Certains commentateurs estiment aujourd’hui qu’Israël assiégée de toute part pourrait imploser sous l’effet d’une guerre civile imminente. Ce scénario ne peut pas être écarté d’un revers de main parce qu’il a déjà eu lieu dans l’Antiquité romaine. En 70 ap. J -C., le siège de Jérusalem se termine par la victoire des Romains, mais ce ne sont pas eux qui donnent l’ordre de dispersion, ce sont les Juifs eux-mêmes qui après s’être massacré entre eux dans Jérusalem assiégée estiment qu’ils ne peuvent plus vivre ensemble et se dispersent.
En cas de victoire, les Romains, en général, ne chassaient pas le peuple vaincu de là où il se trouvait. Certes, il y avait le cas fréquent qui pouvait se produire pour des tribus mineures quand elles étaient vaincues d’être réduites en esclavage, dispersées aux quatre coins de l’Empire après avoir « abjuré » leur nationalité par « deditio » ; les familles étaient séparées, les individus mis séparément à disposition des divers propriétaires, mais si cette séquence deditio – esclavage – dispersion s’était réalisée pour les Juifs, on n’en aurait plus jamais entendu parler.
Non, la dispersion est bien l’effet de la guerre civile entre trois factions Zélotes : celle d’Éléazar ben Simon, qui tenait le Temple de Jérusalem situé sur une sorte d’acropole semblable à celle d’Athènes, celle de Jean de Gishala, qui tenait le mont du Temple, et celle de Simon Bar Giora qui tenait la ville haute et une partie de la ville basse. Ça, c’était la situation au début du siège, mais il faut citer aussi la « faction » des Grands Prêtres, qui a perdu dès le début, et les Iduméens qui en grande partie repartiront de Jérusalem.
Les Zélotes sont connus pour être les plus virulents fanatiques, c’est d’eux que vont naître les « Sicaires », premiers terroristes de l’histoire et qui tiendront Massada qui tombera trois ans après Jérusalem.
Nous donnons ci-dessous de larges extraits des livres 4 et 5 de La Guerre des Juifs de Flavius Josèphe. Pour mémoire, nous avons déjà rencontré cet auteur au moins à trois reprises sur JN, au sujet des meurtres rituels, on citait alors son Contra Apione, au sujet de Manéthon, on citait alors son Antiquité Juive, et au sujet des Sicaires, on citait alors déjà la Guerre des Juifs. Flavius Josèphe (37 ap. J.-C – 100 ap. J.-C ), contemporain et acteur des événements dont il parle, s’était rallié aux Romains et est donc par lui-même un bon exemple des dissensions qui régnaient entre les Juifs.
Il rédigeait ses œuvres en hébreu et en (mauvais) grec, il a été très critiqué par des auteurs contemporains, spécialement pour La Guerre des Juifs, et il s’est lui-même dédit sur certains points par la suite dans son autobiographie. Dans les extraits suivants il ne s’agit pas de le suivre dans les bons et les mauvais points qu’il distribue, mais de voir comment sur des pages et des pages il s’étale sur les dissensions entre les Juifs, les pillages, les tueries, au point que par moments, le lecteur oublie qu’il s’agit en principe d’un récit d’une guerre contre les Romains, et, plus étonnant, donne l’impression que les Juifs eux-mêmes perdent parfois complètement de vue les légions romaines qui les encerclent. (Cela dit, les Romains aussi avaient leurs problèmes internes, avec une bataille de succession après la mort de Néron, tout comme aujourd’hui les Palestiniens, les musulmans et le Moyen-Orient en général)
Trad. en français sous la dir. de Théodore Reinach,…. trad. de René Harmand,… ; révisée et annotée par S. Reinach et J. Weill E. Leroux, 1900-1932. Publications de la Société des études juives
FLAVIUS JOSÈPHE Guerre des juifs. LIVRE 4
III. Les zélateurs et Ananos
1. Réception de Jean à Jérusalem. – 2. Mouvements en Judée. – 3. Les zélateurs font irruption à Jérusalem. – 4-6. Excès des zélateurs. – 7-8. Insurrection d’Ananos ; les zélateurs occupent le Temple. – 9-10. Indignation populaire ; discours d’Ananos.- 11- 12. Combat contre les zélateurs, qui sont bloqués dans le Temple. – 13. Trahison de Jean de Gischala. – 14. Jean conseille aux zélateurs de solliciter une aide étrangère
1. A l’entrée de Jean dans celte ville, tout le peuple se répandit au-devant de lui, et la multitude, groupée autour de chaque fugitif, le questionnait sur les malheurs survenus au dehors. La respiration brûlante et encore haletante de ces hommes témoignait de leur détresse ; mais ils montraient de la jactance dans l’infortune, déclarant qu’ils n’avaient pas fui devant les Romains, mais qu’ils venaient pour les combattre sur un terrain sûr. « Il eût été, disaient-ils, déraisonnable et inutile d’exposer témérairement nos vies pour Gischala et d’aussi faibles bourgades, alors qu’il faut réserver et employer nos armes et nos forces pour la défense de la métropole. » Ils racontèrent ensuite la prise de Gischala, et la plupart des auditeurs comprirent que c’était bien une fuite qu’ils décoraient pompeusement du nom de retraite. Mais quand il apprit les nouvelles relatives aux prisonniers, le peuple fut extrêmement consterné et vit là une annonce du sort qui l’attendait si la ville était prise. Jean, sans rougir d’avoir abandonné ces malheureux, s’empressait auprès des groupes des citoyens et les exhortait à la guerre en exaltant leurs espérances. Les Romains, disait-il, étaient faibles ; ils disposaient eux-mêmes de grandes forces; raillant l’ignorance du vulgaire, il prétendait que les Romains, eussent-ils des ailes, ne pourraient jamais franchir les murs de Jérusalem, après avoir éprouvé tant d’échecs autour des villages de Galilée et perdu tant de machines devant leurs remparts.
2. Ces propos séduisirent la plupart des jeunes gens et les décidèrent à la guerre ; quant aux sages et aux vieillards, il n’y en avait pas un qui ne prévit les événements à venir et ne fût dans le deuil, comme si déjà la ville était perdue. Le peuple était donc en pleine confusion ; mais la multitude des campagnes avait précédé Jérusalem dans la voie de la sédition. Titus, passant de Gischala à Césarée et Vespasien de Césarée à Jamnia et Azot, soumirent ces villes et s’en retournèrent après y avoir établi des garnisons, emmenant avec eux un grand nombre de citoyens qui avaient engagé leur foi. Dans chaque cité s’élevaient des troubles et des luttes intestines : à peine les Juifs respiraient-ils, à l’abri de l’hostilité des Romains, qu’ils tournaient contre eux-mêmes leurs propres bras. Entre les partisans de la guerre et ceux qui souhaitaient la paix, la discorde était acharnée. D’abord ce fut dans les maisons que la querelle sépara des hommes longtemps unis : ensuite on vit des gens, liés d’une étroite amitié, s’élever les uns contre les autres, et, chacun s’attachant à ceux de son parti, ils se divisèrent en camps opposés. La sédition était partout : l’élément révolutionnaire et belliqueux triomphait par sa jeunesse et son audace des vieillards et des hommes prudents. Les deux partis commencèrent par piller leurs voisins : puis on vit paraître des bandes de brigands qui dévastaient la contrée. Par leurs cruautés et leurs vexations, ces Juifs, aux yeux de leurs victimes, ne se distinguaient en rien des Romains ; même les populations ravagées trouvaient moins dur le sort de ceux qui étaient captifs des étrangers.
3. Cependant les garnisons des villes, soit par crainte d’un échec, soit par haine de la nation juive, n’apportaient que peu ou point de secours à ceux qui étaient ainsi molestés. Enfin, rassasiés du pillage de la campagne, les chefs des bandes de brigands répandues partout se réunirent, et, formant une armée du mal, s’introduisirent) pour sa ruine, dans la ville de Jérusalem. Celle-ci n’avait pas de chef militaire et, suivant la coutume des ancêtres, accueillait tous les gens de même nation, en ce moment surtout où l’on croyait que tous les arrivants étaient animés de sentiments bienveillants et venaient en alliés. Ce fut là ce qui devait plus tard précipiter la ville dans l’abîme, en dehors même de la sédition ; car cette multitude inutile et oisive consomma les subsistances qui auraient suffi à l’entretien des combattants ; outre la guerre, les habitants attirèrent sur eux mêmes la discorde et la famine.
4. D’autres brigands vinrent aussi de la campagne à la ville et, se joignant aux brigands encore pires qu’ils y trouvèrent, ne s’abstinrent plus d’aucun forfait. Ne se bornant pas à des pillages et à des vols de vêtements, leur audace s’emporta jusqu’à des assassinats, qu’ils ne se contentaient pas de commettre la nuit, ou en secret, ou sur le premier venu, mais ouvertement, en plein jour, en commençant par les plus illustres citoyens. D’abord ils saisirent et emprisonnèrent Antipas, homme de race royale, et l’un des plus importants citoyens, à qui même avait été confié le trésor public; après lui ce furent un certain Levias, un des notables, et Syphas, fils d’Arégétès, tous deux également de sang royal, et d’autres encore qui paraissaient occuper dans le pays un rang élevé. Alors une panique se déchaîna dans le peuple et, comme si la ville avait été prise d’un coup de force, chacun ne songea plus qu’à pourvoir à son salut.
5. Cependant, il ne suffisait pas aux brigands de mettre en prison ceux qu’ils avaient saisis; ils ne trouvaient pas prudent de garder ainsi des personnages si puissants, car leurs familles où les hommes ne manquaient pas, étaient capables de les venger; ils craignaient aussi que le peuple ne se soulevât contre de pareilles illégalités. Ils résolurent donc de les tuer, et chargèrent de cette mission le plus sanguinaire d’entre eux, un certain Jean, qui dans le langage du pays s’appelait «fils de Dorcas »; dix compagnons se rendirent avec lui dans la prison, armés de glaives, et ils tuèrent les prisonniers. Ils colorèrent d’un grand mensonge cet affreux forfait, prétextant que ces citoyens étaient entrés en pourparlers avec les Romains pour leur livrer Jérusalem et qu’ils avaient été mis à mort comme traîtres à la cause commune de la liberté; en un mot, ils se vantèrent de leurs crimes comme s’ils étaient les bienfaiteurs et les sauveurs de la cité.
6. Enfin, le peuple se trouva réduit à un tel degré d’impuissance et de terreur, et les factieux s’emportèrent à un tel degré de folie qu’ils prirent en mains l’élection des grands prêtres. Sans tenir aucun compte des familles parmi lesquelles les grands prêtres étaient choisis alternativement, ils élevèrent à cette charge des hommes inconnus et de basse origine, pour trouver en eux des complices de leurs impiétés; car ceux qui obtenaient, sans en être dignes, les plus grands honneurs, devaient être nécessairement soumis à ceux qui les leur avaient procurés. Quant aux prêtres qui étaient en charge, les factieux les mettaient aux prises par des machinations et des mensonges, cherchant leur propre avantage dans les querelles de ceux qui pouvaient leur faire obstacle: jusqu’au moment où, rassasiés de crimes commis envers les hommes, ils élevèrent leur insolence contre Dieu et portèrent leurs pieds souillés dans le sanctuaire.
7. La multitude commençait d’ailleurs à se soulever contre eux, à la voix du plus âgé des grands prêtres, Ananos, homme d’une parfaite modération et qui peut-être eût sauvé la ville, s’il avait échappé aux mains des conjurés. Mais ceux-ci firent du Temple de Dieu leur citadelle et leur refuge contre les troubles civils; le Saint des Saints devint l’asile de leur tyrannie. A tout cela s’ajouta de la bouffonnerie, plus pénible encore que les forfaits ; car pour éprouver l’abattement du peuple et mesurer leur propre puissance, ils entreprirent de tirer au sort les grands prêtres, alors qu’ils se succédaient, comme nous l’avons dit, au sein des mêmes familles. Ils donnaient pour prétexte de cette innovation un ancien usage, prétendant que le tirage au sort avait aussi, dans l’antiquité la fonction sacerdotale: mais en fait, il y avait là une violation d’une loi solidement établie, et un moyen pour eux d’acquérir de l’autorité en s’attribuant à eux-mêmes le droit de conférer de hautes fonctions.
8. En conséquence, ils mandèrent une des tribus pontificales, la tribu Eniachim et procédèrent au choix par le sort d’un grand prêtre: le hasard désigna un homme dont la personne témoignait trop bien de leur infamie. C’était un nommé Phanni, fils de Samuel, du bourg d’Aphthia. Non seulement il n’appartenait pas à une famille de grands prêtres, mais il était ignorant au point de ne pas savoir ce qu’étaient les fonctions sacerdotales. Ils l’arrachèrent donc malgré lui à la campagne et, comme un acteur en scène, le parèrent d’un masque étranger; ils lui firent revêtir les vêtements sacrés et l’instruisirent de ce qu’il avait à faire. Pour ces gens, une si grande impiété n’était qu’un sujet de moquerie et de badinage; mais les autres prêtres, contemplant de loin cette dérision de la loi, ne pouvaient retenir leurs larmes et pleuraient sur cette dégradation des honneurs sacrés.
9. Ce dernier trait d’audace parut insupportable au peuple qui se souleva en masse comme pour abolir la tyrannie. Ceux qui passaient pour les chefs du peuple, Gorion, fils de Joseph, et Siméon, fils de Gamaliel, encouragèrent dans les assemblées un grand nombre de Juifs, qu’ils visitaient d’ailleurs chacun en particulier, à punir sans tarder les violateurs de la liberté, à purifier le sanctuaire de ces meurtriers. Quant aux grands prêtres, les plus illustres d’entre eux, Jésus, fils de Gamalas et Ananos, fils d’Ananos, reprochaient au peuple, dans des réunions, son indolence, et l’excitaient contre les zélateurs; car ils s’étaient donné ce nom à eux-mêmes, comme si des actions vertueuses, et non les entreprises les plus criminelles, étaient l’objet véritable de leurs efforts.
