-dire le seuil à partir duquel l’ennemi s’estimerait contraint d’engager le feu nucléaire tactique.
La troisième barrière, c’est tout simplement le haut commandement politico-militaire russe: est-ce qu’il est réellement contre l’OTAN, est-ce qu’il est à la hauteur des enjeux pour la Russie, est-ce qu’il a l’ambition de battre l’OTAN.
Une guerre vise essentiellement à clarifier les rapports de forces, pour l’instant, c’est la bouteille à l’encre, plus qu’au début de la guerre, on ne sait toujours pas qui est le plus fort, les États-Unis ou la Russie, pire, on n’a pas l’impression que ce rapport ait changé, c’est-à-dire que c’est toujours l’OTAN qui domine, culturellement, politiquement, militairement, la Russie semble en état de paralysie stratégique et opératique, contrainte d’avoir recours à une stratégie d’usure, la stratégie du faible.
Annexe I – Tableau comparatif des principes de guerre des belligérants en Ukraine. Source : Dictionnaire de Stratégie PUF 2000
Annexe II – Deux cartes ci-dessous, le front de l’Est en décembre 1942, et le front de l’Est, deux ans plus tard, en décembre 1944, la comparaison avec l’évolution du front en Ukraine montrerait clairement la crise de l’art opératif.
Hervé COUTAU-BÉGARIE est décédé en 2012, les passages cités datent de 2000, on ne peut donc pas leur reprocher d’être de parti pris face à la situation d’aujourd’hui.
Chacun pourra d’ailleurs y trouver ce qu’il veut:
1 – L’attrition est la stratégie du faible, la Russie l’a choisie, c’est donc que c’est la partie faible
2 – L’attrition permet de gagner du temps pour permettre aux paramètres économiques et politiques d’évoluer en sa faveur.
Personnellement, je prends 1 depuis le début, je n’ai jamais cru au grand Poutine et à sa subtile stratégie d’attrition censée broyer l’OTAN (rires) et épargner ses soldats (les rires augmentent – nerveusement)
C’était l’intérêt bien compris de la Russie de remporter une victoire rapide après le déclenchement de « l’opération militaire spéciale » : d’abord parce qu’une victoire militaire aurait entraîné la victoire politique (chute de la marionnette Zelensky), ensuite parce que l’on n’eût plus parlé d’entrée de l’ukraine dans l’Europe ou dans l’otan, enfin parce que le monde entier, mis devant le fait accompli, eût considéré la Russie comme une grande puissance. C’est une évidence.
« L’opération militaire spéciale » s’est soldée par un échec qui n’est pas seulement militaire, mais aussi politique, pour toutes sortes de raison, en particulier l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’otant, ou encore de la Chine qui s’est enfermée dans l’expectative et qui regarde ce qui se passe en se posant plein de questions sur son allié russe…
Aussi le choix de la « stratégie de l’attrition », dans un tel contexte, n’est-il que l’aveu implicite par la Russie qu’elle ne sait pas (compétence militaire) ou qu’elle ne peut pas (insuffisance matérielle) passer à une véritable offensive qui lui permettrait de – enfin – l’emporter. Alors que les Américains viennent de débloquer 61 milliards d’aide supplémentaire, et que les frappes ukrainiennes sur des cibles en territoire russe se poursuivent…
ça aussi, c’est une évidence.
Merci,
en plus, admettons, je peux gagner en quelques semaines si je veux, mais je préfère gagner en quelques années et je choisis la guerre d’attrition, mais dans ce cas, j’éviterais quand même de la faire à 700 km de ma capitale. La Corée, le Vietnam, c’était du containment, et du containment à 10 000 km des USA, dire que la Russie a choisi de faire calmement du containment à Kharkov, à 700 km de Moscou à vol de drone, c’est passablement hilarant.
–> Les Russes eux-mêmes n’ont pas l’impression de faire de l’attrition mais de se battre sur leur dernière tranchée, le fait qu’ils n’arrivent pas à se donner de l’air est préoccupant, voir cet article de RIA Novosti au ton à la fois résolu, mais grave.
https://ria.ru/20240622/putin-1954620086.html
J’ai entendu une nouvelle interprétation de la situation au front, selon laquelle l’OTAN et la Russie seraient comme ces pistards au début d’une épreuve de vélodrome, à la limite de l’immobilité et de la chute avant l’accélération, si on suit cette logique, on ne serait pas près d’un effondrement du front, mais plutôt d’une violente conflagration, interprétation intéressante, mais ma critique reste, comment se fait-il que la Russie ne cherche pas à se donner de l’air et à jouer aussi près de Moscou.
Pour ceux qui préfèrent le « 2 »:
La bourse de Moscou a baissé de 40% d’un coup le 22 février et n’a jamais repris.
