Nous donnons ci-dessous la transcription des dépêches de Jean Paul Boncour, ministre de France en Hongrie (le représentant français en Hongrie n’a pas à l’époque rang d’ambassadeur). Elles sont significatives d’un certain formatage de l’esprit au Quai.
Si on ne voit l’insurrection de Budapest que comme une révolte anticommuniste dans la foulée de la mort de Staline le 5 mars 1956, on ne peut y voir qu’une tragédie sans espoir, condamnée par avance à l’échec et dont on se demande même comment elle a pu voir le jour.
En réalité, c’était aussi une révolte de libération contre une bureaucratie bolchévik totalement entre les mains de Juifs hongrois, revenus d’URSS dans les bagages de l’Armée rouge, lesquels, au passage, ne peuvent donc pas être comptés dans les morts à Auschwitz : les Hongrois avaient sans doute des raisons de ne pas entièrement faire confiance à la version officielle de l’histoire sur ce sujet, une version d’ailleurs essentiellement soviétique.
Mais en 1956, les Hongrois, à défaut de se débarrasser des communistes, vont au moins réussir à se débarrasser de l’emprise de ces révolutionnaires apatrides, exit les Mátyás Rákosi et les Ernő Gerő, place à János Kádár.
Et pourtant, Boncour se montre incapable d’évoquer cet aspect particulier de la révolte, il passe à côté. Le fait qu’il rapporte les événements en les analysant à chaud pour « éclairer » le gouvernement français sur les suites possibles du mouvement n’est pas une excuse, les événements couvaient depuis plusieurs semaines au point qu’un journaliste français d’origine hongroise, Thomas Schreiber, était déjà présent pour L’Express, le périodique d’un certain J.-J. Servan-Schreiber. On pouvait donc déjà se faire une bonne idée de la nature de la révolte.
Ce qui fait plaisir, c’est que les Hongrois d’aujourd’hui sont les dignes successeurs de ceux de 1956 et un espoir pour nous.
Dépêche de Jean Paul Boncour, Ministre de France en Hongrie à Christian Pineau, ministre des Affaires étrangères, Budapest le 26 octobre 1956 :
A.S.: Événements des 23 – 24 et 25 octobre
On sait que depuis l’affaire de Poznan, l’intelligentsia hongroise, de plus en plus suivie par la masse d’un peuple partagé entre de nouveaux espoirs et un intense sentiment d’oppression, n’a cessé d’échauffer progressivement les esprits, pour en arriver, à partir du 23 octobre, à des émeutes sanglantes dont les observateurs avertis avaient pourtant jusque-là, écarté l’hypothèse.
Le point de départ de la situation doit être recherché dans la diffusion d’un article publié par un journal nouveau l’Ingénieur de l’avenir, organe des étudiants de l’Université technique. Cet article réclamait, entre autres, le départ immédiat des troupes russes, le rétablissement du drapeau national hongrois et la démolition de la statue de Staline, monument colossal et, aux yeux de tous, symbolique. En même temps, les étudiants de l’Université technique diffusent un tract invitant la population à une manifestation de sympathie pour le peuple polonais.
La première réaction des pouvoirs publics est d’interdire cette démonstration. Mais comme le bruit court qu’il s’agit de fleurir la statue du général Bem, héros polonais de la guerre d’indépendance hongroise, le gouvernement se résigne à donner son autorisation.
À partir de ce moment, les événements vont se précipiter: on évalue en définitive à 200 000 personnes, la foule composée d’étudiants, puis en proportion croissante d’ouvriers et de militaires, qui, drapeaux tricolores en tête, défile devant la statue de Bem en chantant l’hymne national puis «La Marseillaise». Les manifestants passent devant le ministère des Affaires étrangères, exigent et obtiennent que celui-ci soit pavoisé aux couleurs tricolores. Devant le ministère de l’Intérieur, ils réclament le retour de Nagy au pouvoir et l’élection d’un Parlement libre. Dans la soirée du 23, des ouvriers, leur travail terminé, se joignent à la foule. Tous se dirigent alors vers le Parlement, puis vers la Radio dans l’espoir d’exercer une pression sur Gerö qui doit y parler: peine perdue car celui-ci prononce un discours qui est bien le plus plat ramassis de slogans qui ait pu germer dans le cerveau d’un membre du Parti et dans lequel, en particulier, on relève, un vif éloge du comportement de l’URSS. Loin d’apaiser les esprits, cette déclaration fait monter la température, et en quelques heures, les manifestants se répandent dans toutes les parties de la ville, occupant les carrefours, arrêtant et vidant de leur contenu les voitures officielles. […]
Dépêche de Jean Paul Boncour, Ministre de France en Hongrie à Christian Pineau, ministre des Affaires étrangères, Budapest le 26 octobre 1956 au soir :
A.S.: Nature et atmosphère du mouvement insurrectionnel
«Prenez garde aux provocateurs sous l’influence desquels une partie de notre jeunesse est malheureusement tombée.»