10. La multitude se réunit donc en assemblée. Tous étaient irrités de l’usurpation des lieux saints, des pillages et des meurtres. Mais on n’essayait pas encore d’opposer de la résistance, par peur des difficultés, assurément réelles, qu’on voyait à se délivrer des zélateurs. Ananos, debout au milieu de cette foule, après avoir plusieurs fois jeté sur le Temple ses yeux remplis de pleurs, s’exprima ainsi: » Certes, il eût été beau pour moi de mourir avant de voir la maison de Dieu pleine de si affreux sacrilèges, et les lieux sacrés devenus inaccessibles, pouvant à peine offrir assez de place aux meurtriers qui s’y pressent. Mais revêtu du vêtement de grand prêtre, et portant le plus honorable des noms qui inspirent le respect, je vis, j’aime cette lumière du jour, sans que ma vieillesse même me réserve une mort glorieuse: mais je suis seul, et c’est dans la solitude, pour ainsi dire, que je donnerai ma vie seule pour la cause de Dieu . Car pourquoi vivre au milieu d’un peuple insensible à ses malheurs, qui a perdu la faculté de réagir contre les misères qui pèsent sur lui ? Aux pillages vous opposez la résignation, aux coups le silence: vous ne gémissez même pas ouvertement sur les victimes ! O l’amère tyrannie ! Mais pourquoi blâmer les tyrans ? n’ont-ils pas été encouragés par vous et votre résignation ? N’est-ce pas vous qui, dédaignant les premiers auteurs de troubles, encore peu nombreux, avez grossi leurs rangs par votre silence, qui êtes demeurés inactifs tandis qu’ils s’armaient ? N’avez-vous pas tourné ces armes contre vous-mêmes quand il fallait briser leurs premières attaques, au moment où leurs outrages s’adressaient à vos compatriotes ? Par votre négligence, vous avez excité au pillage ces scélérats; vous ne teniez aucun compte des maisons saccagées; aussi s’en prirent-ils bientôt à leurs possesseurs, et quand ceux-ci étaient entraînés à travers la ville, nul ne les défendait. Ils ont chargé de honteuses chaînes ceux que vous avez trahis. Je n’ai pas besoin de dire leur nombre et leur condition; mais ces prisonniers, qui n’avaient été ni accusés ni jugés, nul ne leur porta secours. Le résultat fut que vous les vîtes encore massacrer. Ce spectacle, nous l’avons contemplé, avec la même indifférence que celui d’un troupeau de bêtes dénuées de raison, où l’on choisit successivement, pour les traîner à la mort, les plus belles victimes; nul n’a haussé la voix, bien loin de lever la main. Supportez donc, supportez la vue des lieux saints foulés aux pieds de ces hommes, et, quand vous aurez vous-mêmes dressé sous les pas de ces sacrilèges tous les échelons de l’audace, ne vous montrez point impatients qu’ils soient au sommet ! Car ils auraient risqué quelque entreprise plus monstrueuse encore: s’ils en connaissaient une plus abominable que la destruction des lieux saints. Le point le mieux fortifié de la ville est entre leurs mains; il faut maintenant appeler le Temple une acropole, une forteresse; mais quand vous êtes soumis à une tyrannie si bien fortifiée, quand vous apercevez vos ennemis au-dessus de vos têtes, quels desseins formez-vous, contre qui votre colère s’échauffe-t-elle? Attendrez-vous donc que les Romains portent secours à nos lieux sacrés? La ville en est-elle venue à ce point d’infortune, en sommes-nous à cette extrémité de misère que vos ennemis mêmes doivent avoir pitié de nous? Ne vous soulèverez-vous pas, ô les plus malheureux des hommes! et n’allez-vous pas, en vous rebiffant contre les coups, comme le font même les bêtes sauvages, résister à ceux qui vous frappent? Ne vous souviendrez-vous pas, chacun de vous, de vos propres malheurs et, vous rappelant ce que vous avez souffert, ne vous exciterez-vous pas contre eux à la vengeance? Avez-vous donc laissé périr en vous le sentiment le plus honorable et le plus instinctif, l’amour de la liberté ? Sommes-nous devenus amis de l’esclavage, de la tyrannie, comme si nos ancêtres nous avaient légué l’esprit de soumission? Mais ils avaient, eux, soutenu pour leur indépendance de nombreuses et grandes guerres : ils n’ont cédé ni à la domination des Égyptiens, ni à celle des Mèdes, parce qu’ils étaient décidés à ne pas accepter d’ordres. Mais pourquoi faut-il parler des actions de nos ancêtres? Cette guerre actuelle contre les Romains (avantageuse, opportune ou non, je ne veux pas l’examiner), quelle autre cause a-t-elle que la liberté ? Et alors, quand nous ne supportons pas les maîtres du monde, endurerons-nous la tyrannie de compatriotes ? Assurément, la soumission à des étrangers peut être expliquée par une défaveur temporaire de la fortune; mais l’obéissance à des concitoyens scélérats n’est qu’ignominie et servilité. Et puisque je viens une fois de parler des Romains, je ne vous dissimulerai pas l’idée qui, tombant au milieu de mon discours, a donné un nouveau cours à ma pensée : c’est que, fussions-nous en leur pouvoir (puisse la réalité démentir ces paroles !), nous n’aurons pas à souffrir de traitement plus cruel que celui qui nous est infligé par ces misérables. N’est-ce pas un spectacle digne de larmes que de voir, dans le Temple même, les offrandes des Romains, et, d’autre part, le produit des vols de nos compatriotes, qui ont violé et souillé la gloire de la capitale, mettant à mort des hommes sur lesquels nos ennemis mêmes, vainqueurs, n’auraient pas porté les mains? Les Romains n’ont jamais franchi les limites accessibles aux profanes, ni transgressé aucun de nos saints usages; ils ont contemplé de loin et avec respect l’enceinte des lieux consacrés, et il nous faut voir des hommes, nés dans ce pays, nourris dans nos traditions et appelés Juifs, qui vont et qui viennent au milieu du sanctuaire, les mains encore chaudes du sang de leurs frères ! Après cela, craindra-t-on encore la guerre étrangère et des gens qui, comparés à nos concitoyens, sont beaucoup moins cruels ? Car, si l’on doit adapter aux choses des appellations exactes, on trouvera peut-être que les Romains sont les soutiens de nos lois, alors que ceux qui habitent dans ces murs sont leurs ennemis. Mais en ce qui touche ces criminels conspirateurs contre la liberté et l’impossibilité de trouver un châtiment à leur mesure, je pense que vous étiez convaincus chez vous avant mon discours et exaspérés contre ceux dont vous avez souffert les méfaits. Peut-être cependant la plupart d’entre vous sont-ils effrayés de leur nombre et de leur audace, et aussi de l’avantage des lieux qu’ils occupent. Mais c’est votre négligence qui a produit cette situation, et vos délais l’aggraveraient encore: car leur multitude se grossit chaque jour de tous les mauvais citoyens qui passent dans les rangs de leurs semblables. L’absence de tout obstacle, jusqu’à présent, excite leur audace, et ils profiteront sans doute de la supériorité du terrain pour préparer leurs actes, si nous leur en laissons le temps, Croyez que si nous marchons contre eux, leur conscience troublée sera pour eux une cause de faiblesse ; leurs réflexions détruiront l’avantage qu’ils doivent à l’élévation du terrain. Peut être Dieu, qu’ils ont outragé, va-t-il rejeter contre eux leurs projectiles et détruire ces impies par leurs propres traits. Montrons-nous seulement à eux et les voilà en déroute. Il est beau, d’ailleurs, s’il y a danger, de mourir près des portiques sacrés et de se sacrifier, sinon pour les enfants ou les femmes, du moins pour Dieu et son culte. Moi-même, je vous seconderai de la pensée et de la main: je n’épargnerai aucun moyen d’assurer votre salut et vous ne me verrez point ménager mon corps. »
11. Telles sont les paroles par lesquelles Ananos excitait la multitude contre les zélateurs. Il n’ignorait pas que leur nombre, leur jeunesse, leur ferme courage et surtout la conscience de leurs forfaits les rendaient difficiles à renverser; ils ne se livreraient pas, dans l’espoir d’avoir la vie sauve après ce qu’ils avaient perpétré. Cependant il aimait mieux endurer toutes les souffrances que de négliger les intérêts publics dans une pareille crise. Le peuple lui-même demandait à grands cris qu’il le menât contre ceux qu’il dénonçait; chacun était parfaitement prêt à affronter les premiers périls.
12. Mais tandis qu’Ananos recrutait et organisait ceux qui pouvaient combattre, les zélateurs, informés par ceux qui leur apprenaient tous les événements de la cité, s’irritent, s’élancent impétueusement hors du Temple, en masse ou par petites troupes, sans épargner aucun de ceux qu’ils rencontrent. De son côté, Ananos réunit en hâte les citoyens, supérieurs en nombre, mais inférieurs par l’armement et l’habitude de combattre. Au reste, dans les deux partis, l’ardeur suppléait à ce qui manquait, car les citoyens étaient animés d’une fureur plus puissante que les armes et la garnison du Temple d’une audace plus efficace que le nombre. Les uns jugeaient qu’ils ne pourraient plus habiter cette ville s’ils n’en exterminaient les brigands; les zélateurs comprenaient que, à moins d’une victoire, ils auraient à subir tous les supplices. Ainsi poussés par leurs passions, ils s’entrechoquèrent. Ce fut d’abord, dans la ville et dans le voisinage du Temple une lutte à distance, à coup de pierres et de javelots ; puis, quand une troupe lâchait pied, l’autre l’attaquait à l’épée. Il y eut grand massacre des uns et des autres, et une multitude de blessés. Ces derniers étaient transportés dans leurs maisons par leurs parents, tandis qu’un zélateur blessé rentrait dans le Temple ensanglantant le sol sacré; on a même pu dire que seul le sang des zélateurs souilla le sanctuaire. Les brigands obtenaient l’avantage dans les engagements, à chacune de leurs sorties, tandis que les citoyens, exaspérés, dont le nombre s’accroissait à chaque instant, injuriaient ceux qui reculaient, ou placés aux derniers rangs et se portant en avant, coupaient la retraite aux fuyards. Enfin, toute la puissance dont ils disposaient fut tournée contre les ennemis. Les zélateurs, ne pouvant plus résister à la violence de l’attaque, se retirèrent pas à pas dans le Temple, poursuivis par Ananos et ses gens qui les pressaient. Repoussés de la première enceinte, la terreur les saisit: ils fuient, rapidement à l’intérieur et ferment les portes. Mais Ananos ne crut pas devoir attaquer les portiques sacrés, surtout sous la grêle de traits que lançaient de haut les défenseurs; il jugea aussi qu’il y avait sacrilège, fût-il vainqueur, à y introduire une foule sans l’avoir préalablement purifiée. Il fit désigner par le sort, dans toute cette multitude, environ six mille hommes bien armés auxquels il confia la garde des portiques; d’autres devaient relever les premiers: à tous fut imposée la tâche d’exercer à tour de rôle cette fonction. Mais beaucoup de Juifs d’un rang élevé, affectés à ce service par ceux que l’on reconnaissait pour chefs, soudoyèrent des citoyens pauvres et les envoyèrent prendre la garde à leur place.
13. Celui qui causa la perte de tous ces hommes fut Jean, le fuyard de Gischala, dont nous avons parlé: c’était un homme plein de ruse, nourrissant dans son cœur un violent amour de la tyrannie: depuis longtemps, il conspirait contre l’État. A ce moment, feignant d’être du parti du peuple, il accompagnait Ananos dans ses délibérations quotidiennes avec les principaux citoyens et dans ses visites nocturnes aux postes: puis il rapportait les secrets aux zélateurs, de sorte que les ennemis connurent par lui tous les projets du peuple, avant même que celui-ci les eût bien examinés. S’ingéniant d’ailleurs à ne pas éveiller de soupçons, il témoignait à Ananos et aux chefs du peuple un empressement immodéré. Mais ce zèle tourna contre lui, car ses extravagantes flatteries le rendirent suspect: sa présence en tous lieux, sans qu’on l’appelât, le fit soupçonner de révéler ce qu’on tenait caché. On remarquait, en effet que les ennemis étaient informés du détail de toutes les résolutions, et nul, plus que Jean, ne justifiait le soupçon de transmettre ces nouvelles. Il n’était cependant pas facile de se débarrasser d’un homme dont la perversité faisait la force; ce n’était pas d’ailleurs un homme obscur et il ne manquait pas de partisans dans les réunions. Aussi résolut-on de lui faire attester par serment sa loyauté. Jean s’empressa de jurer qu’il serait toujours dévoué au peuple, n’apporterait à ses adversaires ni un projet ni un acte, que, par son bras comme par son conseil, il s’emploierait à briser les attaques des ennemis. Dès lors, Ananos et ses compagnons, confiants dans les serments de Jean, écartèrent tout soupçon: ils l’admirent dans leurs conseils et l’envoyèrent même auprès des zélateurs pour négocier une réconciliation; car ils se préoccupaient de ne pas souiller le Temple, du moins par leur faute et d’éviter que nul de leurs compagnons ne pérît dans cette enceinte.
14. Jean, comme s’il avait juré aux zélateurs de leur être dévoué, et non prêté serment contre eux, entra dans le Temple et admis au sein de l’assemblée, s’exprima ainsi: » Souvent, dans votre intérêt, je me suis exposé à des périls, pour ne pas vous laisser dans l’ignorance des secrets desseins qu’Ananos et ses amis avaient formés contre votre parti; maintenant, je cours avec vous tous le plus grand danger, à moins qu’une aide divine n’intervienne pour vous sauver. Car Ananos, impatient de tout délai, a persuadé au peuple d’envoyer à Vespasien des députés, pour que celui-ci accoure en diligence et s’empare de la ville. Bien plus, il a prescrit des purifications pour le lendemain: il veut que ses gens s’introduisent dans le Temple en prétextant le service divin, ou y pénètrent de force, pour ensuite tomber sur vous. Je ne vois pas jusqu’à quand vous pourrez supporter le siège actuel ou soutenir le choc d’un si grand nombre d’hommes ». Il ajouta qu’un dessein providentiel l’avait fait choisir comme député pour négocier la paix; car Ananos ne prétexte des négociations que pour attaquer des ennemis sans méfiance. Ils doivent donc, s’ils ont souci de leur vie, ou bien supplier les assiégeants, de se procurer quelque secours du dehors; ceux qui entretiennent l’espoir du pardon, en cas de défaite, oublient leurs propres violences, à moins qu’ils ne pensent qu’à la faveur de leur repentir une réconciliation doive promptement rapprocher les criminels et les victimes. Mais le repentir même des hommes injustes est souvent un objet de haine, et les ressentiments de ceux qui ont subi l’injustice deviennent plus cruels quand ils sont les maîtres. Les zélateurs sont surveillés par les amis et les parents des morts, et par le grand nombre des citoyens qu’exaspère la destruction des lois et des tribunaux. Si même une partie du peuple est accessible à la pitié, ce sentiment serait étouffé par la colère de la majorité.
IV. Intervention des Iduméens
1-2. Les zélateurs demandent secours aux Iduméems qui marchent sur Jérusalem. – 3-4. Discours du grand-prêtre aux Iduméens et réponse de Simon. – 5-6. Les Iduméens campent sous les murs de la ville. – 7. Les zélateurs ouvrent les portes aux Uduméens.