La Russie est sortie du système monétaire international, le rouble n’est plus côté contre les principales devises, son taux est fixé non sur un marché, mais fixé par la banque centrale sur la base des contrats de gré à gré.
La Finlande et la Suède ont adhéré à l’OTAN, aucun pays n’en sort, surtout pas la Turquie
Les « Républikstans » du sud de la Russie basculent côté OTAN, l’Arménie, la Géorgie, la Moldavie aussi
L’Argentine et le Mexique, de potentiels BRICS, se sont encore rapprochés des USA et de son dollar.
La Chine ni personne n’a reconnu les annexions de la Russie en Ukraine (sauf peut-être la Corée du Nord et l’Iran)
Les raffineries de pétrole sont attaquées sur le sol russe,
Gazprom est en train de couler
Les dépenses militaires sont passées à 8% du PiB (elles étaient à 15% du temps de la Guerre Froide)
Poutine ne veut pas communiquer les pertes humaines côté russe, j’ai un chiffre en tête, 150 000 morts et non les 50 000 qu’on laisse circuler
Il n’y a aucun signe d’effondrement du front ukrainien dont on parle depuis le début de l’année, je suis la situation sur les sites russes, si pendant quelques semaines les Russes ont réussi à avancer d’un kilomètre par jour ou tous les deux jours, ils sont de nouveau complètement bloqué
Aucune des villes perdues au moment de la contre offensive surprise ukro de septembre n’a été reprise: Kherson ouest, Izioum, Kupiansk
Plus personne ne parle d’Odessa, de Kharkov, encore moins de Kiev, ce qui ne va pas empêcher les pro Poutine de dire « qu’il n’en a jamais été question », je doute que le peuple russe se contente d’aussi maigres résultats militaires compte tenu des sacrifices qu’ils consentent et de l’ambition qu’ils ont pour leur pays.
Conclusion générale: Poutine est immobilisé par ses oppositions internes, à moins qu’il ne soit là pour couler lentement le monde russe.
Je n’ai pas l’impression que la Russie ménage les Ukrainiens, je pense plutôt qu’ils ménagent l’Ouest, ils ont le souci de ne pas commettre l’irréparable pour pouvoir reprendre une vie normale avec l’Ouest après la guerre, raison pour laquelle la Russie ne souhaite même pas un affaiblissement de ses adversaires. Ils se font de graves illusions, l’Ouest cherche la capitulation définitive de la Russie et son exclusion en tant que compétiteur mondial (pour la France, cela s’est fait à Waterloo, pour l’Allemagne, à Nuremberg), à la fin, il ne doit rester que les Judéo-Saxons.
Les Russes ont ménagé les Ukrainiens au début de l’intervention, pour s’apercevoir ensuite que ces derniers les méprisent et les haïssent. Cependant, ils continuent à les ménager, mais c’est comme vous l’avez bien senti parce qu’ils veulent préserver l’image qu’ils donnent de la Russie en s’imaginant que leurs relations avec l’Occident pourraient par la suite redevenir « normales ». Et ce faisant, ils commettent effectivement une triple erreur : erreur stratégique dans leur appréhension de l’ennemi ukrainien et de la conduite des opérations contre lui, erreur politique à l’égard des républiques de la Fédération de Russie plus ou moins irrédentistes qui y voient une preuve de faiblesse, et grave illusion quant aux intentions ultérieures des Etats-Unis et de l’Occident à leur égard.
La responsabilité personnelle de Poutine, à la lumière de ce qui se passe maintenant en Ukraine – c’est encore quelque-chose que vous avez parfaitement bien vu – se pose dès lors avec une acuité particulière. Depuis son accession au pouvoir, il n’a cessé, en maintes occasions, d’une manière ou d’une autre et contre toute évidence, de rechercher un rapprochement avec des Occidentaux qui l’ont toujours ignoré. Il n’a réagi que très tard aux menées hégémonistes US (Syrie et maintenant Ukraine), ou quand il ne pouvait vraiment plus faire autrement (Tchétchénie et puis Géorgie). Et on s’aperçoit maintenant que la reconstruction du potentiel militaire russe, après l’effondrement soviétique, n’a pas eu lieu, ou alors très incomplètement et très insuffisamment, malgré la professionnalisation des forces armées, tandis que le potentiel militaro-industriel a été visiblement négligé complètement.
On avait pris Poutine pour un grand chef d’état. C’est plutôt une impression d’incompétence qui se fait jour maintenant. En espérant qu’il ne soit pas, comme vous le suggérez – et j’avoue en avoir été moi aussi effleuré par l’idée – le « liquidateur » de la Russie, qui aurait reconnu aux Etats-Unis la prééminence mondiale en échange d’une illusoire non-belligérance contre un pré-carré russe réduit de plus en plus à une peau de chagrin.