Ainsi s’exprimait Gerö dans sa dernière et maladroite radiodiffusion du 23 octobre au soir; une heure après, les coups de feu commençaient à ponctuer les manifestations bruyantes mais pacifiques des étudiants entrainant avec eux la population. L’émeute commençait.
On trouve une mise en garde du même ordre, le lendemain 24, dans le premier appel radiodiffusé d’Imre Nagy, président du Conseil désigné. C’est le moment où, fraternisant avec quelques équipages de tanks soviétiques, la foule marchait sur le palais du Parlement pour s’y faire mitrailler par des renforts de chars russes. On peut se demander où résidait, pour le peuple magyar, sinon pour le régime, la «provocation».
Depuis lors, les appels à la reddition se renouvellent sans succès. Au moment où j’écris ces lignes pour une valise qui ne saurait arriver cette nuit de Bucarest, le nouveau président du Conseil, Imre Nagy, suivi avec d’ouvertes réticences par le comité central du Parti des travailleurs hongrois, a accepté plus que ne le demandaient les émeutiers de mardi soir; il approuve aussi toutes les revendications d’une centrale syndicale qui met visiblement la conjoncture à profit pour s’affranchir de la bureaucratie du régime.
Autrement dit, le chef du gouvernement serait d’accord pour demander aux Russes d’évacuer la capitale, puis tout le pays; pour que la constitution du gouvernement ne soit plus la prérogative du parti communiste; pour que les usines appartiennent aux ouvriers et soient dirigées par des comités d’entreprises; pour que soient révisés tous les traités inégaux avec Moscou; pour que l’uranium hongrois soit exploité en exclusivité par la Hongrie; pour que justice publique soit faite des rakosistes coupables; pour que pleine liberté soit laissée aux paysans; pour que le pacte de Varsovie soit dénoncé et que la Hongrie neutralise sa politique; pour une politique générale en harmonie avec celle de Gomulka, etc.
Et voici la conclusion de la plupart de ces déclarations radiodiffusées: «Amnistie est accordée à tous les insurgés qui déposeront leurs armes avant 22 heures». Là s’arrête la prose gouvernementale; mais elle est énergiquement ponctuée par le commandement soviétique: «Ceux qui ne déposeront pas leurs armes avant 22 heures seront séance tenante passés par les armes».
Je doute que cet appel à la reddition soit plus efficace que les précédents.
Ma voiture a été arrêtée, vers 16 heures, à un kilomètre de ma résidence, par un groupe d’insurgés dont le chef était un des auxiliaires du service de presse (en vacances, faute de journaux) de la légation d’Angleterre. Il m’a expliqué qu’ils attendaient des armes pour attaquer les postes de police politique de sécurité qui se trouvent à Buda et il a ajouté: «vous voyez maintenant, monsieur le ministre, que le peuple magyar a une colonne vertébrale («bones»), n’est-ce pas magnifique? Il n’est pas un peuple au-delà du rideau de fer qui oserait en faire autant».
Il était environné de jeunes hommes et jeunes femmes sans parler des gamins. Tous applaudissaient son anglais sans trop le comprendre. Les privations, cependant, sont en train d’assaillir plus que jamais une population exténuée par trois nuits de destruction et de carnage. Jusqu’à quand tout ce monde restera-t-il à ce degré maximum d’exaltation patriotique?
On y est venu en quatre jours à peine.
Lundi 22, les masses étaient encore passives, se demandant si vraiment l’aube de la liberté se lèverait aussi vite que le lui assurait tout une jeunesse qui déserta le lendemain les foyers familiaux. Parmi les adultes et les vieillards, on en était encore à l’atmosphère du meeting de Györ relatée en annexe à mon bordereau EU 1013, IP 1014, par le présent courrier.
Mardi 23, d’abord stupéfaite de voir le monôme propolonais des étudiants dégénérer en manifestation de masses contre le régime, sans que la police s’y opposât, la population de Budapest s’est vite laissée joyeusement entraîner par cette jeunesse. Le soir venu, c’était en plein l’atmosphère de la Libération de Paris: une foule immense assistait au renversement de la statue de Staline et, dans cette cohue, j’ai vu pousser des vieillards dans leur fauteuil roulant, des enfants en bas âge portés sur les épaules de leurs parents; j’ai vu aussi des centaines d’automobiles, c’est-à-dire, autant de bénéficiaires du régime. Après deux heures d’efforts impuissants des étudiants, quelques-uns de ces ouvriers de banlieue que Gerö avait appelés à son secours, découpaient les jambes de la statue au chalumeau oxhydrique, et le colosse de métal s’écroulait enfin.