1. Par ces propos habilement variés il répandait la crainte dans tous les esprits. Et s’il n’osait pas désigner ouvertement l’alliance étrangère dont il parlait, il laissait entendre qu’il s’agissait des Iduméens. Pour toucher en particulier les chefs des zélateurs, il accusait Ananos de cruauté, assurant que celui-ci les menaçait plus que tous les autres. Ces chefs étaient Eléazar, fils de Gion et un certain Zacharie, fils d’Amphicallès. Tous deux de famille sacerdotale, qui, dans ce parti, semblaient avoir le plus de crédit lorsqu’il s’agissait de proposer d’utiles mesures ou de les exécuter. Quand ils eurent appris, outre les dangers qui menaçaient toute la faction, ceux qui les visaient personnellement, quand ils surent que le parti d’Ananos, se réservant de garder le pouvoir, appelait les Romains (c’était là un nouveau mensonge de Jean), ils restèrent longtemps indécis, se demandant ce qu’ils devaient faire dans la situation si pressante où ils étaient réduits; le peuple était prêt à les attaquer avant peu, et la soudaineté de ce dessein interdisait l’espoir des secours qu’ils pourraient demander au dehors; ils subiraient tous les malheurs bien avant que la nouvelle en fût parvenue à aucun de leurs alliés. Cependant ils décidèrent d’appeler les Iduméens, à qui ils adressèrent une courte lettre, annonçant qu’Ananos avait trompé le peuple et livrait la métropole aux Romains, qu’eux-mêmes avaient fait sécession dans l’intérêt de la liberté, qu’ils étaient assiégés dans le Temple. Leur salut dépend de courts instants, et si les Iduméens ne leur portent secours en toute hâte, ils seront bientôt eux-mêmes aux mains d’Ananos et de leurs ennemis, et la ville sera au pouvoir des Romains. Ils confièrent aussi aux messagers un grand nombre de renseignements que ceux-ci devaient transmettre oralement aux chefs des Iduméens. Pour cette mission il choisirent deux des hommes les plus actifs, habiles à exposer une affaire et à persuader, et, qualité plus utile encore, d’une agilité remarquable à la course. Ils ne doutaient pas que les Iduméens seraient aussitôt persuadés: c’est une nation turbulente et indisciplinée, portée aux séditions, éprise de changements: à la moindre flatterie de ceux qui l’implorent, elle prend les armes et s’élance au combat comme à une fête. La célérité était essentielle à cette mission; ceux qui en étaient chargés ne manquaient pas de zèle. Tous deux (ils se nommaient l’un et l’autre Ananias) furent bientôt en présence des chefs Iduméens.
2. Ceux-ci, frappés de stupeur en lisant la lettre et en entendant les paroles des messagers, coururent comme des furieux, à travers le peuple et firent proclamer l’expédition guerrière par un héraut. La multitude, par sa rapidité à s’émouvoir, devança l’appel, et tous ramassèrent leurs armes, comme pour défendre la liberté de la capitale. Réunis au nombre de vingt mille, ils marchent sur Jérusalem, sous la conduite de quatre chefs : Jean, Jacob, fils de Sosas, Simon fils de Thacéas et Phinéas, fils de Clouzoth.
3. Ananos, pas plus que les sentinelles, ne s’aperçut de la sortie des messagers; mais il n’en fut pas de même lors de l’approche des Iduméens. Dès qu’il en fut avisé, Ananos fit fermer les portes devant eux et garnit les murailles de défenseurs. Toutefois, il ne voulut pas d’abord leur opposer la violence, préférant essayer de les persuader par des discours avant de recourir aux armes. Alors se dressa sur la tour, située en face des Iduméens, Jésus, le plus âgé des grands prêtres après Ananos, et il s’exprima ainsi: « Au milieu des désordres nombreux et divers auxquels la ville est en proie, la Fortune n’a rien fait de plus étonnant à mes yeux que de fournir une aide inopinée aux méchants. Vous arrivez donc au secours des hommes les plus scélérats pour lutter contre nous, avec un zèle que l’on attendrait à peine alors même que la métropole invoquerait votre aide contre des Barbares. Si je voyais votre troupe composée d’hommes semblables à ceux qui vous ont appelés, je ne trouverais rien de déraisonnable dans votre ardeur, car il n’est pas de lien plus solide que la ressemblance des mœurs pour nouer des sympathies: mais, en réalité, si l’on passait en revue un à un les hommes de ce parti, on les trouverait tous dignes de mille morts. Écume et souillure du pays tout entier, ces misérables, après avoir dissipé dans la débauche leurs propres patrimoines, après avoir exercé leurs rapines dans les bourgades et les villes du voisinage, ont, à l’insu de tous, envahi la Ville sainte; dans l’excès de leur impiété, ces brigands outragent même l’inviolable parvis; on peut les voir s’enivrer sans scrupule dans l’enceinte sacrée, et consumer, pour la satisfaction de leurs insatiables appétits, le fruit qu’ils tirent des dépouilles de leurs victimes. Mais vous, à la fois nombreux et brillants de l’éclat de vos armes, vous êtes tels qu’on le souhaiterait si la capitale vous appelait, par une décision commune, pour la secourir contre l’assaut d’étrangers. N’est-ce pas là vraiment un méchant caprice de la Fortune, qu’une nation entière armée pour porter aide à une association de misérables? Je me demande depuis longtemps quel motif vous a si promptement soulevés, car ce n’est pas sans une cause grave que vous avez pu vous armer de pied en cap en faveur de brigands et contre un peuple de votre race. Mais je viens d’entendre parler de Romains et de trahison; c’est ce que murmuraient à l’instant quelquesuns d’entre vous, disant qu’ils venaient pour la libération de la capitale. Eh bien ! ce qui m’étonne le plus chez ces scélérats plus encore que leurs autres actes, c’est l’invention d’un pareil mensonge ! Car des hommes, naturellement amis de la liberté et disposés précisément, pour ce motif, à lutter contre un ennemi du dehors, ne pouvaient être exaspérés contre nous que par ce bruit, faussement répandu, qu’une liberté aimée de tous était trahie. Mais vous devez vous-mêmes considérer qui sont les calomniateurs et ceux qu’ils calomnient et démêler la vérité non dans des récits pleins de mensonges, mais dans la connaissance des affaires publiques. Pourquoi, en effet, négocierions-nous maintenant avec les Romains, quand nous pouvions ou bien ne pas nous soulever, ou bien, après nous être soulevés, revenir à leur alliance, au moment où les contrées voisines n’étaient pas encore dévastées? Maintenant, au contraire, même si nous le voulions, une réconciliation serait difficile, en un temps où la soumission de la Galilée a exalté l’orgueil des Romains, où nous nous couvririons d’une honte plus insupportable que la mort en les flattant, quand ils sont déjà à nos portes. Pour moi, je préférerais la paix à la mort, mais une fois en guerre et aux prises avec l’ennemi, je préfère une noble mort à la vie d’un captif. Que dit-on? Est-ce nous, les chefs du peuple, qui avons envoyé secrètement des messagers aux Romains, ou bien y a-t-il eu à cet effet un décret public du peuple? Si l’on nous accuse, que l’on cite les amis que nous avons députés, ceux de nos agents qui ont négocié notre trahison ! A-t-on surpris le départ de quelqu’un? capturé un messager à son retour? Est-on en possession de lettres? Comment aurions-nous caché notre jeu à ce grand nombre de citoyens, auxquels nous nous mêlons à toute heure? Comment un petit nombre d’hommes, étroitement surveillés, à qui il est impossible même de sortir du Temple pour pénétrer dans la ville, connaîtraient-ils une entreprise secrète, accomplie sur les lieux mêmes? Ne l’ont-ils connue que maintenant, alors qu’ils doivent être punis de leurs méfaits, alors que personne de nous n’a été suspect de trahison quand ils se sentaient en sécurité? Si, d’autre part, ils portent cette accusation contre le peuple tout entier, certes la délibération a été publique, nul n’était absent de l’assemblée, et, dans ce cas, la nouvelle certaine vous serait parvenue plus vite que par la bouche d’un dénonciateur. Quoi donc? N’aurait-il pas fallu envoyer des députés, après avoir voté l’alliance avec les Romains? Qui a été désigné pour cela? Qu’on le dise ! Ce ne sont là que des prétextes d’hommes destinés à une mort déshonorante et cherchant à éviter les châtiments qui les menacent. Si c’était un arrêt du destin que la ville dût être trahie, seuls nos calomniateurs oseraient accomplir ce crime de trahison, car c’est le seul qui manque encore à leurs forfaits. Vous devez donc, puisque vous vous présentez ici en armes, prendre le parti le plus juste: défendre la capitale et aider à détruire les tyrans qui ont aboli les tribunaux, foulé aux pieds les lois et rendu leurs sentences à la pointe de leurs glaives, Ils ont enlevé du milieu de la place publique des hommes considérables, qu’on ne pouvait mettre en accusation: ils les ont chargés outrageusement de chaînes et sans leur permettre ni paroles ni prières, les ont massacrés. Vous pourrez, en entrant dans nos murs par un autre droit que celui de la force, voir les preuves de mes allégations: maisons que leurs pillages ont rendues désertes, femmes et enfants des morts vêtus de deuil. Vous pourrez entendre dans la ville entière des gémissements et des lamentations, car il n’y a personne qui n’ait eu à pâtir de ces scélérats, Dans l’excès de leur fureur, ils ne se sont pas contentés de transporter leurs brigandages de la campagne et des villes du dehors jusqu’à cette cité, image et tête même de toute notre nation, mais, après la ville, ils s’en sont pris au Temple même. Ce Temple est devenu pour eux une forteresse, un asile, l’arsenal où ils fourbissent leurs armes contre nous, et ce lieu révéré du monde entier, même par les étrangers les plus éloignés de nous qui ont entendu publier sa gloire, est foulé aux pieds de ces bêtes féroces nées en ce pays même. Et maintenant, dans leur désespoir, ils veulent mettre aux prises peuples contre peuples, villes contre villes, armer la nation elle-même contre son propre sein. Aussi, le parti le plus beau, le plus convenable, est-il pour vous, comme je l’ai déjà dit, de nous aider à détruire ces criminels, en les punissant aussi de vous avoir trompés, puisqu’ils ont osé appeler comme alliés ceux qu’ils auraient dû craindre comme des vengeurs. Si pourtant vous faites cas de l’appel de pareilles gens, vous pouvez encore déposer les armes, entrer dans la ville avec l’attitude de parents et prenant un nom intermédiaire entre ceux d’allié et d’ennemi, devenir des arbitres. Considérez combien ils gagneront à être jugés par vous pour des crimes si manifestes et si grands, eux qui n’ont pas même accordé le droit de défense à d’irréprochables citoyens ! Qu’ils récoltent donc cet avantage de votre venue ! Si, enfin, vous ne devez ni vous associer à notre colère, ni vous ériger en juges, il vous reste un troisième parti, qui est de nous laisser là les uns et les autres, sans insulter à nos malheurs, sans vous unir aux ennemis qui trament la perte de la capitale. Car si vous soupçonnez fortement quelques citoyens d’intelligence avec les Romains, vous pouvez surveiller les abords de la ville, et dans le cas où vous découvririez quelque fait à l’appui des accusations, accourir alors, entourer de troupes la capitale et punir les coupables: car les ennemis ne sauraient vous surprendre, puisque vous campez tout près de cette ville. Que si cependant aucun de ces partis ne vous parait prudent ou modéré, ne vous étonnez pas de vous voir fermer les portes, tant que vous serez en armes.
4. Telles furent les paroles de Jésus. Mais la masse des Iduméens n’y prêta pas l’oreille, curieux qu’ils étaient de ne pas trouver l’entrée libre. Leurs chefs s’indignaient à la pensée de déposer les armes, assimilant à la condition de captifs l’obligation d’agir ainsi sur l’ordre de quelques uns. L’un de leurs chefs était Simon, fils de Caatha. Après avoir, non sans peine, calmé le tumulte de ses compagnons, il se plaça dans un endroit d’où il pouvait être entendu des grands prêtres et prit la parole : « Je ne suis plus surpris de voir les défenseurs de la liberté enfermés dans le Temple, quand certains Juifs interdisent l’accès des portes de cette ville, patrimoine de tous, et se préparent à recevoir bientôt les Romains, pour lesquels même ils orneraient les portes de guirlandes. Mais les Iduméens, c’est du haut des tours qu’on s’entretient avec eux; on leur ordonne de jeter les armes qu’ils ont prises pour la cause de la liberté. Ces Juifs ne confient pas à des hommes, qui sont de leur race, la défense de la capitale, mais leur proposent d’être les arbitres de leurs différends; ceux qui accusent certains citoyens d’avoir procédé sans jugement à des exécutions prononcent ainsi une sentence d’infamie contre la nation entière. Vous excluez maintenant vos parents d’une ville qui est ouverte pour le culte à tous les étrangers. Car c’est bien, d’après vous, à des massacres et à une guerre fratricide que nous courons, nous qui n’avons fait diligence que pour sauvegarder votre liberté. Voilà sans doute les injustices que vous avez subies des Juifs que vous tenez enfermés, et ce sont, je pense, des soupçons aussi vraisemblables qui vous ont animés contre eux ! Enfin, tenant sous bonne garde ceux des habitants de la ville qui veillent aux intérêts de l’État, après avoir fermé la ville à des peuples qui vous sont étroitement apparentés, après leur avoir donné des ordres insolents, vous prétendez être tyrannisés, et vous attribuez le nom de despotes à ceux qu’accable votre propre despotisme ! Qui donc pourra supporter ce plaisant abus des mots, s’il considère la contradiction que présentent les faits ? Serait-ce que les Iduméens vous repoussent de la capitale, eux à qui vous interdisez vous-mêmes la participation au culte ancestral ? On blâmera justement ceux que vous assiégez dans le Temple, et qui ont osé punir ces traîtres appelés par vous, leurs complices, hommes distingués et irréprochables de n’avoir pas commencé par vous-mêmes, de n’avoir pas détruit tout d’abord les fauteurs principaux de la trahison. Mais s’ils se sont montrés, par leur mollesse, inférieurs aux circonstances, nous saurons, nous, Iduméens, préserver la maison de Dieu et combattre pour notre commune patrie, en traitant comme des ennemis les envahisseurs du dehors et les traîtres du dedans. Nous resterons ici en armes devant les murailles, jusqu’à ce que les Romains soient fatigués de vous entendre, ou que vous-mêmes vous soyez convertis à la cause de la liberté. »
5. La multitude des Iduméens accueillit ce discours par des cris favorables, et Jésus se retira découragé; il voyait que les Iduméens étaient sourds aux conseils de la raison et que, dans la ville, deux partis se faisaient la guerre. Les Iduméens eux-mêmes n’étaient pas sans inquiétude: irrités de l’outrage qu’on leur avait infligé en les repoussant de la ville, et croyant les forces des zélaleurs considérables, ils éprouvaient de l’embarras à ne pas les voir accourir à leur aide et beaucoup regrettaient déjà d’être venus, Mais la honte de retourner sur leurs pas sans avoir rien fait l’emporta sur leurs regrets, en sorte qu’ils restèrent sur place, misérablement campés devant les murs; car un orage affreux éclata pendant la nuit, accompagné de violents coups de vent, de très fortes averses, d’éclairs fréquents, de coups de tonnerre effroyables et de prodigieux grondements du sol ébranlé. C’était manifestement pour la perte des hommes que l’harmonie des éléments était ainsi troublée; on pouvait conjecturer que ce tumulte présageait de terribles événements.
6. Les Iduméens et les Juifs de la ville pensaient de même à ce sujet. Les uns estimaient que Dieu était irrité de leur expédition et qu’ils n’échapperaient pas à ses coups, pour avoir porté les armes contre la capitale; les autres, Ananos et ses compagnons, se croyaient vainqueurs sans combat et que Dieu combattait pour eux. Ils étaient donc de mauvais juges de l’avenir, en présageant à leurs ennemis des malheurs qui allaient fondre sur leur propre parti. Car les Iduméens, se serrant les uns contre les autres, se préservèrent du froid et, en réunissant leurs longs boucliers au-dessus de leurs têtes, subirent moins fortement les atteintes de la pluie. Quant aux zélateurs, moins inquiets du péril qu’ils couraient que du sort de leurs alliés, ils s’assemblèrent pour rechercher s’ils trouveraient quelque moyen de les secourir. Les plus ardents étaient d’avis que l’on forçât en armes le passage à travers les postes de surveillance, pour se précipiter ensuite au milieu de la ville et ouvrir, devant tous, les portes aux alliés; car les gardes, déconcertés par une attaque imprévue, céderaient le terrain, d’autant plus que la plupart étaient sans armes, sans expérience de la guerre, et que la multitude des gens de la ville, enfermés dans leurs maisons pour échapper à l’orage, seraient difficiles à rassembler. Si ce parti comportait quelque péril, c’était un devoir pour eux de tout supporter plutôt que de voir avec indifférence une si grande multitude honteusement détruite pour leur cause. Les plus prudents désapprouvaient cette tentative, parce que non seulement les troupes de garde qui les entouraient étaient en force, mais que l’arrivée des Iduméens avait rendu plus vigilante la garde des remparts. Ils croyaient aussi qu’Ananos était partout présent, inspectant les postes à toute heure. Telle, en effet, avait été sa conduite les nuits précédentes, mais cette fois il s’était abstenu, non certes par nonchalance, mais par suite de l’ordre du Destin, le condamnant à mourir avec tous ses gardes. La même fatalité voulut qu’au moment où la nuit s’avançait, où l’orage était dans toute sa force, les gardes du portique s’endormirent; les Zélateurs eurent alors l’idée de saisir les scies des sacrifices et de couper les barreaux des portes. Ce qui leur facilita cette tâche et empêcha leurs ennemis d’entendre le bruit, fut le fracas du vent et la succession ininterrompue des coups de tonnerre.
7. Sortis donc du Temple sans éveiller l’attention, ils courent à la muraille et se servent des mêmes scies pour ouvrir la porte du côté des Iduméens. Ceux-ci, d’abord, croyant à une attaque d’Ananos et des siens, furent saisis de crainte; chacun mit la main à son épée pour se défendre; mais bientôt, reconnaissant ceux qui venaient à eux, ils entrèrent dans la ville. S’ils s’étaient alors répandus partout, rien n’aurait pu empêcher le massacre de tout le peuple, tant était violente leur colère; mais ils commencèrent par libérer les zélotes du blocus, exhortés à cela par ceux qui les avaient introduits. « N’abandonnez pas aux dangers, disaient-ils, ceux dont l’intérêt vous a conduits ici; ne vous exposez pas à un péril plus grand encore. Les gardes une fois pris, il sera facile de marcher contre la ville; mais si vous lui donnez l’alarme, vous ne pourrez plus résister aux citoyens, qui, avisés de votre présence, vont se rassembler en nombre et, bloquant les rues, s’opposer à votre marche vers les hauts quartiers. »
V. Mort d’Ananos et de Zacharie
1-2. Massacre des soldats d’Ananos ; Ananos est tué. – 3. Massacre des nobles. – Meurtre de Zacharias.- 4. Les Iduméens regrettent d’être venus à Jérusalem
1. Les Iduméens approuvèrent ces conseils et montèrent jusqu’au Temple à travers la ville. Les zélateurs, anxieux, épiaient leur arrivée ; quand leurs alliés entrèrent, ils s’avancèrent avec confiance au devant d’eux, hors de l’enceinte intérieure. Puis, se mêlant aux Iduméens, ils se jetèrent sur les postes et massacrèrent quelques sentinelles endormies. Aux cris de ceux qui s’éveillaient, toute la troupe se dressa; les soldats, frappés de stupeur, saisirent leurs armes et entreprirent de se défendre. Tant qu’ils crurent à une attaque des seuls zélateurs, ils se montrèrent résolus, comptant que leur nombre leur donnerait la victoire; mais quand ils virent d’autres ennemis affluer du dehors, ils comprirent que c’était une attaque des Iduméens. La plupart d’entre eux, abandonnant leurs armes avec leur courage, se répandirent en lamentations. Quelques jeunes gens, il est vrai, se pressant les uns contre les autres, reçurent vaillamment le choc des Iduméens et protégèrent quelque temps la multitude devenue inerte. Ceux qui étaient dans la ville apprirent le malheur par les cris de la foule, mais nul n’osa secourir les combattants, quand on apprit que c’étaient les Iduméens qui étaient entrés de force; on répondait par de vaines clameurs, par des gémissements; nombreuses s’élevaient les lamentations des femmes, qui avaient quelqu’un des leurs en danger parmi les gardes. De leur côté, les Zélatéurs unissaient leurs clameurs à celles des Iduméens, et le fracas de la tempête redoublait encore l’horreur de ces cris. Les Iduméens n’épargnaient personne, étant de leur nature très cruels et portés à tuer ; maltraités par l’orage, ils tournaient leur fureur contre ceux qui les avaient exclus de la ville. Ils agissaient de même envers ceux qui les suppliaient et ceux qui se défendaient, perçant de leurs épées beaucoup d’hommes qui leur rappelaient la parenté des deux peuples et les suppliaient de respecter ce Temple, leur commun sanctuaire. Nul endroit où chercher refuge, nul espoir de salut; étroitement pressés les uns contre les autres, les Juifs étaient taillés en pièces; beaucoup, renonçant à toute résistance, ne voyant aucun lieu de retraite, au moment où les meurtriers se jetaient sur eux, se précipitaient de ces hauteurs dans la ville; cette mort volontaire était, à mon avis, plus affreuse que celle à laquelle ils échappaient. Toute la partie extérieure du Temple fut inondée de sang, et le jour y fit voir huit mille cinq cents cadavres.
2. Cette tuerie ne rassasia pas la fureur des Iduméens, qui, se tournant contre la ville, pillèrent toutes les maisons et mirent à mort ceux qu’ils rencontraient. Mais toute cette multitude leur paraissait peu digne de les occuper; ils allèrent à la recherche des grands prêtres, et comme la plupart se portaient contre eux, ils furent bientôt pris et massacrés. Se dressant au-dessus des cadavres d’Ananos et de Jésus, ils raillaient l’un de son dévouement au peuple, l’autre du discours qu’il avait prononcé du haut de la muraille. Ils poussèrent l’impiété jusqu’à abandonner ces corps sans sépulture, alors que les Juifs s’acquittent de ce devoir avec un tel soin qu’ils enlèvent avant le coucher du soleil et ensevelissent même les corps des suppliciés, attachés au gibet. Je ne crois pas me tromper en disant que la mort d’Ananos fut le commencement de la prise de Jérusalem, que les murs furent renversés et l’État juif ruiné dès le jour où l’on vit, au milieu de la ville, le grand prêtre égorgé, lui qui avait travaillé si activement au salut commun. C’était un homme vénérable et juste, qui, malgré sa noble naissance, sa dignité et ses honneurs, aimait traiter les plus humbles comme ses égaux. Passionnément épris de la liberté, il était un partisan ardent de la démocratie et plaçait toujours le bien public au-dessus de ses propres intérêts. Il estimait la paix à très haut prix; il savait les Romains invincibles, mais la nécessité l’obligeant à pourvoir aussi aux préparatifs de guerre, il fit en sorte que les Juifs, à défaut d’une réconciliation avec Rome, eussent des moyens efficaces de soutenir la lutte. Pour tout dire en un mot, si Ananos avait vécu, il eût mis un terme à la guerre, car il était habile à parler et à persuader le peuple; il commençait même à ramener à lui les opposants. Si la guerre avait pourtant continué, les Juifs auraient, sous un pareil chef, arrêté longtemps les progrès des Romains. Quant à Jésus, il était attaché à Ananos, inférieur à ce dernier, si on les compare, mais surpassant tous les autres. Dieu qui avait, comme je le crois, décrété la destruction de cette ville souillée, qui voulait purifier par le feu le sanctuaire, supprima ceux qui leur étaient attachés et leur vouaient toute leur affection. Ainsi les hommes qui, peu de temps auparavant, avaient porté le vêtement sacré, qui présidaient au culte du Dieu cosmique, révéré des étrangers venus dans cette ville de toutes les parties de l’univers étaient exposés nus aux regards, servant de proie aux chiens et aux bêtes sauvages. Je crois que la Vertu même gémit sur ces hommes, et qu’elle pleura d’être ainsi vaincue par le Crime. Telle fut la fin d’Ananos et de Jésus. Après eux, les zélateurs et la foule des Iduméens poursuivirent le peuple, qu’ils égorgèrent comme un troupeau de bêtes impures. Ils tuaient les gens du commun sur la place même où ils les surprenaient ; quant aux jeunes nobles, ils les chargeaient de chaînes et les enfermaient dans une prison, espérant attirer dans leur parti un certain nombre d’entre eux, s’ils différaient de les exécuter. Mais nul ne se laissa gagner ; tous, plutôt que de se ranger parmi les méchants contre leur patrie, préférèrent la mort, malgré les cruels traitements que leur valait leur refus. Ils étaient flagellés. torturés: c’est seulement quand leur corps ne pouvait plus supporter les sévices qu’on les jugeait, non sans peine, dignes du glaive. Ceux que l’on prenait pendant le jour étaient exécutés la nuit: on emportait les cadavres, on les jetait au dehors, pour faire de la place à d’autres prisonniers. Si grand était l’effroi du peuple que nul n’osait ni pleurer ouvertement un parent mort, ni l’ensevelir. C’est en secret et derrière des portes verrouillées qu’on pleurait, et alors même avec prudence, car on craignait d’être entendu des ennemis: celui qui donnait des marques de deuil subissait le sort de celui qui en était l’objet. La nuit venue seulement, on prenait des deux mains un peu de poussière que l’on jetait sur les corps : les plus hardis agissaient de même pendant le jour. C’est ainsi que périrent douze mille jeunes nobles.
3. Cependant les massacreurs, dégoûtés de ces meurtres multipliés, imaginèrent des parodies de tribunaux et de jugements. Ils avaient décidé de mettre à mort un des citoyens les plus illustres, Zacharie, fils de Baris: ils lui en voulaient surtout de sa haine contre les méchants et de son amour de la liberté; de plus, il était riche, ce qui leur donnait l’espérance non seulement de mettre ses biens au pillage, mais de se débarrasser d’un homme capable de les perdre eux-mêmes. Ils convoquent donc, par ordre, au Temple, soixante-dix citoyens notables, les décorent, comme au théâtre, d’un appareil judiciaire sans autorité, accusent Zacharie de livrer l’État aux Romains et d’envoyer des messages de trahison à Vespasien. Il n’y avait ni preuve ni témoignage pour soutenir ces accusations, mais ils déclaraient en être bien informés eux-mêmes et prétendaient que cela suffisait à la vérité. Zacharie, comprenant qu’il ne lui restait aucun espoir de salut, qu’on l’avait insidieusement mené à une prison et non devant un tribunal, renonça à la vie, mais non à la parole. Debout dans l’assemblée, il railla l’invraisemblance des accusations et réfuta en peu de mots les griefs dont on le chargeait. Ensuite, tournant son discours contre ses accusateurs, il énuméra successivement toutes leurs injustices et déplora longuement le désordre des affaires publiques. Les zélateurs protestèrent avec bruit, et c’est à grand’peine qu’ils retinrent leurs épées, bien qu’ils ‘fussent résolus à conserver jusqu’à la fin les apparences de cette parodie de tribunal, désireux d’ailleurs d’éprouver les juges et de voir s’ils mettraient la justice au-dessus des périls qui les menaçaient. Mais les soixante-dix citoyens donnèrent tous leurs suffrages à l’accusé, aimant mieux mourir avec lui que de porter la responsabilité de sa mort. Alors les zélateurs hurlèrent contre l’acquittement ; tous s’irritaient contre des juges qui n’avaient pas compris le caractère fictif de l’autorité qu’on leur donnait. Deux des plus audacieux attaquent et égorgent Zacharie au milieu du Temple ; quand il tomba, les meurtriers lui dirent, en manière de raillerie: « Voici maintenant notre sentence: c’est une mise en liberté plus sûre que l’autre »; et ils le jetèrent aussitôt du haut du Temple dans le ravin situé plus bas. Quant aux juges, ils les chassèrent de l’enceinte à coups de plat d’épée dans le dos; ils ne s’abstinrent de les tuer que pour leur faire porter à tous, en se dispersant dans la ville, le témoignage de la, servitude où tous étaient réduits.
4. Cependant les Iduméens commençaient à regretter d’être venus et blâmaient la conduite de leurs alliés. Alors un des zélateurs alla les trouver en secret, les rassembla pour leur détailler les crimes commis par eux, avec ceux qui les avaient appelés, et passer en revue la situation de la capitale. Ils avaient pris les armes, dit-il, dans la pensée que les grands-prêtres livraient la ville aux Romains, mais ils n’avaient trouvé aucune preuve de trahison: ils protégeaient ceux qui en machinaient les apparences et qui osent accomplir des actes de guerre et de tyrannie. Il leur eût convenu, dès l’abord, d’y mettre un terme; mais puisqu’ils sont allés jusqu’à s’associer au massacre de leurs frères, ils doivent du moins mettre des bornes à ces crimes, et ne pas continuer à seconder ceux qui abolissent les institutions des ancêtres. S’il y en a parmi eux qui s’irritent encore d’avoir trouvé les portes closes et de s’être vu dénier l’autorisation d’entrer en armes dans la ville, ceux qui furent responsables de ces refus ont été punis: Ananos est mort, et presque tout le peuple a été détruit en une nuit. Ils savent, d’ailleurs, qu’un grand nombre de leurs concitoyens regrettent ces actes, alors que parmi ceux qui les ont appelés et qui ne respectent pas même leurs libérateurs, il n’y a que brutalité sans mesure; sous les yeux mêmes de leurs alliés, ces hommes commettent les forfaits les plus honteux, et ces iniquités peuvent être attribuées aux Iduméens tant qu’aucun d’eux ne s’y oppose ou ne s’en dissocie. Donc, puisque c’est la calomnie qui a fourni ces bruits de trahison, et qu’on ne s’attend pas à l’arrivée des Romains, puisqu’enfin un pouvoir difficile à renverser s’est emparé de la ville, les Iduméens doivent rentrer dans leurs foyers et, rompant toute alliance avec les scélérats, se dégager de la responsabilité des crimes auxquels la fourberie d’autrui les a fait participer.