À ce moment-là, de toutes parts, les coups de feu claquaient déjà et, vers minuit, les tanks russes dégageaient à coup de mitrailleuses les abords de l’ambassade soviétique envahis de tous côtés par les émeutiers. Imperturbablement, la même foule joyeuse, constamment renouvelée, n’en continuait pas moins de contempler un spectacle à vrai dire peu banal: l’éclairage électrique ayant été éteint sur la place, c’est à la lueur d’un immense brasier allumé à l’orée du «bois de la ville», que les «Lilliputiens» s’acharnaient à coups de marteau sur la botte gauche, restée en place sur le socle, de «Gulliver» gisant à côté.
Mercredi 24, journée et nuit de bagarres sanglantes, pillages et incendies. Atmosphère angoissée d’émeutiers sous le coup d’un ultimatum russe.
Jeudi 25 matin, le sentiment qui domine est l’indignation causée par les destructions de la répression soviétique dans certains quartiers et aussi par le pillage nocturne des boutiques où la population venait d’être autorisée à aller se ravitailler pendant quelques heures; après le carnage aux abords du Parlement, vers midi, on en était au stade de la fureur vengeresse mêlée à des espoirs fous nés d’une pseudo fraternisation avec quelques équipages de tanks soviétiques que la foule avait pu submerger, faute d’infanterie pour les protéger; et surtout, la Honved se révélait fournir presque ouvertement un appui de plus en plus puissant aux insurgés en armes, munitions et instructeurs; vainement, aux soldats débandés de la garnison, la radiodiffusion officielle répétait-elle l’indication de quelques casernes de ralliement; la radio L’Europe libre était là pour leur dire que les promesses gouvernementales d’amnistie étaient autant de mensonges et que leur intérêt et leur devoir étaient de se joindre aux insurgés.
À midi, jeudi, il devenait urgent pour les chefs de l’insurrection – lesquels sont toujours, semble-t-il, les étudiants dissidents de l’organisation officielle des jeunesses DISZ, – de savoir ce que veulent au juste les insurgés en continuant la lutte. Imre Nagy, en effet, leur concédait pratiquement toutes leurs revendications des quarante-huit heures précédentes.
C’est alors qu’on put réaliser à quel point l’incontestable popularité de ce communiste libéral dont les manifestants avaient eux-mêmes demandé le retour à la tête de l’État, avait peu résisté à la protection des chars russes derrière lesquels s’abritait son gouvernement. On voulait toujours bien d’Imre Nagy et même du titiste Kadar, mais plus à la tête de l’État; et dans la nuit de jeudi à vendredi, l’imprimerie «l’étoile rouge», prise d’assaut, sortait à l’intention surtout de la province, la proclamation d’un gouvernement révolutionnaire provisoire dont on ignore encore la composition, sinon qu’Imre Nagy et Kadar sont encore appelés à en faire partie.
S’il était possible que la bataille, ses destructions et les pertes en vies humaines, se poursuivissent au même rythme dans les jours qui vont suivre, il est à supposer que les insurgés ne voudraient même plus d’Imre Nagy, ni, à plus forte raison, de Kadar et Belgrad serait bien déçu.
Et cependant…
Cependant il est remarquable qu’à la différence de la province, le nom du cardinal Mindzenty n’ait pas été prononcé à ce jour par cette jeunesse de Budapest qui est encore à la tête du mouvement révolutionnaire.
Caractéristique est aussi l’appel de Mgr Grosz pour qu’il soit enfin mis fin à l’effusion du sang, appel approuvé par le Vatican si j’ai bien compris une information de notre radiodiffusion nationale.
La réaction attend peut-être dans l’ombre; elle n’ose pas venir encore au premier plan et, en dehors de la radio L’Europe libre, il n’existe en vérité aucun élément provocateur. La propagande officielle le sait mieux que personne puisque, rendant compte au micro d’interrogatoires d’insurgés faits prisonniers, elle explique qu’ils ont été dupes de voyous («hooligans») ou de professionnels du pillage.
C’est notre compatriote Schreiber, de la RTF, qui, venu récemment ici après plusieurs années d’émigration, et se retrouvant quelques jours au sein de sa famille hongroise, m’avait dit: «Mindzenty et les Américains, tout cela ne compte plus guère, même pour la petite bourgeoisie; l’intelligentsia hongroise est résignée à ce que des communistes restent au pouvoir pourvu qu’ils se montrent libéraux».
Et voici le propos que me rapportait, à l’instant, un collègue américain qui, en bas de ma rue, venait d’interroger un insurgé auprès de deux tanks soviétiques qui flambaient encore:
«Les communistes, on sait bien qu’on ne peut pas s’en débarrasser. Du moins, après la leçon que nous leur infligeons, n’oseront-ils plus nous appliquer le même régime que par le passé et peut-être aussi que, dégoûtés, les Russes s’en iront».
Source : Dans les archives secrètes du Quai d’Orsay, Éditions L’Iconoclaste, Paris, 2017
A lire :
Quand on voit ce qu’on voit dans nos rues aujourd’hui, c’est à vous faire regretter les rouges!