VI. Crimes des Zélateurs
1. Nouveaux crimes des zélateurs, après le départ des Iduméens. – 2. Vespasien songe à attaquer Jérusalem. – 3. Beaucoup de Juifs se rendent aux Romains. – 4. Accomplissement des prophéties
1. Persuadés par ce langage, les Iduméens commencèrent par mettre en liberté environ deux mille citoyens qui se trouvaient dans les prisons; ceux-ci s’enfuirent aussitôt de la ville et allèrent rejoindre Simon dont nous parlerons prochainement. Ensuite les Iduméens quittèrent Jérusalem pour retourner chez eux. Leur départ surprit les deux factions: le peuple, ignorant leurs regrets, retrouva quelque courage, car c’étaient, à ses yeux, des ennemis dont il était délivré. Les zélateurs, de leur côté, n’en furent que plus insolents, car pour eux ce n’étaient pas des alliés qui les abandonnaient, mais des gens qui se mêlaient de les conseiller, et de les détourner de la violence. Désormais, on fut criminel sans hésitation ni réflexion: les entreprises étaient décidées avec la plus grande promptitude et les décisions exécutées en moins de temps qu’il ne leur en fallait pour y penser. Ils poursuivaient surtout, dans leurs meurtres, le courage et la noblesse, détruisant celle-ci par jalousie, celui-là par crainte: leur seul moyen de salut, croyaient-ils, était de ne laisser aucun citoyen notable en vie. Ainsi Gorion fut massacré avec beaucoup d’autres; distingué par la considération dont il jouissait et par sa naissance, il n’en avait pas moins des sentiments démocratiques et, autant qu’aucun Juif, était rempli d’amour pour la liberté. Ce qui le perdit, outre ses autres avantages, fut la franchise de sa parole. Niger de la Pérée n’échappa pas non plus à leurs mains; c’était un homme qui avait montré la plus grande valeur dans la guerre contre les Romains. Poussant de grands cris et montrant ses cicatrices, il fut traîné à travers la ville. Quand on l’eut conduit hors des portes, il désespéra de son salut et supplia ses meurtriers de lui donner une sépulture: mais ceux-ci, après l’avoir menacé de ne pas lui accorder ce coin de terre, objet de son plus vif désir, le mirent à mort. Tandis qu’on l’égorgeait, les imprécations de Niger appelaient sur eux la vengeance des Romains, la famine et la peste jointes à la guerre, et, outre tous ces maux, la discorde civile. Dieu ratifia toutes ces malédictions contre les scélérats, y compris celle qui les condamnait à éprouver bientôt, dans une lutte fratricide, la juste fureur de leurs concitoyens. Le massacre de Niger calma, il est vrai, les craintes des zélateurs concernant la conservation du pouvoir: mais il n’y avait pas de section du peuple pour la destruction de laquelle ils ne cherchassent un prétexte. Ceux qui les avaient anciennement offensés étaient déjà parmi leurs victimes; il restait à inventer, à l’occasion, des accusations contre ceux qui, en temps de paix, ne leur avaient pas donné sujet de plainte. Un tel était soupçonné d’insolence parce qu’il n’allait jamais les visiter: un autre de mépris, parce qu’il s’approchait d’eux librement: un troisième, de complot, à cause de son empressement. Il n’y av’ait qu’un châtiment, la mort, pour les accusations les plus graves comme pour les plus frivoles. Nul n’échappait, sinon par hasard, s’il n’était de très humble condition.
2. Cependant, tous les généraux romains, considérant ces dissensions des ennemis comme une bonne fortune, préparaient avec ardeur l’attaque de la ville et exhortaient Vespasien à agir, comme le maître de la situation. Ils disaient que la Providence divine les favorisait, puisque leurs adversaires tournaient leurs armes contre eux-mêmes; mais cet état de choses avantageux pouvait être bref, car bientôt les Juifs se réconcilieraient soit par lassitude, soit par repentir de leurs discordes. A quoi Vespasien répondit qu’ils se trompaient singulièrement sur la conduite à tenir; ils désiraient étaler, comme sur un théâtre, leur puissance et leurs armes, sans tenir compte de leur intérêt ni de leur sécurité. En effet, s’il marche aussitôt contre la ville, il opérera la réconciliation des ennemis et retournera contre lui-même leurs forces intactes. Mais s’il attend, il les trouvera amoindris, épuisés par les dissensions. Dieu est meilleur général que lui-même, quand il livre les Juifs aux Romains sans que ceux-ci fassent d’efforts, et accorde à son expédition une victoire sans péril. Ils doivent donc demeurer à l’écart des dangers, spectateurs lointains des luttes où leurs adversaires se déchirent de leurs propres mains et s’abandonnent au plus grand des maux, la guerre civile, plutôt que de combattre des hommes qui cherchent ta mort et se disputent avec rage. Si quelqu’un juge un peu flétris des lauriers d’une victoire remportée sans combat, qu’il sache qu’un succès paisiblement assuré a plus d’avantages que s’il est obtenu par le hasard des armes: en effet, il ne faut pas regarder comme moins glorieux que des vainqueurs à la guerre ceux qui, par sang-froid et sagacité, obtiennent des résultats identiques. En même temps que diminuera le nombre des ennemis, son armée, reposée de ses continuelles fatigues, sera devenue plus forte. Surtout, ce n’est pas le moment de chercher l’illustre renommée d’une victoire; car ce n’est pas de préparer des armes, d’élever des murs, ni de convoquer des alliés que s’occupent les Juifs. S’il en était ainsi, notre retard tournerait à notre détriment. Mais, étreints par la guerre civile et les dissensions, ils souffrent chaque jour des maux plus cruels que s’ils tombaient vaincus entre nos mains. Si donc on tient compte de la sécurité, il faut laisser ces hommes se détruire les uns les autres; si l’on considère la gloire du succès, il ne faut pas s’attaquer à une cité qui est en proie à un mal intérieur; car on dirait avec raison que la victoire n’est pas de leur fait, mais celui de la sédition.
3. Les officiers approuvèrent ces paroles, et l’on vit bientôt l’habileté stratégique de cette décision; car, tous les jours, de nombreux Juifs faisaient défection, fuyant le parti des zélateurs. S’échapper était difficile, car ils avaient entouré de postes toutes les issues, et exécutaient les citoyens qui, pour une raison ou une file autre, s’y trouvaient pris, comme suspects de passer du côté des Romains. Au reste, on était relâché si l’on donnait de l’argent; celui-là seul était traître qui n’en donnait pas; de cette manière, les riches achetaient le droit de fuir, et il n’y avait que les pauvres qui fussent égorgés. D’énormes tas de cadavres s’amoncelaient dans les rues; plus d’un, que tentait la désertion, changeait d’avis et préférait périr à l’intérieur de la ville, car l’espérance d’obtenir la sépulture faisait trouver moins cruelle la mort subie sur le sol de la patrie. Mais les zélateurs poussèrent la cruauté jusqu’à n’accorder de terre ni à ceux qu’on égorgeait dans la ville, ni à ceux que l’on tuait sur les chemins. Comme s’ils avaient par un pacte juré de détruire à la fois les lois de leur patrie et celles de la nature et, dans leurs crimes contre les hommes, d’outrager Dieu lui-même, ils laissaient les corps pourrir au soleil. Ceux qui ensevelissaient quelqu’un de leurs parents subissaient, comme les déserteurs, la peine la mort, et quiconque rendait ainsi service à autrui avait bientôt besoin du même office. En un mot, parmi les malheurs du temps, il n’y avait pas de sentiment généreux qui eût disparu au même degré que la pitié; ce qui aurait dû inspirer la commisération ne faisait qu’exciter ces scélérats, dont les fureurs passaient des vivants aux morts et des morts aux vivants. La terreur était telle que les survivants enviaient le sort des victimes qui les avaient précédés; ceux qu’on accablait de tortures dans les prisons estimaient heureux les morts, même privés de sépulture. Toute loi humaine était foulée aux pieds par ces scélérats; ils tournaient en dérision les choses divines et raillaient les oracles des prophètes comme autant de propos de charlatans. Et pourtant ces paroles des prophètes enseignaient bien des choses sur le vice et la vertu; en agissant à l’encontre, les zélateurs travaillèrent à vérifier les prophéties contre leur propre patrie. Car il y avait une ancienne parole, due à des hommes animés de l’esprit divin, annonçant que la ville serait prise et le Saint des Saints incendié par la loi de la guerre au temps où éclaterait la sédition et où les mains mêmes des citoyens souilleraient le sanctuaire de Dieu; or les zélateurs, tout en ne croyant pas à cette prédiction travaillaient à son accomplissement.
VII. Jean prend le pouvoir absolu
1. Jean assume le pouvoir absolu. – 2. Les sicaires occupent Masada. – 3. Vespasien occupe Gadara. – 4. Défaite des Gadaréniens. – 5. Défaite des Péréens.
1. Jean, qui aspirait déjà à la tyrannie, dédaignait de partager les honneurs avec ses égaux; s’attachant peu à peu quelques-uns des pires, il entrait en lutte avec sa propre faction. Toujours il désobéissait aux décisions des autres et imposait les siennes en véritable despote, prétendant manifestement à l’autorité suprême. Quelques-uns lui cédaient par crainte, d’autres par attachement, car il était habile à se concilier des sympathies par la tromperie et l’éloquence; beaucoup d’ailleurs pensaient être plus en sûreté si la responsabilité des forfaits déjà commis pesait sur un seul et non sur tous. Alors que son activité physique et intellectuelle lui assurait des satellites assez nombreux, beaucoup de dissidents l’abandonnaient, les uns par jalousie et parce qu’ils ne supportaient pas d’être soumis à un homme qui était naguère leur égal, les autres parce qu’ils avaient horreur d’un régime monarchique; une fois maître des affaires, ils ne pourraient pas l’abattre aisément et ils craignaient que leur opposition au début ne lui fournît un prétexte à agir contre eux. Chacun résolut donc de tout souffrir dans la lutte plutôt que d’être esclave volontaire et de périr en esclave. Ainsi, le parti se divisa, et Jean se posa en maître absolu contre ses adversaires. Mais les deux factions se tenaient sur leurs gardes et n’engageaient que peu ou point d’escarmouches: l’une et l’autre opprimaient le peuple et rivalisaient à qui s’assurerait le plus riche butin. Comme la ville était donc en proie aux trois plus grandes calamités – la guerre, la tyrannie et les factions, -la guerre était, en comparaison, la moins dure pour les habitants; aussi les voyait-on fuir leurs concitoyens pour se réfugier auprès des étrangers et chercher chez les Romains la sécurité qu’ils désespéraient de trouver parmi les leurs.
2. Un quatrième fléau s’éleva pour la perte de la nation. Il y avait, non loin de Jérusalem, une très forte citadelle, construite par les anciens rois pour y transporter secrètement leurs richesses pendant les vicissitudes de la guerre et y abriter leurs personnes: on l’appelait Masada. Ceux qu’on nommait sicaires s’en étaient emparés. Pendant quelque temps, ils coururent les campagnes voisines, sans prendre autre chose que ce qui leur était nécessaire pour vivre et se faisant scrupule de prendre davantage: mais quand ils apprirent que l’armée romaine restait inactive et que les Juifs de Jérusalem étaient en proie aux discordes et à la tyrannie, ils se livrèrent à des entreprises plus audacieuses. Pendant la fête des Azymes – que les Juifs célèbrent comme une fête du salut depuis le temps où, délivrés de la captivité égyptienne, ils revinrent dans leur patrie – les brigands, déjouant, à la faveur de la nuit, toute surveillance, firent une descente sur la petite ville d’Engaddi. Ceux des habitants qui auraient pu les repousser n’eurent pas le temps de prendre les armes et de se grouper, mais furent dispersés et chassés de la ville: quant à ceux qui ne pouvaient fuir, femmes et enfants, ils furent massacrés au nombre de plus de sept cents. Les brigands pillèrent ensuite les maisons, ravirent les produits du sol les plus mûrs et ramenèrent leur butin à Masada. Ils ravagèrent de même toutes les bourgades voisines de la forteresse et désolèrent toute ta contrée, fortifiés chaque jour par de nouveaux malandrins qui se joignaient à ceux, Alors, dans les autres régions de la Judée, les brigands, jusque là inactifs, se mirent en campagne. Comme en un corps dont l’organe essentiel est enflammé on voit les autres s’infecter en même temps, ainsi les factions et les désordres de la capitale assurèrent aux scélérats de la province l’impunité de leurs brigandages; les uns et les autres pillaient les bourgades de leur voisinage et fuyaient ensuite au désert. Quand ils se réunissaient et se liaient par des serments, leurs troupes, moins nombreuses qu’une armée, plus nombreuses qu’une bande, tombaient sur les lieux sacrés et les villes. Il leur arrivait sans doute d’être repoussés par ceux qu’ils attaquaient et d’avoir le dessous comme à la guerre: mais ils avaient toujours la ressource d’échapper au châtiment en prenant la fuite, comme des brigands, avec leur butin. Il n’y avait donc aucune partie de la Judée qui ne partageât le sort affreux de la ville principale.
3. Les transfuges apprenaient à Vespasien ces événements. Car si les factieux entouraient de postes toutes les issues et mettaient à mort ceux qui s’en approchaient sous quelque prétexte que ce fût, plusieurs cependant trompaient cette surveillance et se réfugiaient auprès des Romains, exhortant le général à secourir la ville et à sauver les restes du peuple: car c’était leur bon vouloir pour les Romains qui avait causé la mort du plus grand nombre et mis en péril les survivants. Vespasien, déjà ému de pitié pour leurs malheurs, leva le camp comme pour assiéger Jérusalem, en réalité pour la délivrer d’un siège. Mais il fallait d’abord supprimer les obstacles qui restaient encore, et ne rien laisser derrière lui qui pût le gêner dans les opérations du siège. Il marcha donc contre Gadara, ville forte et capitale de la Pérée (12), et y entra le quatrième jour du mois de Dystros (13); car les principaux citoyens lui avaient, déjà envoyé des messagers, à l’insu des factieux, pour négocier la reddition de la ville, tant par désir de la paix que pour conserver leurs biens; Gadara comptait en effet un grand nombre de riches. Leurs ennemis ignorèrent cette ambassade et ne l’apprirent qu’à l’approche de Vespasien. Ils désespérèrent de pouvoir eux-mêmes conserver la ville, étant inférieurs en nombre à leurs adversaires et voyant les Romains à une assez faible distance. Alors ils décidèrent de fuir, mais non toutefois sans verser du sang et sans châtier ceux qui causaient leur malheur. Ils se saisirent donc de Dolésos qui n’était pas seulement, par l’autorité et la naissance, le premier citoyen de la ville, mais qui leur semblait encore l’instigateur de l’ambassade; ils le tuèrent et, dans l’excès de leur fureur, outragèrent son cadavre. Puis ils prirent la fuite. Quand les troupes romaines commencèrent à entrer dans la ville, le peuple de Gadara accueillit Vespasien avec des acclamations, et reçut de lui des assurances formelles de sa foi, avec une garnison de cavaliers et de fantassins pour repousser les attaques des fugitifs. Car ils avaient détruit leurs remparts sans attendre la demande des Romains; ils donnaient ainsi un gage de leur amour de la paix, en se mettant dans l’état de ne pouvoir faire la guerre, même s’ils l’eussent voulu.
IX. Simon fils de Gioras et les Zélateurs
1. Jérusalem est isolée de la Palestine. – 2. Vespasien apprend la mort de Néron. -3 Simon, fils de Cioras, rejoint les brigands de Masada. – 4. Il réunit une troupe contre les zélateurs. – 5. Il les repousse. – 6. Trahison de Jean l’Iduméen. – 7. Simon prend Hébron. – 8. Capture de la femme de Simon par les zélateurs. – 9. Guerre civile en Italie. – 10. Terreur à Jérusalem. – 11-12. Sédition parmi les zélateurs, que Simon attaque dans le Temple.
1. Cependant Vespasien, pour encercler Jérusalem, dressa des camps à Jéricho et à Adida; il y établit des garnisons prises dans l’armée romaine et dans les contingents des alliés. Il envoya à Gérasa Lucius Annius avec un escadron de cavalerie et de nombreux fantassins. Celui-ci, ayant pris d’assaut la ville, tua mille jeunes gens, qui n’eurent pas le temps de fuir, réduisit en captivité leurs familles et autorisa les soldats à piller les biens des habitants, puis il incendia les maisons et marcha contre les bourgs voisins. Les citoyens robustes fuyaient, les faibles périssaient, et tout ce qui restait devenait la proie des flammes. Alors, comme la guerre s’étendait sur la montagne et la plaine entières, les habitants de Jérusalem n’en purent plus sortir; car si les zélateurs tenaient en étroite surveillance ceux qui voulaient déserter, l’armée, répandue de toutes parts autour de la ville, s’opposait à la sortie de ceux qui n’étaient pas encore favorables aux Romains.
2. Vespasien venait de rentrer à Césarée et se préparait à marcher contre Jérusalem avec toutes ses forces, quand il apprit que Néron avait été mis à mort, après un règne de treize ans, huit mois et huit jours. On sait comment ce prince se porta aux excès du pouvoir, après avoir confié la direction des affaires aux hommes les plus scélérats, à Nymphidius et à Tigellinus, indignes affranchis; comment tous ses gardes l’abandonnèrent, quand ses favoris ourdirent une conjuration: on sait sa fuite dans les faubourgs, avec quatre de ses affranchis restés fidèles, et son suicide; les châtiments infligés peu de temps après à ceux qui l’avaient renversé, la fin de la guerre des Gaules, les circonstances qui firent désigner comme empereur et ramenèrent Galba d’Espagne à Rome, l’accusation d’avarice lancée par les soldats contre ce prince, son assassinat perpétré par trahison au milieu même du forum romain et l’élévation d’Othon à l’empire, sa campagne contre les généraux de Vitellius, et sa perte; ensuite les troubles du principat de Vitellius, la bataille livrée autour du Capitole, le rôle d’Antonius Primus et de Mucianus, qui, ayant anéanti Vitellius et ses légions de Germanie, étouffèrent la guerre civile. J’ai écarté le récit détaillé de tous ces événements, parce qu’ils sont devenus fastidieux pour tous et que nombre de Grecs et de Romains ont écrit cette histoire; mais pour conserver l’enchaînement des faits et éviter le défaut d’une narration discontinue, je note sommairement chacun d’eux. Tout d’abord, Vespasien différa l’expédition contre Jérusalem, attendant avec impatience à qui passerait le pouvoir après Néron, ensuite il apprit que Galba était empereur, et, comme celui-ci ne lui avait encore adressé aucune instruction relative à la guerre, il n’entreprit rien, mais lui envoya son fils Titus pour le saluer et recevoir ses ordres au sujet des Juifs. Pour les mêmes raisons, le roi Agrippa s’embarqua en même temps que Titus, afin d’aller trouver Galba. On était en hiver, et tandis qu’ils naviguaient sur des vaisseaux de guerre le long de la cote d’Achaïe, Galba fut tué après un règne de sept mois et d’un nombre égal de jours. Othon, qui faisait valoir ses droits, prit le pouvoir. Agrippa n’en résolut pas moins de se rendre à Rome, sans se laisser effrayer par la révolution, au contraire, Titus, par une inspiration divine, passa de Grèce en Syrie et rejoignit en toute hâte son père à Césarée. Ces chefs, que l’état de l’Empire tenait en suspens, comme si une tempête le bouleversait, négligeaient la campagne contre les Juifs, et les craintes qu’ils concevaient pour leur patrie leur faisaient juger inopportun de poursuivre la guerre contre des étrangers.
3. Mais une autre guerre menaçait maintenant Jérusalem. Il y avait un certain Simon, fils de Cioras, natif de Gérasa. Cet adolescent, inférieur en ruse à Jean, qui dominait déjà dans la cité, le surpassait par la vigueur et l’audace; chassé pour cette raison même par le grand-prêtre Ananos de la toparchie de l’Acrabatène qu’il administrait, il s’était joint aux brigands qui occupaient Masada. Tout d’abord il leur fut suspect; ils lui permirent seulement de s’établir à l’étage inférieur de la forteresse, avec les femmes qu’il avait amenées, tandis qu’eux-mêmes occupaient l’étage supérieur. Ensuite, la ressemblance de son caractère avec le leur et la confiance qu’il leur inspirait le firent associer à leurs incursions de pillage; il sortit avec eux et ravagea en leur compagnie les environs de Masada. Toutefois, malgré ses exhortations, il ne pouvait les entraîner à de plus grandes entreprises, car les brigands, accoutumés à vivre dans la forteresse, n’osaient s’éloigner longtemps de leur tanière. Mais lui, qui aspirait à la tyrannie et rêvait de grands desseins, dès qu’il eut appris la mort d’Ananos, s’enfuit dans la montagne, annonçant par la voix du héraut que les esclaves seraient libres et que les hommes libres recevraient des récompenses. Ainsi il réunit autour de lui tous les malfaiteurs de la région.
4. Quand ses troupes devinrent nombreuses, il fit des courses parmi les bourgs de la montagne; puis, de nouveaux partisans affluant sans cesse, il s’enhardit jusqu’à descendre dans la plaine. Comme il devenait redoutable aux cités, de nombreux Juifs de qualité furent séduits, pour leur malheur, par sa puissance et par la facilité de ses succès. Bientôt ce ne fut plus seulement une armée d’esclaves et de brigands, mais on y vit un nombre assez considérable de citoyens qui lui obéissaient comme à un roi. Dès lors, il fit des incursions dans la toparchie de l’Acrabatène et jusqu’aux confins de la Grande Idumée. Dans un bourg nommé Nain, il éleva une muraille et en fit une forteresse pour sa sûreté; dans le vallon de Phérété, il élargit de nombreuses cavernes et en trouva d’autres toutes préparées, qu’il transforma en dépôts de ses trésors, en magasins pour son butin. Il y accumula aussi les récoltes enlevées et y logea la plus grande partie de ses soldats. Son but était clair: c’était contre Jérusalem qu’il exerçait sa troupe et multipliait ses préparatifs.
5. Alors les zélateurs, qui craignaient ses desseins secrets et qui voulaient prévenir cette puissance croissante opposée à la leur, sortirent en grand nombre, les armes à la main. Simon marche à leur rencontre, en fait un grand carnage et chasse vers la ville ceux qui restent. Mais comme il n’avait pas encore une entière confiance dans ses forces, il recula devant un assaut et entreprit d’abord de soumettre l’Idumée. Avec vingt mille fantassins, il envahit les frontières de ce pays. Mais les gouverneurs de l’Idumée rassemblent en toute hâte les hommes les plus propres à porter les armes, au nombre d’environ vingt-cinq mille, laissèrent la masse de leurs concitoyens défendre leurs biens contre les incursions possibles des sicaires de Masada et attendirent Simon sur la frontière. Le combat s’engagea et dura toute la journée ; on ne put savoir qui était vainqueur ou vaincu. Simon se retira à Naïn, tandis que les Iduméens rejoignaient leurs foyers. Mais peu de temps après, Simon revint avec des troupes plus nombreuses et envahit leur territoire; il campa dans un bourg du nom de Thécoué et envoya auprès de la garnison d’Hérodion, qui était dans le voisinage, un de ses compagnons, Eléazar, pour persuader aux défenseurs de livrer leurs remparts. Les sentinelles le reçurent avec empressement, ignorant la raison pour laquelle il venait; mais quand il eut parlé de reddition, les soldats, tirant leurs épées, le poursuivirent, et Eléazar, n’ayant pas d’endroit où fuir, se jeta du haut de la muraille dans le vallon qu’elle dominait. Il mourut sur le coup, et les Iduméens, qui appréhendaient la force de Simon, jugèrent opportun de faire reconnaître l’armée ennemie avant de se mesurer avec elle.
6. Jacob, un des chefs, s’offrit volontiers pour remplir cette mission, avec le dessein de trahir. Il partit donc du bourg d’Alouros, où se concentrait alors l’armée des Iduméens, et fut trouver Simon. D’abord, il s’engage à lui livrer sa patrie, moyennant la promesse, confirmée par serments, qu’il continuerait toujours à jouir d’honneurs; il promit lui-même que son concours assurerait la sujétion de toute l’Idumée. Reçu par Simon avec bienveillance et exalté par de brillantes promesses, il commença, quand il fut retourné parmi les siens, par exagérer mensongèrement l’effectif de l’armée de Simon; ensuite, accueillant auprès de lui les officiers et, par petits groupes, tous les soldats, il leur persuadait de recevoir Simon et de lui livrer sans combat le commandement. En même temps qu’il exécutait ces desseins, il faisait appeler Simon par des messagers et lui promettait de disperser les troupes des Iduméens, en quoi il tint parole. Car, comme l’armée ennemie approchait, il sauta le premier sur un cheval et s’enfuit avec ceux qu’il avait gagnés. L’effroi s’empare de toute la multitude; avant d’engager le combat, tous se débandent et se retirent chacun dans ses foyers.
7. Simon entra donc en Idumée sans avoir versé de sang, contre son attente; il commença par attaquer à l’improviste la petite ville de Hébron, où il fit un butin considérable et pilla d’abondantes récoltes. Suivant les récits des habitants du pays, Hébron n’est pas seulement la plus ancienne des villes de cette province, mais elle surpasse en antiquité la cité égyptienne de Memphis; on lui attribue deux mille trois cents ans de date. On raconte aussi qu’elle fut le séjour d’Abraham, l’ancêtre des Juifs, après sa migration de Mésopotamie; c’est de là que ses fils partirent pour descendre en Égypte. On montre encore dans cette petite ville leurs tombeaux, d’un très beau marbre et d’un travail délicat, A six stades de Hébron on voit aussi un térébinthe gigantesque, et l’on prétend que cet arbre subsiste à cette place depuis la fondation de la ville. Simon partit de là pour parcourir toute l’Idumée; non content de ravager les bourgades et les villes, il dévastait encore la campagne. Outre son infanterie régulière, quarante mille hommes le suivaient, en sorte que cette multitude ne trouvait pas de vivres en quantité suffisante. Ces besoins étaient aggravés par sa cruauté, sa fureur contre la nation, et cela explique comment l’Idumée fut dévastée de fond en comble. De même que toute une forêt peut être dépouillée par un passage de sauterelles, le pays que l’armée de Simon laissait derrière elle n’était plus qu’un désert. Les soldats brûlaient, détruisaient; toutes les productions du sol étaient anéanties, soit foulées aux pieds, soit consommées comme nourriture. La marche de ces hommes rendait la terre cultivée plus dure que la lande stérile. En un mot, aucun vestige de ce qui avait été n’était épargné par les ravageurs.
8. Ces événements excitèrent l’ardeur des zélateurs, qui appréhendèrent, à la vérité, d’engager contre lui, Simon, une lutte ouverte, mais tendirent une embuscade dans les défilés et saisirent la femme de Simon avec un grand nombre de ses serviteurs. Joyeux comme s’ils avaient fait prisonnier Simon lui-même, ils retournèrent à la ville, espérant que celui-ci ne tarderait pas à déposer les armes et à les supplier de lui rendre sa femme. Mais, au lieu de la pitié, ce fut la rage que cet enlèvement lui inspira; il s’approcha des murs de Jérusalem et, comme une bête blessée qui ne s’est pas vengée sur l’auteur de sa blessure, il tourna son ressentiment contre tous ceux qu’il rencontrait. Quiconque s’avançait hors des portes pour cueillir des légumes ou ramasser du bois mort, hommes désarmés ou vieillards, il les prenait, les torturait et les massacrait; dans l’excès de sa fureur, peu s’en fallut qu’il ne goûtât à la chair de ses victimes. Il y en eut beaucoup dont il coupa les mains et qu’il renvoya ainsi, pour effrayer ses ennemis et pour soulever le peuple contre ceux qui étaient responsables de ses maux. Il ordonnait à ses victimes de dire que Simon jurait par Dieu, témoin de toutes choses, de pratiquer une brèche dans la muraille, si on ne lui rendait aussitôt sa femme; il ferait subir un pareil traitement à tous les habitants de la ville, sans épargner aucun âge et sans distinguer entre les innocents et les coupables. Sous ces menaces, le peuple et même les zélateurs, frappés de terreur, lui renvoyèrent sa femme; alors seulement il s’adoucit un peu, et interrompit le cours de ses massacres.
9. Ce n’est pas seulement en Judée que régnaient la sédition et la guerre civile, mais encore en Italie. Galba avait été massacré au milieu même du forum romain, et Othon désigné pour l’empire, était en guerre avec Vitellius, qui prétendait à la même dignité et qu’avaient élu les légions de Germanie. Dans le combat qu’il livra à Bédriaque en Gaule, contre Valens et Caecina, généraux de Vitellius, Othon fut vainqueur le premier jour, mais le second jour, l’armée de Vitellius remporta la victoire; après un affreux carnage, Othon se tua de sa propre main à Brixellum, où il apprit la défaite; il avait occupé le pouvoir pendant trois mois et deux jours. Son armée passa aux généraux de Vitellius, qui descendit lui-même vers Rome avec toutes ses forces. En ce temps-là, Vespasien quitta Césarée, le cinq du mois de Oaisios, et marcha contre les régions de la Judée encore insoumises. Gagnant les collines, il occupa les deux toparchies de la Gophnitide et de l’Acrabétène, ensuite il prit les bourgades de Bethela et d’Ephraim où il laissa des garnisons. Puis il chevaucha avec sa cavalerie vers Jérusalem; en route, il tua beaucoup de monde et fit un grand nombre de prisonniers, De son côté, Céréalis, un de ses généraux, avec une partie des cavaliers et des fantassins, ravageait l’Idumée supérieure, il prit d’assaut et incendia Caphétra, qui prétendait mériter le nom de ville; arrivé devant une autre bourgade, appelée Charabis, il en fit le siège. Mais les murailles étaient fortes, et Céréalis s’attendait à y perdre du temps, lorsque les défenseurs ouvrirent soudain les portes et vinrent en suppliants se livrer à lui. Céréalis, après leur soumission, marcha vers Hébron, autre ville très ancienne, située comme je l’ai dit. dans la région montagneuse à une faible distance de Jérusalem. I1 y entre de vive force, met à mort toute la jeunesse et incendie la ville. Le pays entier était déjà soumis à l’exception d’Hérodion, de Masada et de Machaeron, dont les brigands s’étaient emparés: les Romains se proposèrent alors Jérusalem pour seul objectif.
10. Dès que Simon eut recouvré sa femme des mains des zélateurs, il se retourna encore contre les restes de l’Idumée: ses courses incessantes sur ce territoire obligèrent la foule des habitants à chercher refuge à Jérusalem. Il les suivit lui-même jusqu’à cette ville et, cernant de nouveau les remparts, se mit à tuer tous les travailleurs qui s’aventuraient dans la campagne et tombaient entre ses mains. Hors des murs, Simon était pour le peuple un plus terrible fléau que les Romains; à l’intérieur, les zélateurs étaient plus cruels que les Romains et que Simon. Parmi ceux-ci, la troupe des Galiléens se distinguait par la faculté d’innover dans le crime et par l’audace car c’étaient eux qui avaient élevé Jean au pouvoir, et lui, pour les payer à son tour de l’autorité qu’il avait acquise, permettait à chacun d’agir à sa guise. Insatiables de pillage, ils perquisitionnaient dans les maisons des riches; le meurtre des hommes, le viol des femmes étaient leurs jeux; en même temps qu’ils s’abreuvaient de sang, ils dévoraient en débauches le produit de leurs vols. On les voyait outrager impunément la nature, et pour cela arranger leurs cheveux avec art, revêtir des vêtements féminins, s’inonder de parfums, se farder les yeux pour rehausser leur teint. Non seulement ils empruntaient la parure, mais ils imitaient même le sexe des femmes, imaginant, dans leur lubricité, toutes sortes de voluptés défendues: ils se vautraient dans la ville comme dans un lieu de prostitution et la souillaient tout entière de leurs impuretés. Sous l’aspect et l’accoutrement de femmes, ils avaient des mains meurtrières; leur démarche était molle, mais, s’élançant tout à coup, ils se transformaient en combattants, et tirant leur glaive de dessous leurs fins manteaux de couleur, ils transperçaient celui qu’ils rencontraient. Ceux qui fuyaient Jean tombaient sur Simon, plus meurtrier encore, et si l’on échappait au tyran qui régnait à l’intérieur des murs, on était égorgé par celui qui commandait devant les portes. Mais il était impossible, vu que toute voie de sortie était coupée, de passer du côté des Romains.
11. Cependant l’armée conspirait contre Jean. Tous les Iduméens qui s’y trouvaient firent sécession et se soulevèrent contre le tyran, tant par jalousie de sa puissance que par haine de sa cruauté. Ils en vinrent aux mains, tuèrent beaucoup de zélateurs et repoussèrent le reste dans le palais qu’avait construit Grapté, parente d’Iza, roi des Adiabéniens. Les Iduméens se ruent à l’assaut de cet édifice, en chassent les zélateurs qu’ils refoulent dans le Temple et se mettent à piller le trésor de Jean. Celui-ci habitait, en effet, ce palais et y avait déposé le butin de la tyrannie. Entre temps, la multitude des zélateurs, dispersée dans la ville, se réunit au Temple, auprès des fugitifs, et Jean se prépara à les lancer contre le peuple et les Iduméens. Ceux-ci, étant plus exercés à la guerre, craignaient moins une attaque de leurs adversaires qu’un accès de fureur: ils pouvaient se glisser la nuit hors du Temple et mettre le feu à la ville. Ils allèrent donc délibérer avec les grands-prêtres sur le moyen de s’opposer à pareille tentative. Mais Dieu tourna leurs décisions à leur propre ruine: le remède qu’ils imaginèrent pour leur salut fut pire que n’eût été leur perte. Pour renverser Jean, ils résolurent d’accueillir Simon et d’appeler parmi eux, à force de supplications, un second tyran. La décision fut suivie d’effet; ils envoyèrent à Simon le grand-prêtre Mathias, et prièrent d’entrer dans leurs murs celui qu’ils avaient tant redouté. Leur requête était appuyée par les émigrés de Jérusalem qui, fuyant les zélateurs, cédaient cependant au regret d’abandonner leurs maisons et leurs biens. Simon accepta avec hauteur la tyrannie et fit son entrée dans la ville comme s’il devait la débarrasser des zélateurs, salué par le peuple du nom de sauveur et de protecteur. Une fois, qu’il y eut pénétré avec ses troupes, il ne songea qu’à exercer sa puissance et considéra comme ses ennemis tant ceux qui l’avaient appelé que ceux contre qui on l’appelait.
12. C’est ainsi que Simon devint maître de Jérusalem, la troisième année de la guerre, au mois de Xanthikos. Jean et la foule des zélateurs se voyaient donc enfermés dans l’enceinte du Temple; ils avaient d’ailleurs perdu tout ce qu’ils possédaient dans la cité, car les partisans de Simon pillèrent aussitôt leurs biens. Alors ils désespérèrent de leur salut. Simon, avec le concours du peuple, donna l’assaut au Temple, mais les zélateurs, placés sur les portiques et près des créneaux, repoussaient les attaques. Les soldats de Simon tombèrent en grand nombre, et l’on emporta beaucoup de blessés; car les zélateurs, dans cette position forte et élevée, pouvaient lancer avec facilité des traits qui portaient. Ayant l’avantage du lieu, ils l’accrurent encore en construisant quatre très grandes tours pour lancer les projectiles de plus haut. Elles se dressaient, l’une à l’angle nord-est, la seconde au-dessus du Xyste, la troisième dans un autre angle, vis-à-vis la ville basse, la quatrième dominait le sommet des Pastophories, où, suivant la coutume, se tient un des prêtres, pour annoncer le soir, au son de la trompette, le commencement du sabbat et, le lendemain soir, par le même moyen, la fin de la fête, appelant ainsi le peuple à l’arrêt ou à la reprise du travail. Sur ces tours ils placèrent, de distance en distance, des catapultes et des onagres, des archers et des frondeurs, Simon se montra dès lors plus timide dans ses attaques, car la plupart de ses hommes faiblissaient; pourtant l’avantage du nombre lui permit de se maintenir, bien que les projectiles des machines, portant à une grande distance, tuassent un grand nombre de ses soldats.
FLAVIUS JOSÈPHE Guerre des juifs. LIVRE 5
Depuis l’avance de Titus contre Jérusalem jusqu’aux premiers ravages de la famine.
I. Les factions à Jérusalem ; l’avance de Titus.
1-2. Ancienne et nouvelle faction à Jérusalem. – 3. Rôle de Simon fils de Gioras. – 4-5. Menace de famine et misère du peuple. – 6. Avance de Titus
1. Cependant Titus, après avoir traversé, comme nous l’avons dit, le désert qui s’étend de l’Égypte à la Syrie, parvint à Césarée où il avait décidé de rassembler d’abord ses forces. Or, tandis qu’il affermissait à Alexandrie, de concert avec son père, l’empire que Dieu venait de leur assigner, l’insurrection de Jérusalem, reprenant des forces, se trouva divisé en trois factions ; l’un des partis se tourna contre lui-même. On petit dire que ce fut un bien dans le mal et que ce fut justice. Car cette usurpation des zélateurs sur le peuple, qui amena la ruine de la ville, nous en avons montré avec exactitude l’origine, et l’extrémité des maux qu’elle causa. On ne se trompera donc pas en disant que ce fut une sédition née d’une sédition, comme lorsque une bête féroce, prise de rage, commence, faute d’une proie étrangère, par se jeter sur ses propres chairs
2. Eléazar, fils de Simon, après avoir tout d’abord séparé du peuple et entraîné dans le Temple les zélateurs – feignant, il est vrai, un sentiment d’irritation contre les forfaits quotidiens de Jean, qui n’interrompait point ses meurtres, alors qu’en réalité il ne pouvait supporter d’être soumis à un tyran plus jeune que lui -. Eléazar fut poussé à la sécession par l’ambition du pouvoir et le désir de dominer tout lui-même. Il entraîna Judas fils de Chélica[1], Simon fils d’Esron, tous deux notables, et avec eux Ezéchias, fils de Chobaris, qui n’était pas sans réputation. Chacun d’eux était accompagné d’un assez grand nombre de zélateurs; ils se rendirent maîtres de l’enceinte intérieure du Temple et posèrent leurs armes au-dessus des portes sacrées sur les métopes du Saint des Saints. Pourvus de copieuses ressources, ils prenaient confiance car les offrandes sacrées s’offraient à eux en abondance, surtout pour des gens aux yeux desquels il n’y avait rien d’impie; mais leur petit nombre leur inspirait des craintes, ils restaient donc le plus souvent inactifs là où ils étaient. Quant à Jean, s’il avait la supériorité des effectifs, il occupait une position désavantageuse, les ennemis qu’il avait devant lui, garnissaient la hauteur, ses attaques n’étaient pas sans danger, alors que sa rage lui interdisait l’inaction. Il subissait plus de pertes qu’il n’en infligeait à Eléazar et à sa troupe, et cependant il ne renonçait pas à son dessein. Il y avait donc des combats continuels, sans cesse on lançait des traits, partout le sanctuaire était souillé de carnage.
3. Cependant Simon fils de Gioras, que le peuple, dans une situation désespérée, avait appelé à lui et accepté pour tyran, parce qu’il comptait sur son appui, tenait la ville haute et une grande partie de la ville basse; il commençait à attaquer avec plus de violence le parti de Jean, qui était lui-même assailli d’en haut car, dans les assauts, il était sous la main de ses adversaires, comme ceux-ci sous celle du parti qui occupait le sommet. Jean, pressé ainsi des deux côtés, subissait et infligeait des pertes avec une égale facilité, et de même qu’il était inférieur aux troupes d’Eléazar, ayant les siennes placées plus bas, la possession d’un terrain élevé lui donnait l’avantage sur Simon. Aussi repoussait-il d’un bras vigoureux les attaques venues d’en bas, tandis que ses machines contenaient l’effort de ceux qui, sur la crête, lançaient leurs javelots du haut du Temple; il avait, en effet, en assez grand nombre, des oxybèles, des catapultes et des onagres, dont les projectiles non seulement repoussaient les ennemis, mais tuaient beaucoup de gens occupés aux sacrifices. Les Juifs, bien qu’incités par la rage à tous les sacrilèges, n’en laissaient pas moins entrer ceux qui voulaient sacrifier – leurs concitoyens, avec défiance et en les observant, les étrangers, en les fouillant. Ceux-ci, même après avoir apaisé la cruauté des factieux pour obtenir l’entrée, devenaient souvent les victimes accidentelles de la sédition. En effet, les traits des machines, lancés avec toute leur force jusqu’à l’autel et au Temple, atteignaient les prêtres et ceux qui offraient des sacrifices. Beaucoup de ceux qui, venus des extrémités de la terre, s’empressaient autour de ce lieu sacré, si révéré de tous les hommes, tombaient eux-mêmes devant les victimes et arrosaient de leur sang l’autel vénéré de tous les Grecs et des Barbares. Les corps des habitants du pays et des étrangers, des prêtres et des laïcs gisaient confondus; le sang de ces divers cadavres formaient des mares dans les enceintes sacrées. Quel traitement aussi affreux, ô la plus infortunée des villes, as-tu subi de la part des Romains qui entrèrent pour purifier par le feu les souillures de la nation ? Car tu n’étais plus, et tu ne pouvais rester le séjour de Dieu, puisque tu étais devenue la sépulture des cadavres de tes citoyens et que tu avais fait du Temple le charnier d’une guerre civile. Mais tu pourras redevenir meilleure, si tu apaises jamais le Dieu qui t’a dévastée ! Cependant le devoir de l’historien doit réprimer sa douleur, car ce n’est pas le moment des lamentations personnelles, mais du récit des faits. J’expose donc la suite des événements de la sédition.
4. Tandis que les ennemis de la cité se divisaient ainsi en trois partis, celui d’Eléazar, gardant les prémices sacrées, dirigeait sa fureur ivre contre Jean; les compagnons de celui-ci pillaient les citoyens et étaient furieux contre Simon; ce dernier usait des subsistances de la ville contre les autres factieux. Quand il était attaqué des deux côtés, Jean se défendait sur l’un et l’autre front: il repoussait ceux qui montaient de la ville en les accablant de traits du haut des portiques, tandis qu’il maltraitait avec ses machines ceux qui lançaient leurs javelots du haut du Temple. Etait-il délivré des adversaires qui le pressaient d’en haut, quand la fatigue et l’ivresse mettaient fin à leur action – et le cas était fréquent – il s’élançait avec plus de sécurité, entraînant un plus grand nombre d’hommes contre les partisans de Simon. Chaque fois qu’il les chassait d’un quartier de la ville, il brûlait les maisons remplies de blé et d’approvisionnements divers. Dés qu’il se retirait, Simon l’attaquait à son tour et faisait de même: on eût dit que ces chefs détruisaient à dessein, dans l’intérêt des Romains, les ressources que la cité avait préparées en vue d’un siège et coupaient les nerfs de leur propre force. Ainsi tous les environs du Temple furent incendiés, et cette dévastation fit de la ville comme un champ de bataille pour la guerre civile. Presque tout le blé fut la proie des flammes; il eût suffit à un siège de plusieurs années. Ce fut donc la famine qui perdit les Juifs: il n’aurait pu en être ainsi s’ils n’avaient préparé eux-mêmes ce malheur
5. Tandis que les factieux et la populace à leur suite attaquaient de tous cotés la ville, les citoyens, entre ces partis, étaient déchirés comme un grand corps. Les vieillards et les femmes, poussés au désespoir, faisaient des vœux pour les Romains et attendaient avec impatience la guerre étrangère qui les délivrerait de leurs maux domestiques. Les honnêtes gens étaient frappés de terreur, assaillis par la crainte, car ils ne voyaient pas la possibilité de s’entendre pour changer le cours des affaires, ni aucune espérance de paix ou de fuite pour ceux qui la désiraient. Tous les passages, en effet, étaient gardés, et les chefs des brigands, d’ailleurs divisés, considérant comme des ennemis communs ceux qui songeaient à obtenir la paix des Romains ou qu’ils soupçonnaient de défection, les mettaient à mort. Ils n’étaient d’accord que pour égorger ceux des citoyens qui étaient dignes d’être sauvés. Jour et nuit les combattants poussaient des cris ininterrompus; plus affreux encore étaient les gémissements que l’effroi arrachait à ceux qui pleuraient. Les malheurs apportaient de continuels motifs de plaintes, mais la crainte réprimait les lamentations, et les habitants, faisant taire leur douleur, étaient torturés par les sanglots qu’ils étouffaient. Les vivants n’obtenaient plus aucuns égards de leur proches, on ne se souciait plus de donner la sépulture aux morts. La cause de cette double apathie était le désespoir de chacun ceux qui n’appartenaient pas aux factions avaient perdu tout ressort, dans la pensée qu’ils allaient mourir bientôt d’une manière ou de l’autre. Cependant les factieux entassaient les cadavres et les foulaient aux pieds, et ces corps écrasés, répandant une odeur infecte, avivaient leur fureur. Ils inventaient sans cesse quelque nouveau moyen de destruction, et, comme ils réalisaient sans pitié tout ce qu’ils concevaient, ils recouraient à toutes les formes de l’outrage et de la cruauté. Jean alla jusqu’à employer, pour la construction de machines de guerre, du bois réservé au culte. Car comme le peuple et les grands-prêtres avaient décidé naguère d’étayer le Temple pour l’exhausser de vingt coudées, le roi Agrippa fit transporter du Liban, à grands frais et au prix de grands efforts, le bois nécessaire: ces poutres méritaient d’être vues pour leur rectitude et leur volume. La guerre interrompit ce travail, Jean fit équarrir ces poutres et les employa à élever des tours, ayant observé que leur longueur était suffisante pour atteindre ses adversaires au sommet du Temple. Il transféra et établit ces tours derrière l’enceinte, en face de la galerie de l’Occident; c’était le seul endroit convenable, car des degrés interceptaient à distance l’accès des autres côtés.
6. Jean avait espéré que ces machines, construites au prix de l’impiété, lui donneraient l’avantage sur ses ennemis, mais Dieu rendit ses efforts inutiles en amenant les Romains avant qu’il eût placé des soldats sur les tours. En effet, dès que Titus eut rassemblé auprès de lui une partie de ses troupes et mandé au reste de l’armée de les rejoindre à Jérusalem, il sortit de Césarée. C’étaient les trois légions qui avaient auparavant ravagé la Judée sous les ordres de son père, et la douzième qui, jadis, sous Cestius, avait essuyé un échec, réputée d’ailleurs par sa bravoure, le souvenir des maux qu’elle avait endurés la faisait marcher avec plus d’ardeur à la vengeance. Deux de ces légions, la cinquième et la dixième, reçurent l’ordre, l’une de le rejoindre par Emmaüs, l’autre de monter par Jéricho, quant à lui, il partit avec le reste des légions, auxquelles s’unirent les contingents renforcés des rois alliés et un grand nombre d’auxiliaires de Syrie. On avait complété l’effectif des quatre légions, où Vespasien avait pris les soldats envoyés avec Mucianus en Italie, au moyen d’un nombre égal de recrues dont Titus s’était fait suivre. Il avait sous ses ordres deux mille soldats d’élite de l’armée d’Alexandrie et trois mille des garnisons de l’Euphrate. Le plus estimé de ses amis pour sa loyauté et son intelligence, Tibère Alexandre, accompagnait Titus. D’abord administrateur de l’Egypte pour Vespasien et son fils, il commandait maintenant leurs armées, jugé digne de cet honneur pour la manière dont il avait, le premier et dès le début, accueilli la dynastie nouvelle et s’était joint avec une magnifique fidélité à la fortune encore incertaine du prince; il était de bon conseil dans les affaires de la guerre et supérieur par l’âge et l’expérience.
[…]III. Jean pénètre dans le Temple
1. Tandis que la guerre étrangère se calmait un peu, les factions ranimaient la guerre civile. Aux approches du jour des azymes, le quatorze du mois de Xanthicos, à cette date où les Juifs passent pour avoir commencé à secouer le joug des Égyptiens, les partisans d’Eléazar ouvrirent en partie les portes du Temple et y reçurent ceux des citoyens qui voulaient y entrer pour adorer Dieu. Jean, profitant de la fête pour dissimuler sa ruse, munit d’armes, qu’il leur fit cacher, ses compagnons les moins connus, non purifiés pour la plupart, et se hâta de les envoyer au Temple pour s’en emparer par surprise. A peine dans l’enceinte, ils se débarrassèrent de leurs vêtements et parurent soudain complètement armés. Aussitôt s’éleva dans le Temple un grand trouble, un grand tumulte: les gens du peuple, sans lien avec la sédition, crurent que l’attaque était dirigée contre tous indistinctement, tandis que les zélateurs se croyaient seuls menacés. Ceux-ci, abandonnant désormais la garde des postes, s’élancèrent du haut des créneaux avant qu’on en vînt aux mains et cherchèrent un refuge dans les souterrains du Temple. Quant aux citoyens, tremblant près de l’autel et se pressant confusément dans l’enceinte, ils étaient foulés aux pieds, frappés sans relâche à coups de bâton et d’épée. Beaucoup de Juifs paisibles, victimes d’inimitiés et de haines privées, furent tués par leurs ennemis, comme s’ils étaient de la faction contraire; tous ceux qui avaient autrefois offensé quelqu’un des conjurés et qu’on reconnaissait à ce moment, se voyaient entraîner comme zélateurs au supplice. Mais tandis qu’on infligeait tant de cruels traitements aux innocents, on accorda une trêve aux coupables et on laissa partir ceux qui sortirent des souterrains. Maîtres de la partie intérieure du Temple et de tout l’appareil sacré, les conjurés commencèrent à s’enhardir contre Simon. Ainsi les factions, de trois qu’elles étaient auparavant, furent réduites à deux.
[…]VI. Travaux de siège des Romains
1. Dans la ville, la multitude avide de combats et séditieuse, groupée autour de Simon, était au nombre de dix mille hommes, sans compter les Iduméens; elle avait cinquante chefs, subordonnés à Simon qui exerçait le pouvoir. Les Iduméens, qui opéraient de concert avec lui, au nombre de cinq mille, avaient dix commandants, lesquels semblaient obéir à Jacob fils de Sosas et à Simon fils de Cathlas. Quant à Jean, qui s’était emparé du Temple, il avait six mille soldats d’infanterie régulière conduits par vingt officiers. Son armée s’était accrue des zélateurs, qui avaient renoncé à leurs discordes, au nombre de deux mille quatre cents, sous les ordres de leur ancien chef Eléazar et de Simon, fils d’Arinos. Tandis que les factions étaient aux prises, comme nous l’avons rapporté, le peuple était le prix de l’un et de l’autre; ceux qui ne s’associaient pas à leurs violences étaient pillés par les deux. Simon occupait la ville haute, le grand mur jusqu’au Cédron et une partie de l’ancien rempart, depuis la piscine de Siloé, où il s’infléchissait vers l’orient, jusqu’au palais de Monobaze vers lequel il descendait; ce Monobaze fut un roi des Adiabéniens qui vivent au delà de l’Euphrate. Il tenait encore la source et certains points d’Acra, la ville basse jusqu’au palais d’Hélène, mère de Monobaze. De son côté Jean occupait le Temple et les lieux environnants sur un espace assez considérable, Ophlan et la vallée du Cédron. Les deux adversaires avaient brûlé tout l’espace intermédiaire comme pour donner libre cours à la guerre qu’ils se livraient. Car même le campement de l’armée romaine sous les remparts n’apaisa pas la querelle; si la première attaque ramena un instant les Juifs à la raison, ils furent bientôt repris de leur folie et, redevenus ennemis, se remirent à combattre entre eux, répondant par leur conduite aux vœux des assiégeants. Assurément, les Romains ne leur firent pas subir de maux plus cruels que ceux qu’ils s’infligèrent à eux-mêmes, après eux, la ville n’éprouva pas de nouvelles souffrances, si, avant de tomber, elle subit des malheurs plus affreux, ceux qui s’en emparèrent lui rendirent par là quelque service. Oui, je le déclare, la sédition prit la ville et les Romains prirent la sédition, beaucoup plus forte que les murs. C’est avec raison qu’on attribuera à la population elle-même ce que les événements offrirent de calamiteux, aux Romains ce qu’il y eut en eux d’équitable. A chacun de juger d’après les faits.
[…]XIII. Simon tue Mathias; Jean pille le Temple; affreuse famine
1. Ce qui est sûr, c’est que Simon ne fit pas mourir Matthias, auquel il avait dû la possession de la ville, sans lui infliger des tourments. Ce Matthias était fils de Boethos, d’une famille de grands-prêtres: il était de ceux en qui le peuple avait le plus de confiance et qu’il estimait le plus. Lorsque la multitude fut maltraitée par les zélateurs auxquels Jean s’était déjà joint. Matthias avait persuadé au peuple d’introduire dans la ville Simon pour la protéger; il n’exigea de celui-ci aucune convention, ne s’attendant à rien de mal de sa part. Mais quand Simon fut entré et devenu le maître de la ville, il vit en Matthias un ennemi comme les autres et attribua le conseil qu’il avait donné en sa faveur à la simplicité de son esprit. Il le fit alors arrêter, accuser de sympathie pour les Romains, condamner à mort, avec trois de ses fils, sans lui laisser le droit de se défendre. Le quatrième fils, qui devança les poursuites, s’enfuit auprès de Titus. Comme Matthias suppliait qu’on le fit mourir avant ses enfants et sollicitait cette faveur pour prix de ce qu’il lui avait ouvert les portes de la ville, Simon ordonna de le tuer le dernier. Matthias fut donc égorgé après avoir vu massacrer ses fils; on l’avait conduit en vue des Romains, suivant les instructions que Simon donna à Ananos, fils de Bagadata, le plus féroce de ses gardes; il disait en plaisantant que peut-être Matthias recevrait ainsi des secours de ceux auprès desquels il avait le dessein de se rendre. Il défendit en outre d’ensevelir les cadavres. Après ces citoyens, on mit à mort le grand-prêtre Ananias, fils de Masbal, un des notables, Aristée, scribe du Conseil, natif d’Emmaüs, et en même temps quinze autres citoyens de distinction. On enferma et l’on garda en observation le père de Josèphe. Une proclamation défendit toute conversation, tout rassemblement, par peur de trahison; ceux qui se lamentaient ensemble étaient mis à mort sans procès.
2. A la vue de ces exécutions, un certain Judas, fils de Judas, qui était un des lieutenants de Simon et avait été chargé par lui de garder une tour, cédant peut-être à un sentiment de pitié pour ces hommes si cruellement massacrés, mais pensant surtout à sa propre sûreté, réunit les plus fidèles de ses subordonnés, au nombre de dix: « Jusqu’à quand, dit-il, lutterons-nous contre ces maux ? Quelle espérance de salut nous reste, si nous sommes fidèles à un scélérat ? N’avons-nous pas déjà contre nous la faim ? Les Romains ne sont-ils pas, ou peu s’en faut, dans nos murs ? Simon est déjà infidèle même à ses bienfaiteurs, n’avons-nous pas à craindre d’être maltraités par lui, alors que la foi des Romains est chose sûre ? Eh bien, en livrant le rempart, nous nous sauverons, nous et la ville. Simon ne souffrira pas trop durement si, désespérant de lui-même, il porte un peu plus tôt la peine qui lui est due ». Ces dix hommes furent gagnés par le discours de Judas, qui, à l’aurore, envoya le reste de ses compagnons de divers côtés, pour ne rien laisser découvrir de ses desseins; lui-même, à la troisième heure, du haut de sa tour, appela les Romains. Quelques-uns de ceux-ci répondaient par le dédain, d’autres par la méfiance, et presque tous restaient inactifs, persuadés qu’ils allaient, dans peu de temps, prendre sans danger la ville. Sur ces entrefaites, comme Titus s’avançait vers la muraille avec de l’infanterie, Simon, prévenu à temps, le devance, se saisît rapidement de la tour, arrête et tue les hommes, sous les yeux des Romains et, après les avoir mutilés, jette les cadavres au pied de la muraille.
Source : texte numérisé et mis en page par François-Dominique FOURNIER – trad. en français sous la dir. de Théodore Reinach,…. trad. de René Harmand,… ; révisée et annotée par S. Reinach et J. Weill E. Leroux, 1900-1932. Publications de la Société des études juives) – Flavius Josèphe, table des matières (areopage.net)
Sur l’exagération d’un massacre, petite citation de Voltaire:
« Vespasien et Titus firent ce siège mémorable, qui finit par la destruction de la ville. Josèphe l’exagérateur prétend que dans cette courte guerre il y eut plus d’un million de Juifs massacrés. Il ne faut pas s’étonner qu’un auteur qui met quinze mille hommes dans chaque village tue un million d’hommes. Ce qui resta fut exposé dans les marchés publics, et chaque Juif fut vendu à peu près au même prix que l’animal immonde dont ils n’osent manger. »
https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Voltaire_-_%C5%92uvres_compl%C3%A8tes_Garnier_tome19.djvu/528
à propos, Flavius Josèphe nous explique que les généraux romains étaient au courant qu’il y avait une guerre civile en cours dans l’enceinte de Jérusalem et que c’est pour cela qu’ils ont retardé l’attaque, attendant patiemment qu’ils achèvent de s’entretuer.
Mais qui le leur avait dit?
Ce ne serait pas Flavius Josèphe, justement, en passant dans leur camp?
L’enjeu est le suivant: on peut parier qu’il y a en ce moment un ou une Flavius Josèphe qui sommeille à Jérusalem, le problème, c’es que les traîtres ont tendance à se mettre avec les plus forts, et, pour l’instant, ce n’est pas l’Iran & Cie, ce qui fait que les traîtres sont plutôt à Téhéran ou à Beyrouth.
Vous nous dites que Flavius Joseph écrivait en mauvais grec. J’entends bien, mais êtes vous helléniste vous-même pour apprécier son niveau en grec ancien?
Et par rapport à quel grec de référence peut-on juger ici? Le grec classique, celui de Demosthènes et Isocrate? À l’époque de Flavius Joseph, nous n’étions plus à l époque classique, mais hellénistique. Le grec qu’on parlait et écrivait était toujours du grec ancien, mais un grec ancien moins littéraire, moins complexe, un grec devenu universel et la langue de haute culture de toutes les élites d’alors, orientales et même romaines (Marc-Aurèle a écrit ses pensées en grec) à l’issue des conquêtes d’Alexandre. C’est dans ce grec hellénistique que la plupart des écrivains hellénophones de l’Antiquité ont écrit, à commencer par le Nouveau Testament. La langue d’origine du Nouveau Testament n’a pas été écrit en latin, mais en grec ancien.
Bien lire à ce sujet « L’ histoire de la langue grecque » du plus grand linguiste et comparatiste français du XXe siècle Antoine Meillet.
C’est une affaire de spécialistes auxquels on peut faire confiance puisqu’ils ont l’air d’accord, si on suit le lien donné dans l’article vers la traduction, on trouve les éléments suivants qui paraissent convaincants:
« Une traduction complète de Josèphe est une œuvre difficile et de longue haleine. L’auteur, qui apprit le grec tard et assez imparfaitement, écrit d’un style pénible ; sa phrase, longue et lourde, chargée d’incises, de redites, d’ornements vulgaires, souvent peu claire et mal construite, n’est pas toujours aisée à comprendre et est toujours malaisée à rendre. Que de fois un traducteur consciencieux doit sacrifier l’élégance à la fidélité ! »
Voir aussi ici, le diagnostic est similaire:
Pour une étude du multilinguisme de Flavius Josèphe
https://books.openedition.org/pur/129615?lang=fr
« Au demeurant, il ne s’exprime pas facilement dans cette langue, dont il n’a qu’une connaissance livresque, et explique dans ses œuvres qu’il a dû peiner pour en apprendre le maniement, notamment pour respecter les règles stylistiques qui permettent d’éviter les hiatus »
« Bien entendu, le style de Josèphe est également marqué par la syntaxe sémitique : il manie difficilement la subordination, à laquelle il préfère la juxtaposition (καὶ… καὶ… : « et… et… » ; μὲν… δὲ… : « d’une part…, d’autre part… »), voire l’asyndète : ainsi les propositions participiales – si abondantes dans la phrase grecque, où les participes sont sémantiquement prioritaires sur les verbes conjugués – sont très souvent asyndétiques. Il fait aussi une impasse générale sur les pronoms de rappel, préfère les génitifs qualitatifs aux adjectifs et exprime la durée au datif (au lieu de l’accusatif temporel grec) »
« Caractériser avec précision le plurilinguisme de Josèphe est cependant une tâche malaisée, car la part des latinismes et des sémitismes dans son style est difficile à évaluer dans la mesure où il faut encore ajouter un paramètre concernant l’état de la langue : le texte dont nous disposons a été corrigé en « bon grec » pendant mille ans par les copistes qui l’ont transmis »
C’est vachement trop long à lire mais j’en déduis que les Juifs ont été choisis par YVH pour en chier .
Avec un peu de violon aux sanglots longs comme musique de fond ..